Dans la dernière émission de son vivant consacrée à BHL, et saluée par Manuel Valls, Benoît aura réussi un tour de force et d’équilibrisme aussi difficile que dangereux (pour le système nerveux et l’estime de soi) : ne jamais parler ni de la judaïté, que BHL revendique pourtant comme consubstantielle de ses combats et de son intellect, ni du lobby sioniste, dont BHL semble être le flamboyant représentant. Ne parlons même pas de l’éradication du danger communiste ou du nationalisme français à la télévision avec sa bande des « nouveaux philosophes du Mossad », et encore moins des alignements miraculeusement coïncidents sur les politiques américaine et israélienne. Il reste la chemise.

 

« Figure appréciée des Français, Benoît Duquesne était un journaliste rigoureux et exigeant qui incarnait depuis de nombreuses années la liberté d’information. »

Ah bon. Puisque c’est le Président qui le dit (c’est l’homme le mieux informé de France), c’est que ça doit être vrai. Sans faire offense à sa famille, on avait plutôt l’impression que Benoît était le relais de la pensée dominante, ce qui explique cet hommage… un peu dérangeant pour un journaliste indépendant (pléonasme). L’honneur de la profession étant de déplaire un minimum aux puissants. On se souvient de la fête spontanée que Benoît et ses potes avaient organisée après l’éviction du 13 Heures de France 2 de Christophe Hondelatte, qu’est-ce qu’ils s’étaient mis dans le cornet ! Ce sale populiste d’Hondelatte sur le carreau, s’étant fait haïr par l’armée mexicaine des journalistes de la chaîne, sonnait enfin l’heure de Benoît, même si la presse affirme qu’il accepta de remplacer son prédécesseur « au pied levé ». Lot of laughing. Malheureusement, l’expérience duquesnienne ne durera que six mois, son charisme ne suffisant pas à grignoter des PDM (parts de marché) sur le concurrent Pernaut, cet autre populiste dérangeant. Toutes ces intrigues pour présenter un JT somnifère, surtout en milieu de journée… Heureusement qu’il restait Complément d’enquête. Et puis, terminer sur une déstabilisation courageuse de BHL, quel symbole.

 

 

Toute la presse et le monde politique UMPS salue un « grand journaliste », pur et intransigeant, même si le Canard enchaîné avait balancé sa petite vacherie, en août 2013, sur le « ménage » effectué par Benoît en juin pour la Fédération française du bâtiment. Rien de bien méchant, une pige tournant autour de 10-15 000 euros pour co-présenter avec Virginie Guilhaume, animatrice et fillede à France Télévisions (son papa a été élu en 1989 président d’Antenne 2 et FR3 par le CSA contre l’avocat Georges Kiejman), les « 24 heures du bâtiment ». Parfois, le grand journalisme loué par notre Président a besoin de redescendre un peu sur terre.

Un qui ne touche pas terre, c’est bien BHL, au-dessus des présidents : il ne s’agit pas d’une hypothèse douteuse, ni de complotisme estudiantin, mais de la granitique constatation que cet homme a les moyens de faire bouger les quatre derniers élus du peuple : Mitterrand avec Sarajevo, Chirac avec l’Afghanistan (grâce à l’amilliardaire François Pinault, auquel Chirac ne refusait rien), Sarkozy avec la Libye, et Hollande avec la Syrie, malgré un engagement français contrarié par le lâchage d’Obama. Les explications fournies par les hommes de pouvoir que sont Guéant, Védrine et Kouchner ne convaincront personne. Il y a un jumping dans leurs raisonnements qui sonne faux.

 

Photo piquée au vol d’un conseil des ministres avec Sarko, KouchKouch, Glux et BHL

 

Claude Guéant :

« Bernard-Henri Lévy est quelqu’un qui a beaucoup d’influence sur l’opinion, qui sans doute est un catalyseur aussi des sentiments de l’opinion… Il est tout à fait clair qu’un responsable politique, fût-ce le Président de la République, tient compte de tout ce qui se passe dans le domaine médiatique. Et BHL a réussi à se faire une place dans le registre médiatique qui est une place d’influence. »

Hubert Védrine :

« Donc quelqu’un qui a de l’influence sur les gens qui vont réfléchir et voter, c’est quelqu’un qu’il faut prendre en considération. Et un certain degré d’influence et de force il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi. »

Bernard Kouchner :

« Il a une puissance d’attraction qui fait que même les présidents de la république aiment, peut-être même souhaitent, travailler aux cotés de Bernard-Henri Lévy ou Bernard-Henri Lévy à leurs cotés un moment donné dans une crise particulière, c’est un grand talent qu’il a d’être persuasif au sommet des États. »

Ce qui est curieux, c’est qu’il est le seul à être persuasif, et depuis plus de 30 ans.

Adieu questions dérangeantes sur le lobby sioniste. Le reportage frôle le danger mais n’y plonge jamais, un peu comme BHL dans ses déplacements. Au lieu de ça, on a droit à une critique de la tenue vestimentaire de l’homme « d’influence » (c’est plus acceptable que « du lobby », qui propulse tout de suite dans les années 30), à une révélation éculée de sa femme officielle Arielle Dombasle sur ses drogues, ce que Justine Lévy avait déjà balancé dans son premier livre, consacré à la « Terminator » Carla Bruni, qui lui avait piqué son mec, le petit Enthoven qui nous fait rigoler avec sa philo de pacotille sur France 5. BHL gobe des amphètes ? D’autres picolent…

 

 

Pourtant, pendant le débat qui suit la projection (nous y reviendrons), on voit un Duquesne mal à l’aise : son phrasé est haut perché, sa respiration mal ajustée, le ton pas serein… Comme s’il y avait deux voix en lui : l’une qui lui murmure des questions interdites sur la puissance politique réelle de son vis-à-vis, l’autre qui lui demande de la boucler. C’est la première fois que ce baron de France Télévisions ose bousculer légèrement un des Élus, et quel Élu, et il doit le faire, car son émission de faux journalisme d’investigation est attaquée comme paillasson des puissants. Complètement d’enquête… Compliment d’enquête… peu importe les jeux de mots, a toujours été le relais de la pensée dominante. Il faut corriger cela, voyez-vous. Benoît est mort le 4 juillet, soit le lendemain de la première diffusion de son émission faussement anti-BHL, mais il faut croire que pour lui, ça l’était déjà assez. Le rapprochement est facile, mais une vie de soumission, avec les dégâts organiques que cela suppose, qui s’arrête le lendemain d’une légère audace, les croyants y verront un signe du Destin. Nous, une ironie du sort. Quant aux cachottiers qui ne supportaient pas les sautes d’humeur du présentateur, bravo pour les avoir transformées en éclats de sincérité post-mortem.

« Derrière le hurleur, il y avait indubitablement un homme bien. Car Benoît était aux antipodes de la certitude. Il doutait, parfois jusqu’à l’excès. Était-ce la bonne voie à prendre dans la recherche des infos ? Ou fallait-il s’engager sur un autre chemin dans la démonstration journalistique ? »

C’est l’Épitaphe d’Hervé Brusini, responsable du site francetvinfo.fr et salué en 2005 pour son travail sur le 11 Septembre, « 6000 morts, autopsie d’un crime ».

Olivier Schrameck, président du CSA, lui, exprime « sa profonde tristesse » et salue cette « figure du journalisme d’investigation, remarquable connaisseur de la vie publique ». Olivier, c’est l’ancien dircab de Jospin qui nous prépare une loi de contrôle de l’Internet. Quand ce valet technocratique parle de « journalisme d’investigation », il faut comprendre « qui s’arrête à la ligne rouge », rouge comme les fauteuils qui ont fait la renommée de Benoît. Et qui sont désormais orphelins.

Duquesne envoie :

« Vous avez, comment dire, un côté un peu irritant pour certains. »

Tandis que la voix off de son journaliste Yvan Martinet n’y va pas de main morte :

« Ce philosophe plus près des plateaux que de Platon… »

N’attaquez pas trop fort, les gars, pensez à vos boulots, à vos familles ! Heureusement, il y a les amis de BHL, tous riches ou influents. Pas vraiment Paulo du Balto ou Mohamed d’Aubervilliers.

François Pinault :

« Un homme généreux, un homme d’instinct très très fidèle en amitié, il est là quand il faut. »

Pierre Bergé :

« Il irrite parce qu’il a du succès, il irrite parce qu’il est plus intelligent que les autres, voilà, c’est tout. Ne décortiquons pas cette histoire, les gens ne vous pardonnent jamais le succès, et encore moins d‘être plus intelligent. Et j’en sais quelque chose. »

 

Bernard Pivot :

« On ne pourra pas raconter l’histoire de la philosophie au XXe siècle et au début du XXIe sans se référer à BHL. »

Le même Pivot qui revient ensuite sur le premier Apostrophes de BHL :

« Alors effectivement il est beau, il est brillant, et il est rebelle. »

On savait que Pivot sucrait les fraises, mais à ce point… Allo, y a-t-il un producteur de fraises dans la salle ?

Après un petit détour par la place Maïdan, le journaliste Martinet (qui avait rencontré servilement Maître Jakubowicz lors d’un mémorable Complément d’enquête du 19 décembre 2013 à Dieudonné consacré), n’y pouvant plus :

« C’est quoi votre influence exacte ?

– L’influence je n’en sais rien mais je viens de recevoir un message de François Hollande, à l’instant… qui est prêt à recevoir la semaine prochaine à Paris, Timochenko, Klitschko et une délégation d’intellectuels. J’ai reçu donc, par SMS, son, son accord.

– Est-ce qu’on peut parler d’une diplomatie de l’ombre ?

– De l’ombre ? Ah non aujourd’hui c’est une diplomatie de la pleine lumière !

– Est-ce qu’on peut parler d’une éminence grise ?

– Non plus, pas gris, je ne suis pas très gris !

– Est-ce que vous avez l’oreille des présidents successifs, sans peine ?

– Je ne sais pas si j’ai l’oreille.

– Je vous pose la question c’est le cas visiblement.

– J’ai surtout une parole, j’ai pas une oreille j’ai une parole. Et une grande gueule, et je l’ouvre. C’est ça l’histoire, n’allez pas chercher plus loin. »

 

La voix off :

« BHL, icône cathodique, détient ainsi le pouvoir médiatique, assez pour peser quand bon lui semble sur les choix de nos chefs d’État. »

Bernard Kouchner revient sur l’année 1993 :

« Bernard est allé le voir, et il a convaincu le Président de ce que je n’avais pas réussi à le convaincre, c’est-à-dire de faire participer la France plus activement à la libération des habitants de Sarajevo qui subissaient un siège depuis très très longtemps. »

Hubert Védrine confirme :

« François Mitterrand est conquis par cette idée… »

La voix off :

« Les humanitaires vont pouvoir revenir à Sarajevo, mais BHL attendait mieux. Lui espérait du Président qu’il engage la France dans une attaque militaire contre les Serbes… »

Védrine, rassurant :

« Ça montre la limite d’une influence de ce type. »

Malgré ces dithyrambes, les fouineurs de Complément d’enquête vont dénicher deux terribles adversaires de BHL.

Le philosophe et journaliste du Canard enchaîné Frédéric Pagès :

« On aurait du mal à citer un seul concept original de Bernard-Henri Lévy, un seul ça suffit pour laisser un nom dans l’histoire de la philosophie. »

L’entarteur Noël Godin :

« C’est une nuisance, vraiment vraiment. BHL incarne le pouvoir dans toute son horreur, le nombrilisme arrogant, plein plein plein plein de gens en ont marre de lui il les crispe parce qu’il est partout, qu’il la ramène. Il est dépourvu tragiquement d’humour, totalement, donc c’est la tête à tartes par excellence. »

 

C’est tout pour la critique. Un bourgeois gentilhomme et un rigolo. Yvan Martinet (quelque chose nous dit que cette star de l’audace va prendre du galon dans l’émission) aurait pu venir nous voir à Égalité & Réconciliation, on aurait eu des trucs un peu plus… pointus à lui dire. Au lieu de cela, on doit manger du Pierre Bergé :

« Bernard-Henri Lévy, comme d’autres, comme moi, ne cachons pas cela, oui nous n’aimons pas le pouvoir c’est pas ce qu’on veut, mais nous aimons avoir une influence, ça c’est net. »

Le Libyen Mansour Saif al-Nasr raconte son BHL :

« Le CNT à l’époque cherchait des soutiens, et voilà ce monsieur qui vient, et qui dit au CNT je suis là pour vous aider. Il a dit qu’il a une amitié avec le Président Sarkozy, et qu’il peut convaincre le Président Sarkozy à soutenir la révolution libyenne. »

La voix off :

« En jet privé, le philosophe ramène donc à l’Élysée les membres du CNT. »

150 000 € de la poche de BHL. Ouf, toute cette mascarade n’aura pas coûté un centime au contribuable… sauf que les bombardements sur la Libye qui vont suivre, reviendront en tout à 320 millions d’euros, selon Longuet. Mais le bonheur de BHL n’a pas de prix. Et en plus, 400 chefs d’entreprises, dont les stars du CAC40, se réunissent au Medef le 6 septembre 2011 après les « frappes » pour discuter « reconstruction ». Un marché de 200 milliards de dollars. Mais ça, c’est pas dans le doc.

Dernier intervenant de la galaxie BHL, le minuscule comique Alain Minc :

« C’est fou, si vous voulez, et cet engrenage aboutit au fait que Sarko arrache l’accord d’Obama, réunit la Coalition et frappe Benghazi. Là vous pouvez vous dire un grain de sable peut peser sur l’Histoire. »

 

Après la fiction qui finit bien (les méchants sont frappés), place au débat, au cœur de Saint-Germain-des-prés.

Duquesne :

« Comment expliquez-vous que vous êtes aussi clivant, que les gens, ben, vous détestent quelquefois à ce point ? »

  BHL :

«  Clivant, probablement parce que je prends des positions qui sont elles-mêmes clivantes. Moi je ne suis pas dans le consensus. »

Duquesne, bravant encore une fois tout danger :

« Sur cette tenue, sur cette chemise… Dernière question, vous êtes un homme d’influence, vous avez, quand on voit où vous êtes, un pouvoir assez incroyable on l’a vu avec les personnalités que vous êtes capable de réunir autour de vous pour un anniversaire… Vous représentez un pouvoir, c’est peut-être aussi pour ça que vous déclenchez ces peurs, non ? »

BHL :

« Eh ben tant mieux, tant mieux si je représente un pouvoir, si j’ai un peu de pouvoir, si je pense que ce pouvoir j’en fais bon usage, tant mieux, voilà… Je ne rougis de rien, je ne regrette rien. »

Duquesne :

« Le pouvoir vous voulez le titiller pour qu’il se réveille mais vous voulez pas y participer complètement ? »

BHL :

« Je suis incapable d’être ministre, je serais un très mauvais ministre. »

La fin du match approche, on est dans les minutes de temps additionnel, Duquesne va peut-être enfin parler de la puissance du lobby sioniste :

« Dernière chose, le philosophe, il est où dans tout ça ? Il a été planté par l’homme d’action ? Engagé ? »

Mince, loupé. L’occasion ne se représentera plus. Qui sait, une question franche aurait peut-être changé le destin des deux hommes.

Duquesne prend congé des téléspectateurs, sans le savoir, définitivement :

« J’espère que cette émission vous aura permis de mieux cerner qui est Bernard-Henri Lévy et ce que sont ses engagements et la sincérité de ceux-là… »

Ben non. Encore un coup d’épée dans l’eau.