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Carl Schmitt et le nazisme

Partie 1 – Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

Carl Schmitt est un juriste allemand, né en 1888 et mort en 1985. Il nous a laissé une œuvre monumentale, non pas tant par la quantité (tout de même plus d’une quarantaine d’ouvrages), que par la qualité : il a été le témoin intellectuel de la genèse de notre époque, le moment qui voit tout un monde s’effondrer, d’une guerre mondiale l’autre, sans que l’on ait débouché véritablement sur quelque chose depuis. Mondialisme, État et partis politiques, démocratie, terrorisme, droit de la guerre, en particulier politique anglo-saxonne et américaine, bref : sur la plupart des questions qui font notre actualité politique nationale comme internationale, Schmitt a laissé des analyses que seul quelqu’un de sa compétence, placé à l’endroit et au moment qu’il fallait, pouvait nous donner.

Mais sans doute qu’une œuvre aussi utile dans l’immédiat, aussi critique, et donc aussi dangeureuse, ne doit pas être lue. Il faut tout faire pour en interdire l’accès. Aussi a-t-on beaucoup dit, en France surtout, que Schmitt était un nazi. Et on l’a dit de manière grossière et outrageante. Il suffit pour s’en convaincre de lire Bernard Edelman, ou Charles Yves Zarka [1]. On va jusqu’à présenter sa doctrine comme un pur et simple appel à l’extermination des juifs. Cela suffit à faire régner la terreur sur le petit monde unviversitaire et écrivant, qui ne peut plus travailler de manière sérieuse. La seule question qu’il est permis de poser s’énonce en ces termes : comment un juriste de ce niveau a-t-il pu adhérer au génocide de tout un peuple ?

Une telle présentation ne correspond en rien aux doctrines de Carl Schmitt, elle en est même aux antipodes, lui dont la préoccupation majeure est de maintenir l’ordre international garant, précisément, de la guerre dans les formes, ou de chercher à reconstruire un nouvel ordre qui sorte de la logique des guerres d’extermination dans laquelle les Américains et leurs alliés sont entrés depuis Hiroshima. En outre, la vérité du nazisme de Schmitt doit être nuancée, et c’est à la dépeindre avec quelque précision que les lignes qui suivent voudraient contribuer. C’est une tâche urgente, compte tenu de l’actualité toujours plus vive de cette pensée, que les mensonges ont pour résultat de tenir à l’écart.

 

 

Rôles de l’Armée et de l’Université en Allemagne

 

Précisons d’abord deux points méconnus du grand public cultivé français, particulièrement aujourd’hui, ceci expliquant d’ailleurs pour une bonne part la réception caricaturale dont Schmitt a fait l’objet en France, mais dont la prise en compte est indispensable à une parfaite compréhension de la situation historique. Tout d’abord, il faut savoir que dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, l’appareil dirigeant est constitué de l’Armée, dont les écoles de cadets remplissent depuis longtemps le rôle, mutatis mutandis, de l’ENA en France. Hindenbourg, Ludendorff, Schleicher, tous en sont issus. Le corps des officiers prussiens est le coeur de l’État. Et le grand état-major de la première guerre est la cellule dirigeante de ce corps, qui survit dans la Reiswehr. Notons au passage que Schmitt a servi, durant la Grande Guerre, au grand état-major, et Adolf Hitler lui-même, au sortir de la guerre, n’était qu’un agent au service de cet organisme.

Ensuite et surtout, Schmitt était professeur de droit public. Depuis 1928 il occupait la chaire précédemment occupée par Hugo Preuss à la Handelschochschule de Berlin. Cela signifie que Schmitt remplissait la fonction qu’il fallait pour voir son destin lié quoi qu’il en soit à celui du nazisme. Nulle part les juristes ne sont, pas plus que les autres, des êtres désincarnés. Mais en Allemagne il y a plus. Y être professeur de droit signifie tout autre chose qu’en France. Ici les juristes sont à l’écart de la vie politique comme de la vie judiciaire. Leur engagement est exceptionnel et signifie rupture avec l’univers académique. Les politiciens, pour ne pas dire les militants, de tous bords, y sont d’ailleurs extrêmement rares, et l’on n’en verra pas beaucoup articuler une pensée théorique qui soit en accord avec leurs actions. Il suffit d’ouvrir un ouvrage de droit, ou de fréquenter ne serait-ce que quelques minutes un amphithéâtre, pour être frappé de la déconnexion que la Faculté de droit entretien avec le monde réel. En France, les juristes universitaires observent donc en général une neutralité et une réserve remarquables, commentant tout au plus avec dédain la manière dont les affaires du monde sont si mal menées. Et lorsqu’ils servent l’Administration, pour rédiger des rapports ou des projets, c’est de manière technique et neutre. Rien de tel Outre-Rhin, où les professeurs de droit ont un rôle en matière judiciaire comme en matière de gouvernement local ou national. Professeur installé au premier rang de l’Université, aux publications nombreuses et reconnues, Carl Schmitt occupait donc la charge du kronjurist appelé à jouer un rôle sous le nazisme. Puisque nazisme il y eut.

 

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Berlin, 1932

 

La doctrine de Schmitt en 1932

 

Il faut partir d’un fait généralement occulté. C’est que si Schmitt a en effet été mêlé, et même de plus près qu’on ne le croit, aux événements politiques qui ont provoqué l’arrivée au pouvoir de Hitler, ce n’était pas en tant que nazi, mais tout au contraire, en tant que virulent antinazi. Catholique réactionnaire, Schmitt a déjà, en 1932, une œuvre qui témoigne pour lui de son hostilité au parlementarisme, au libéralisme et même à la démocratie. Mais c’est précisément ce conservatisme classique qui en fait tout hormis un national-socialiste. En 1932, âgé de 44 ans, conseiller du gouvernement de Von Papen, Schmitt est connu pour être l’un des opposants les plus radicaux à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il n’est pas simplement hostile à une alliance avec Hitler, mais c’est un extrémiste, favorable à l’emploi de la force, fût-ce à l’encontre de l’esprit, si ce n’est de la lettre, de la Constitution de Weimar, pour interdire cet accès au pouvoir. C’est en 32 qu’il publie Légalité et légitimité [2]. Il s’agit rien moins que d’un appel à peine voilé à ce coup de force, qu’il appelle de ses vœux et qui frapperait à droite et à gauche, nazisme et communisme. Mais que l’on ne s’y méprenne pas. Ce qu’analyse et décrit Schmitt, ce sont les conséquences néfastes et dangereuses de la démocratie libérale, qui a ruiné la légitimité traditionnelle. Il y a deux aspects notables.

1° D’un côté l’État est devenu un appareil neutre, monstre froid, rationnel et efficace : seule compte la loi, qui vaut toutes les légitimités. Cela donne un pouvoir sans limite à celui qui est en mesure d’élaborer et surtout d’interpréter et d’exécuter la loi. Alors que les lois se font toujours plus nombreuses, toujours plus éphémères, que leur obscurité s’épaissit, tout en acquérant une omnipotence qu’elles n’avaient jamais eues, ceux qui détiennent le pouvoir disposent d’un instrument devenu très dangereux. La loi permet à celui qui en dispose de ruiner ou d’ôter des vies impunément. À mesure que la légalité devient plus dangereuse pour l’opposant, pour le dissident, pour l’ami d’hier, le conflit pour l’accès au pouvoir se fait plus vif.

2° Et d’un autre côté, c’est précisément cette même disparition de la légitimité traditionnelle au profit de l’instauration de la loi comme instrument neutre et égalitaire qui a ouvert à tous l’accès au pouvoir. Le parlementarisme et la liberté politique favorisent même les ambitions les plus crasses et donne aux plus vils, aux plus riches et aux moins scrupuleux la possibilité d’exercer un jour le pouvoir. Cette neutralité de la légalité n’interdit d’ailleurs pas non plus le coup de force. Autrement dit, dans le temps même où l’État est devenu une arme plus dangereuse, il est aussi devenu plus accessible, son caractère dangereux s’amplifiant encore dans la mesure de l’élargissement de son accessibilité aux êtres les moins recommandables.

 

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L’année 1932

 

On insiste déjà trop peu sur un premier évènement qui est une comme une première application des idées de Schmitt en faveur d’une dictature militaire. Cette même année 32, le 13 juillet, les nazis font 37,3 % aux élections. Le 20 juillet, Von Papen tente un coup d’État en Prusse au moyen de l’article 48 de la Constitution, en se faisant nommer commissaire du Reich pour le Land de Prusse dirigé par le social-démocrate Severing, qu’il contraint à la démission. Il s’agit d’une des préconisations typiques de Schmitt, qui est d’ailleurs parmi les avocats de la République de Weimar (et donc de Papen) lors du procès qui s’ensuit (octobre 1932) avec le gouvernement de Prusse et les sociaux démocrates, devant la Cour suprême de Leipzig.

Mais l’évènement qui précède immédiatement l’arrivée au pouvoir de Hitler est quant à lui généralement occulté. Le 6 novembre 1932, les nazis font 33,1 %. Le 17 novembre Papen présente sa démission. Dès fin novembre 32, des négociations secrètes commencent entre Papen et Hitler. Mais elles échouent, car le 2 décembre c’est finalement Schleicher, qui représente l’aile conservatrice de la Reichsweir, hostile à Hitler, et à laquelle Schmitt a toujours été favorable, qui est nommé chancelier. Néanmoins, dans l’entourage de Hindenbourg, les tractations avec Hitler continuent secrètement avec des hommes politiques du Zentrum (centristes catholiques), von Papen et Schacht. Le 4 janvier 33, Papen rencontre secrètement Hitler. Entre le 17 et le 29 janvier 33, des accords sont passés avec Hitler, qui impliquent Papen et le Zentrum, et qui passent par un complot contre le chancelier Schleicher.

Il est une preuve que Schmitt représentait alors un obstacle à l’accès au pouvoir de Hitler [3]. C’est une manigance de ce petit milieu qui a consisté à l’évincer, pour affaiblir Schleicher. Le 26 janvier 33, le chef du Zentrum, le prélat Kaas, adresse une lettre à Schleicher pour le menacer de lui retirer l’appui de ses voix s’il ne renvoie pas immédiatement Schmitt. Et Schmitt est renvoyé. Ce qui n’empêche pas le Zentrum de voter le 28 contre Schleicher. Et le même jour, devant le refus de Hindenbourg de lui accorder les pleins pouvoirs qu’il demande, Schleicher démissionne. Le 30 janvier 1933 Hitler est nommé chancelier, mais Papen est vice-chancelier et seuls deux nazis entrent au gouvernement : Frick, à l’Intérieur, et Göring. Kaas, pour sa part, ira poursuivre sa carrière ecclésiastique à Rome.

 

Damien Viguier
Avocat, docteur en droit

Notes

[1] Bernard EDELMAN, « Une politique de la mort », dans Le Monde des Livres, Le Monde daté du vendredi 28 novembre 1988 ; le passage du cours de Liberté publique de Gilles Lebreton en était la copie. Et Yves Charles ZARKA, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris PUF, 2005 (voir aussi la conférence du 23 octobre 2009 à l’Institut français de Tel-Aviv : « Carl Schmitt, la critique de la démocratie libérale et l’antisionisme aujourd’hui »).

[2] Traduction française : Légalité légitimité, Paris, LGDJ, 1936 ; repris dans Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1980.

[3] Je tiens cette information de Julien Freund, qui la tenait directement de Carl Schmitt.

Lire la deuxième partie :

 

Voir aussi, sur E&R :

 
 

Livres de Damien Viguier (28)







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16 Commentaires

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  • #1211724
    Le 20 juin 2015 à 21:56 par Juninho64
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Lire "les responsables de la seconde guerre mondiale" de Rassinier.

     

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  • #1211837
    Le 21 juin 2015 à 07:44 par tonio ferdine
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Le furer a été financé...par les gens qu’il souhaitais combattre ! moralité, quand on a pas une santé de cheval, on ne fréquente pas les hypochromes !

     

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    • #1214712
      Le Juin 2015 à 13:39 par borussia1871
      Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

      L’alliance sioniste/national-socialiste a été rompue à partir de 1934. Le NSDAP n’a pas été financé que par des banquiers anglo-américains ou compagnie petro-industrielle étrangère. Une grande partie provenait également d’entreprises allemandes dont MAN, Adidas, Boss, Siemens, Messerschmitt, Krupp, Thyssen, Blohm+Voss, Agfa, Bayer, BASF, et encore bien d’autres. Ce qui est vrai pour les années 20’ ne l’est pas pour les 30’. Les circonstances changent.

       
  • #1211870
    Le 21 juin 2015 à 09:46 par Jean
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Toujours très intéressant de vous lire Maître Viguier, que ce soit ici ou dans Rivarol. Bonne continuation à vous.

     

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  • #1211902
    Le 21 juin 2015 à 11:00 par yabiss
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    A compléter par le numéro spécial sur Schmitt de la revue Elements de A.De Benoist

     

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  • #1212086
    Le 21 juin 2015 à 17:32 par Paul82
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    ...] qui survit dans la Reiswehr.

    Reichswehr - il manque un h

     

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  • #1212246
    Le 21 juin 2015 à 21:19 par Jérémy M.
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Et encore une faute : il a obtenu sa chair à la Handelshochschule.

     

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    • #1212928
      Le Juin 2015 à 22:23 par whitefrog
      Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

      Jérémy M., notez qu’il n’est pas ici question de matière organique sous-cutanée ou d’une boucherie-charcuterie berlinoise ... la "Handelschochschule" est un établissement académique ... l’auteur parle d’une "chaire" professorale et le mot y est correctement orthographié ...

       
    • #1227074
      Le Juillet 2015 à 13:58 par Andrée
      Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

      Non @whitefrog, c’est bien Handelshochschule (décomposé comme suit : Handels/hoch/schule) qui veut dire tout simplement "haute école de commerce".

       
  • #1212953
    Le 22 juin 2015 à 22:57 par Remi_Pierre
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Merci Maitre Viguier.

     

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  • #1215424
    Le 26 juin 2015 à 12:13 par Agricola
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    La Notion de Politique, un très grand petit livre ! A n’en pas douter.
    "L’ennemi est la figure de notre propre question."

     

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  • #1216887
    Le 28 juin 2015 à 12:29 par cavalierbleu
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Carl Schmitt était en partie inspiré par Donoso Cortès que j’ai découvert récemment. Ses thèses sont "détonnantes". Il fait le procès de la démocratie et pour certains peuples ou périodes de l’histoire considère le fascisme comme la seule solution, le moindre mal, ou quelque chose d’inéluctable. Mieux vaut une dictature que la fin d’un état. Le pire pour un pays étant l’anarchie... Ce qui est vrai... Evidemment. Lui était royaliste et surtout catholique. Il considère que l’occident ; la société européenne a commencé à sombrer quand elle a "largué", quand elle s’est coupé de ses racines chrétiennes. Une civilisation ne peut se construire, évoluer et se maintenir sans transcendance, bien commun, communion, communauté soudée. Il explique cela dans "Théologie" de l’histoire" ; un très beau titre. J’ai découvert ce personnage, homme politique, tribun et conseiller de la reine Isabelle d’Espagne (pas la catholique ; c’est un homme du dix-neuvième) à une conférence à l’institut St Pie X rue du cherche Midi ; université de la Fraternité Saint Pie X où les conférences du mardi sont passionnantes ; guerres de Vendée, histoire de France etc...

     

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  • #1217482
    Le 29 juin 2015 à 08:25 par compris
    Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Enfin, un site qui a le courage de parler des Allemands pendant les périodes clés 1880 - 1933.

     

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