Egalité et Réconciliation
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De la common decency au « respect »

L’un des traits essentiels de la défaite des prolétaires depuis vingt ou trente ans, et dont le cours persiste malgré des exceptions qui ne font pas la règle, a été de disloquer des solidarités élémentaires, qui étaient autant une condition qu’un effet des luttes. Il n’y a aucun mouvement social, revendicatif ou communiste, sans ce que G.Orwell appelait la common decency : traiter son camarade de travail ou son voisin de palier, non en concurrent ou en étranger, mais comme un semblable. Non seulement il va de soi de ne pas casser sa boîte à lettres, mais de l’aider et de pouvoir compter sur son aide, d’entre-agir avec lui. Un exemple modeste serait la capacité de Noires américaines pauvres, élevant souvent leurs enfants sans soutien des pères, à organiser dans l’immeuble une cuisine et un travail ménager collectifs. Ce minimum ne fera pas une révolution ; sans ce minimum, aucune révolution ne sera possible. Il ne naît pas par génération spontanée, mais par une vie commune et donc des valeurs communes sur un lieu commun : le quartier populaire et/ou ouvrier.

Quelles qu’aient été les différences ou les oppositions entre l’ajusteur, le patron de la petite boulangerie, l’employé de bureau et l’instituteur, ils habitaient un lieu où la majorité vivait (directement ou non) de l’industrie, y compris dans de très petites entreprises, avec un travail relativement proche du domicile. Cet espace était aussi un temps, avec ses fêtes, ses luttes aussi, qui produisaient une appartenance. L’identification à un nous contre un eux entraînait des règles. « On ne franchit pas un piquet de grève », disait-on aux Etats-Unis. L’un des personnages du film Looks and Smiles interdit à son fils de s’engager dans l’armée briseuse de grève. Il y a des choses qui doivent être faites, d’autres qui ne se font pas, et la démarcation n’a pas à être justifiée, parce qu’elle relève de l’évidence. Au-delà des intérêts, c’est la dignité et l’existence même de la communauté qui sont en jeu. Cette solidarité ne va pas sans conflits internes, ni violence verbale et physique. La haine du jaune excluait, parfois pour dix ou vingt ans, celui qui avait enfreint la discipline collective. La common decency était un produit naturel d’un groupe ayant pour seule force le travail et le nombre, le travail coalisé. Ouvrir une brèche, c’était mettre l’ensemble de la communauté en position de faiblesse face à un patron dont l’histoire prouvait qu’il ne manquait jamais d’en profiter. Dans ses pires aspects, la solidarité immédiate se faisait le rempart du conformisme, y compris familial et sexuel, contre le minoritaire, voire le déviant. En période de crise sociale, de moyen de résistance, elle devient instrument de remise en cause, en apportant ce qu’elle est : une solidarité vécue. Vers 1980, la common decency de la classe ouvrière polonaise n’a produit que Solidarnosc. La grève des mineurs anglais (1984-85) a sans doute été son chant du cygne en Europe.

Depuis une vingtaine d’années, quelle que soit la proportion actuelle d’ouvriers, ainsi que de salariés effectuant un travail de type ouvrier, sans parler des employés dont l’activité est rationalisée sur le mode du travail ouvrier, la mort symbolique de la classe ouvrière a mis en crise une common decency qui ne se crée pas elle-même, et n’existe que par et pour une vie collective qui la produit et l’entretient. Or, les solidarités nouvelles sont loin de remplacer les anciennes.

La crise de 29 avait mis à mal la common decency sans la détruire. Les usines fermaient, mais il était entendu qu’elles rouvriraient, toute la question était de savoir comment. On compte peut-être autant de chômeurs aujourd’hui en Europe qu’en 1930, mais chacun sait qu’un grand nombre d’usines resteront fermées, ou ne rouvriront qu’en Europe de l’Est ou en Orient, et surtout qu’un certain type de travail disparaît. En 1929, des millions d’ouvriers étaient chômeurs. Maintenant, il y a des millions d’ex-ouvriers, de non-ouvriers. Auparavant, toute grande grève ou manifestation était soutenue par l’idée d’une possibilité d’un autre monde, et la common decency pouvait être mise en œuvre grâce à l’existence d’un tel espoir.

Avant que cet ailleurs possible entre en crise, le quartier populaire s’était brièvement perpétué sous la forme du « grand ensemble », appellation passée de mode quand ce qu’elle désignait a cessé de mettre ensemble. Vers 1960, et pour peu d’années, l’ouvrier, le petit cadre, l’employé et le fonctionnaire ont coexisté. Avec le temps, et avec la crise survenue au milieu des années soixante-dix, le grand ensemble est devenu par défaut l’habitat des plus pauvres. Sa déchéance se mesure au fait qu’il a perdu son nom pour se voir baptisé « cité », à la manière des anciennes cités ouvrières qu’il était censé dépasser (les ouvriers eux-mêmes étant censés fondre comme catégorie spécifique et s’intégrer à une immense classe salariée). Le progrès et son vocabulaire reculaient d’une case.

Partout, meurt la ville telle qu’elle a existé pendant des siècles, où une suite continue de rues alignait les commerces au bas des immeubles, offrant des itinéraires que l’on pouvait parcourir à pied. Désormais, la ville est faite de blocs séparés, dont le centre commercial excentré n’est au centre que de lui-même, avec un travail de plus en plus lointain, auxquels on se rend en voiture. On dort, on travaille, on achète, on se distrait en des espaces distincts.

Cette séparation brise mieux les solidarités immédiates que l’urbanisme hausmannien ne facilitait la répression des émeutes. Par antiphrase, la common decency revit sous forme de l’exigence d’un respect mis en avant par certains jeunes, souvent synonyme d’un irrespect revendiqué, et qui a sa logique propre : celui qui n’est pas respecté ne respectera rien. « On vous traite comme nous sommes traités » : ce vous désignant aussi bien le bourgeois (inconnu en ces quartiers qu’il ne fréquente guère), le flic ou le prof (eux, visibles et identifiables) que les autres habitants de la cage d’escalier. Contre un prolétaire qui tient à ses chaînes parce qu’il n’a rien d’autre et qu’elles l’aident à vivre (sa voiture, par exemple), un prolétaire plus démuni encore se déchaîne. La contradiction éclate sans rien produire qu’elle-même.

Le fait rappelle l’attaque de manifestants lycéens parisiens, début 2005, par des groupes venus de banlieue pour les agresser et leur voler téléphones portables et vêtements dits de marque : la lutte de classes dégradée en dépouille de l’adolescent favorisé par l’adolescent défavorisé.

Source : http://troploin0.free.fr