Egalité et Réconciliation
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Opération "Occupation Durable"

Barack Obama l’avait promis durant sa campagne électorale : les troupes américaines allaient quitter l’Irak. Après sept ans de guerre et à l’occasion d’élections législatives dans le pays, les promesses semblent se concrétiser. Du moins si l’on en croit les déclarations officielles. Le journaliste Dahr Jamail, spécialiste de l’Irak, n’est cependant pas de cet avis. Il nous explique pourquoi le retrait des troupes n’est qu’un mythe.

Un langage clair, sans équivoque

La Stratégie de défense nationale pour 2008 dit ceci :

« Les intérêts américains incluent la protection de la nation et de nos alliés contre toute attaque ou coercition, la promotion de la sécurité internationale en vue de réduire les conflits et de favoriser la croissance économique, ainsi que la sécurité des peuples du monde et l’accès de ces derniers aux marchés et ressources planétaires. Afin de poursuivre ces intérêts, les États-Unis ont développé des capacités militaires, des alliances, des coalitions, participé et apporté leur soutien à la sécurité internationale et aux institutions économiques, recouru à la diplomatie et au ‘soft power’ [capacité de persuasion amicale, NdT] pour modeler le comportement des États considérés individuellement et le système international, voire à la force si nécessaire. Ces instruments contribuent à informer le cadre stratégique des plans américains pour l’avenir et ils nous aident dans la réalisation de nos objectifs. »

Elle dit également :

« (…) Nos forces seront suffisamment puissantes pour dissuader des adversaires potentiels de poursuivre la constitution d’une armée dans l’espoir de surpasser ou d’égaler la puissance des États-Unis. Pour y arriver, les États-Unis auront besoin de bases et de stations à l’intérieur et au-delà de l’Europe occidentale et de l’Asie du Nord-Est. »

À la lumière d’objectifs aussi manifestes, il est hautement improbable que le gouvernement américain tolère jamais un Irak réellement souverain, débarrassé des troupes américaines, soit au sein de ses propres frontières, soit le surveillant depuis l’extérieur.

Le Status of Forces Agreement (SOFA – Statut des conventions militaires) entre les gouvernements irakien et américain fait état d’une poursuite de la présence américaine au-delà du délai d’août 2010 pour le retrait de toutes les troupes de combat, et du délai de 2011 pour le retrait des troupes restantes. Selon toutes les variantes de SOFA utilisés par les États-Unis pour mandater légalement leur millier de bases – ou presque – à travers le monde, il faut dire que, techniquement, aucune base américaine dans quelque pays étranger que ce soit n’est « permanente ». Par conséquent, même si elles existent depuis des décennies, les bases américaines au Japon, en Corée du Sud et en Allemagne ne sont pas « permanentes ». Au sens technique du terme. La plupart des analystes sont d’accord pour dire que les États-Unis prévoient de maintenir au moins cinq bases « permanentes » en Irak.

L’écrivain, linguiste et analyste politique américain des plus appréciés, Noam Chomsky, a déclaré : « Les bases [à l’étranger] constituent l’Empire. Elles sont le point de projection du pouvoir et de l’expansion du pouvoir. » Chalmers Johnson, écrivain et professeur émérite de l’Université de Californie à San Diego, y allait du commentaire suivant : « En un sens symbolique, [les bases] constituent une façon de montrer que l’Amérique est là qui veille. »

Gordon Adams, depuis très longtemps analyste de l’Université George Washington en matière de défense, a déclaré à l’Associated Press que, dans le contexte élargi du renforcement de la présence américaine au Moyen-Orient, il était préférable d’avoir des bases en Irak que des porte-avions dans le golfe Persique. « Les porte-avions n’ont pas le punch. Les infrastructures terrestres présentent un énorme avantage. Au niveau de la stratégie, c’est d’un bon sens absolu d’avoir des bases en Irak. »

Selon le professeur Zoltan Grossman de l’Evergreen State College, qui a fait des recherches sur les bases militaires et fait partie depuis plusieurs années du réseau mondial contre les bases à l’étranger, les États-Unis n’ont pas l’intention de lâcher le contrôle de leurs bases en Irak. Le Pentagone, estime-t-il, dispose d’un tas de vieilles ficelles pour masquer leur présence militaire et leurs pressions par les armes.

Dans une interview accordée à Truthout, il faisait remarquer :

« Depuis la guerre du Golfe, les États-Unis ne se sont pas contentés de construire des bases pour mener leurs guerres, mais ils ont également mené des guerres afin de laisser des bases derrière eux. Cela a eu pour effet de créer une nouvelle sphère américaine d’influence enfoncée comme un coin dans la région stratégique située entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Le Pentagone n’a pas construit ce déploiement de bases permanentes pour simplement les mettre à la disposition des gouvernements qui sont ses clients. »

Et voici la prédiction de Grossman à propos de l’Irak :

« Il s’agit de chercher à obtenir un Accord de forces en visite – du genre négocié avec les Philippines – permettant aux forces américaines en ‘visite’ un accès sans restriction à leurs anciennes bases. De la même façon, des exercices militaires communs et permanents permettent d’assurer la présence continue des troupes américaines et d’intimider ainsi les Irakiens. Même après 2011, rien dans le Statut irakien des conventions militaires (SOFA) n’empêchera les bombardiers américains (stationnés au Koweït et ailleurs) d’attaquer des cibles irakiennes quand ils le voudront, exactement comme ils l’ont fait entre 1991 et 2003. Rien n’empêche des attaques par missiles ou à l’aide des Forces spéciales comme nous en voyons aujourd’hui au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Rien n’empêche la CIA ou ses sous-traitants de participer à des missions en Irak ou à des opérations de renseignement. »

Pour ajouter du crédit à ce qui précède, nous disposons de l’article 6 du SOFA entre les États-Unis et l’Irak, qui parle de « facilités convenues », alors que l’article 27 fait état de « mesures militaires (…) mutuellement convenues » pour après 2011 et que l’article 28 parle d’un scénario dans lequel l’Irak sera en mesure de « demander » que les États-Unis assurent la sécurité dans la Zone internationale (Zone verte).

Un discours plutôt sombre

Le chapitre 6 du « 2010 Quadrennial Defense Review Report » expliquait :

« En février 2009, le président Obama a esquissé la réduction du nombre d’effectifs en Irak à 50.000 hommes ainsi que le changement de mission qui interviendra le 31 août 2010. À ce moment, les troupes américaines auront achevé la transition du combat et de la contre-insurrection vers une mission plus limitée, orientée sur l’entraînement et l’aide aux Forces irakiennes de sécurité (2 milliards de dollars ont déjà été mis de côté à cet effet pour l’exercice fiscal 2011) ; sur la protection des militaires, du personnel civil et des installations US ainsi que celle des organisations internationales dans leurs efforts de mise en place de capacités. »

Le rapport explique en outre que les retraits de troupes américaines « se feront en conformité » au SOFA, mais que « le rythme du retrait prendra en considération les progrès certains mais toujours fragiles de l’Irak en matière de sécurité » et qu’il « assurera aux commandants américains suffisamment de flexibilité pour aider les Irakiens à affronter les défis qui apparaîtront alors ».

Le 15 mai 2006, le général John Abizaid qui, à l’époque, supervisait les opérations militaires américaines en Irak, déclara : « Les États-Unis pourraient vouloir garder une présence militaire à long terme en Irak afin de redonner confiance aux modérés face aux extrémistes dans la région et de protéger la production de pétrole. »

Le 12 mars 2010, lors d’une conférence de presse, le major-général [général deux étoiles, NdT] Tony Cucolo, commandant des troupes américaines dans le Nord de l’Irak, déclarait aux journalistes qu’il pourrait être nécessaire de continuer à impliquer des troupes de combat dans le mécanisme de sécurité maintenant la paix entre les forces nationales irakiennes et les forces régionales kurdes, et ce, au-delà de la date limite, en août. La Stratégie sécuritaire nationale pour les missions américaines à l’étranger propose de « lancer une nouvelle ère de croissance économique mondiale via les libres marchés, le libre échange et l’insistance sur l’ouverture des marchés, la stabilité financière et l’intégration plus profonde de l’économie mondiale ». Cela cadre parfaitement avec la politique préconisée par le Quadrennial Defense Review Report qui dit qu’il y a une capacité déclarée de l’armée américaine à mener des « guerres multiples qui se chevauchent » et à « faire en sorte que toutes les puissances importantes et émergentes soient intégrées au système international en tant qu’actrices constructives et actionnaires ».

Un langage aussi sombre et de tels points faibles dans les documents politiques ont été monnaie courante depuis l’invasion de l’Irak par les Américains voici sept ans. Cela n’a pas changé avec le SOFA. « La grande probabilité du plan américain visant à garder des troupes en Irak après le 31 décembre 2011 doit se mesurer dans le contexte de l’histoire des violations par les États-Unis du territoire souverain, de l’espace aérien, etc. d’autres pays », a expliqué à Truthout Phyllis Bennis, directrice du New Internationalism Project à l’Institut d’études politiques de Washington, DC. « Pour l’instant, cela apparaît peut-être le plus clairement au Pakistan, où les États-Unis ont très régulièrement attaqué les Taliban ou les partisans d’al-Qaïda à l’aide, à la fois, de forces aériennes et de troupes terrestres (ces dernières en nombre limité), malgré l’opposition déclarée du gouvernement pakistanais, nominalement allié aux États-Unis. »

« Les toutes premières discussions publiques sur la ‘reconversion en mission’ des troupes de combat modifiaient leur assignation officielle de combattants en missions d’‘entraînement’ ou d’‘assistance’, leur permettant ainsi de rester en Irak après la date butoir d’août 2010 qui prévoit le retrait du pays de toutes les troupes combattantes. Ces discussions fournissent le modèle de la façon dont se produira un tel tour de passe-passe verbal », déclare Bennis, avant d’ajouter : « Cela peut ou peut ne pas être lié à la future ‘nécessité’ pour les troupes américaines de rester afin de protéger les effectifs croissants de civils du gouvernement américains assignés en Irak au fur et à mesure que le nombre officiel de militaires diminuera. »

Bennis explique que le langage du SOFA repose sur la prétention que l’Irak est une nation souveraine et que le gouvernement irakien choisit librement un partenariat avec le gouvernement américain. Mais la réalité, estime Bennis, c’est que le SOFA a été négocié et signé au moment où l’Irak était (et est toujours aujourd’hui) un pays occupé et contrôlé par les États-Unis. À l’époque de la signature du SOFA, son gouvernement était dépendant des États-Unis sur le plan de l’aide.

Dans l’article 27 du SOFA, le texte dit : « En cas de menace extérieure ou intérieure d’agression contre l’Irak susceptible de violer sa souveraineté, son indépendance politique ou son intégrité territoriale, ses eaux territoriales, son espace aérien, son système démocratique ou ses institutions élues, et à la demande du gouvernement irakien, les parties entameront immédiatement des délibérations stratégiques et, en cas d’accord mutuel, les États-Unis prendront les mesures appropriées, y compris des mesures diplomatiques, économiques ou militaires, ou toute autre mesure en vue de dissuader une telle menace. » Alors que l’accord n’est manifestement contraignant que pour trois ans, l’article 30 permet des amendements au SOFA, lesquels pourraient, naturellement, comprendre l’extension de son cadre temporel – et cela semble très probable, vu la position de dépendance, qualitativement parlant, du gouvernement irakien vis-à-vis de l’aide américaine. La même chose est vraie avec l’article 28 qui stipule : « Le gouvernement irakien peut demander aux Forces armées des États-Unis une aide limitée et temporaire pour les missions de sécurité destinées à la Zone verte. »

Et Bennis de conclure :

« Il ne fait pas de doute que les États-Unis désirent depuis de nombreuses années établir et maintenir des bases militaires en Irak, que ces bases soient officiellement ou non désignées comme ‘permanentes’. Je ne crois pas que le Pentagone soit disposé à les céder à l’Irak, en dépit du langage de l’accord qui stipule précisément la chose. En lieu et place, je pense que l’arrangement formel venant après l’expiration de l’actuel SOFA pourrait se faire via quelque accord officiellement ‘bilatéral’ entre Washington et Bagdad, permettant aux États-Unis de ‘louer’, de ‘prendre en leasing’ ou d’‘emprunter’ les bases à un gouvernement irakien supposé ‘souverain’ et ce, sur une base à long terme. La probabilité de la chose augmente avec le nombre croissant de déclarations de responsables militaires et politiques américains faisant largement allusion à la possibilité de la présence à long terme des troupes américaines en Irak au-delà du 31 décembre 2011, ‘si le gouvernement souverain de l’Irak suggérait une telle proposition’ (…) »

Le directeur de faculté de l’Undergraduate College of Global Studies de la Stony Brook University de New York, la professeur Michael Schwartz, a beaucoup écrit sur l’insurrection et sur l’Empire américain. Il faisait remarquer dans Truthout que « les actions [du président Obama] ont montré très clairement qu’il n’avait pas l’intention de sacrifier une force de frappe de 50.000 hommes, même s’il a dit également qu’il s’en tiendrait au SOFA et qu’il retirerait toutes les troupes de l’Irak fin 2011. Dans l’intervalle, Gates et divers généraux ont lâché des déclarations hésitantes ou des ballons d’essai disant que la date limite de 2011 pourrait n’être pas applicable et que divers types de forces pourraient rester plus longtemps, soit pour alimenter les forces aériennes, soit pour continuer à former les militaires irakiens, soit pour protéger l’Irak d’une invasion. La moindre de ces possibilités, ou toutes, pourrait se traduire par le maintien d’une force de frappe de 50.000 hommes ainsi que celui de cinq bases ‘durables’. »

Que l’administration Obama ait l’intention de maintenir une présence militaire importante en Irak après 2011, voilà qui est évident au vu de son insistance permanente sur le fait que la « démocratie » doit être sauvegardée en Irak.

Schwartz d’expliquer :

« En langage de Washington, cela signifie que le gouvernement de l’Irak doit être un allié des États-Unis, une condition qui a été répétée à l’envi par toutes les factions (aussi bien par les républicains que par les démocrates) à Washington depuis les débuts de l’invasion. Étant donné la mauvaise volonté croissante de l’administration Maliki de suivre les dictats américains (par exemple, à propos des contrats pétroliers, des relations avec l’Iran ou des relations avec la province d’Anbar et les autres provinces sunnites), le retrait des troupes laisserait à Maliki plus de liberté encore de poursuivre une politique inacceptable aux yeux de Washington. Donc, même si Maliki se succède à lui-même au poste de premier ministre, les États-Unis pourraient avoir besoin de troupes pour garder la pression sur lui. S’il ne se succède pas à lui-même, les choix alternatifs possibles sont bien plus explicites dans leur antagonisme à l’intégration de l’Irak à la sphère d’intérêts des États-Unis. (…) L’administration Obama ne disposerait plus alors que d’une perspective inacceptable : le retrait aurait pour conséquence que l’Irak adopterait une position guère différente de celle de l’Iran en ce qui concerne la présence et l’influence des États-Unis dans le Moyen-Orient. »

Et de conclure en ricanant :

« L’un dans l’autre, il y a une infinité de signes montrant que la résultante du retrait des troupes américaines serait que l’Irak se libérerait de l’influence américaine et/ou priverait les États-Unis d’une forte présence militaire dans cette partie du Moyen-Orient qu’à la fois Bush et Obama ont souhaitée et voulu établir coûte que coûte. Tant que je ne verrai pas de signe qu’on a l’intention de démanteler les bases, je continuerai à croire que les États-Unis trouveront l’une ou l’autre raison – avec ou sans le consentement du gouvernement irakien – de maintenir une très importante force militaire (de l’ordre de 50.000 hommes) là-bas. »

L’expansion de la base

L’ambassade des États-Unis en Irak, qui est déjà le plus vaste complexe diplomatique de la planète et qui a les dimensions du Vatican, va probablement doubler en dimension. Robert Ford, le chef de mission adjoint à Bagdad, disait aux journalistes en janvier : « Si le Congrès nous donne l’argent que nous demandons, cette ambassade va avoir deux fois les dimensions qu’elle a aujourd’hui. Elle ne va pas diminuer, elle va s’accroître. »

En 2005, le Washington Post rapportait :

« Une rénovation encore plus chère des pistes d’aviation a lieu en Irak, à la base aérienne de Balal, un hub pour la logistique militaire américaine où, pour 124 millions de dollars, les Forces aériennes construisent une rampe pour avions cargos et hélicoptères. Et, plus loin au sud, au Qatar, le fin du fin de la technologie : un centre d’opérations de 10.000 mètres carrés pour le contrôle des avions américains au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique est actuellement construit sous forme d’un bunker géant en béton. (…) L’armée américaine a plus de 1,2 milliard de dollars de projets en construction ou en préparation dans la région du Commandement central – un plan d’expansion dont les commandants américains disent qu’il est nécessaire à la fois pour soutenir les opérations en Irak et en Afghanistan et pour assurer une présence à long terme dans la région. »

Le lieutenant-général Walter E. Buchanan III, qui supervise les opérations aériennes du Commandement central, faisait remarquer : « Comme les forces terrestres diminuent, nous avons besoin des forces aériennes pour être à même d’assurer une présence dans les parties du pays où nous n’avons pas de soldats, afin de garder les yeux ouverts là où nous n’avons pas de soldats sur le terrain. »

En 2007, dans un article intitulé « Les États-Unis construisent une base aérienne à long terme en Irak », NPR rapportait : « La base militaire américaine de Balad, à quelque 60 milles au nord de Bagdad, va rapidement se muer en une des plus vastes installations militaires américaines en terre étrangère. (…) La base est un projet de construction gigantesque, avec de nouvelles routes, des trottoirs et des structures qui s’élèveront un peu partout dans cette forteresse de 40 km2 au centre de l’Irak, le tout avec une perspective portant sur les quelques prochaines décennies. »

Elle sera si importante qu’« il y aura un service régulier d’autobus dans son périmètre afin d’acheminer les dizaines de milliers d’hommes et de contractuels qui vivront sur place. Et les services seront proportionnels à l’importance de la population. La Subway Sandwich Chain est l’une des diverses chaînes américaines qui auront une antenne ici. Il y aura deux bureaux de poste qui seront à peu près aussi grands qu’un Target ou un K-Mart. Il sera possible d’acheter des articles de consommation allant de l’ordinateur portable à la TV à écran plat ou à la moto Harley Davidson. »

Le rapport ajoutait : « Plusieurs officiers supérieurs de l’armée ont décrit en privé la base aérienne de Balad et quelques autres installations importantes en Irak comme de futures bases d’opérations pour l’armée américaine. » Le terme utilisé est « la feuille de nénuphar », une description du passage des militaires d’une base à l’autre sans jamais mettre un pied au sol entre deux installations.

En septembre 2009, le New York Times écrivait, à propos de Balad :

« Il faut à la masseuse Mila, du Kirghizistan, une heure en bus pour se rendre à son travail, dans cette base américaine tentaculaire. Son salon de massage est l’un des trois de la base, qui s’étend sur 25 km², et il est situé à proximité de la caravane d’une sandwicherie Subway, avec, tout autour, des murs en ruine, du sable et des cailloux. Chez Subway, des travailleurs venus d’Inde et du Bangladesh préparent des sandwiches pour les travailleurs américains à la recherche de saveurs du pays. Quand la pause des préparateurs de sandwiches est terminée, le retour chez eux les emmène le long d’une centrale électrique, d’une usine où l’on fabrique de la glace, d’un centre de traitement des eaux usées, d’un hôpital et de douzaines d’autres bâtiments qu’on voit d’ordinaire dans une petite ville. En plus de six ans, c’est ce que les Américains ont créé ici : des villes dans le sable. (…) Certaines bases ont des populations de plus de 20.000 habitants, avec des milliers de contractuels et de citoyens du tiers monde qui les font fonctionner. »

Camp Anaconda, comme on a appelé la base de Balad, dispose également d’un bassin de natation olympique. Ici, l’usine de mise en bouteille fournit sept millions de bouteilles d’eau par mois aux gens de la base. Cette base possède aussi deux casernes de pompiers et la piste d’atterrissage unique est la plus fréquentée de tout le département de la Défense.

Une histoire publiée en 2006 par Associated Press et intitulée « projeter des bases américaines pose des questions à long terme », donnait le compte rendu suivant :

« [À Balad] le béton poursuit sa voie pour de bon, disparaissant dans la brillance de midi, environ 60.000 m³, une dalle de mille de long qui constitue désormais l’emplacement de 120 hélicoptères américains, un « héliport » du même genre que ceux qu’on trouve aux États-Unis. Dans une autre base géante, à al-Asad, dans le désert de l’ouest de l’Irak, les 17.000 militaires et travailleurs vont et viennent dans un genre de ville américaine active, avec un Burger King, un Pizza Hut et un concessionnaire de voitures, des feus rouges, des panneaux de circulation et de jeunes à mobylette qui sillonnent les rues. Le budget le plus récent consacre 39 millions de dollars à l’éclairage du nouvel aérodrome, aux systèmes de contrôle du trafic aérien et aux extensions permettant à al-Asad de se raccorder au [de phagocyter le –, NdT] réseau électrique irakien – bref, des caractéristiques typiques d’une base à long terme. À Tallil, outre une nouvelle cantine de 14 millions de dollars, la base aérienne d’Ali doit avoir, pour 22 millions de dollars, une double clôture de sécurité sur tout son périmètre, avec des contrôles aux portes très sophistiqués, des tours de garde et un ‘fossé d’immobilisation pour véhicule, avec berme’. »

Truthout a contacté le journaliste et cinéaste John Pilger pour lui demander ses points de vue :

« Comme en Afghanistan, l’occupation de l’Irak est davantage une guerre de perception qu’une réalité militaire. Je ne crois pas que les États-Unis aient la moindre intention de quitter l’Irak. Oui, il y aura une ‘réduction’ des effectifs réguliers avec tout ce blabla et ce rituel destinés à convaincre le public américain qu’on procède à un retrait réel. Mais le résultat des remarques en coulisse avancées par les généraux importants qui, eux, sont bien conscients de cette guerre de perception, c’est qu’au moins 70.000 hommes resteront sur place sous des apparences diverses. Ajoutez à cela au moins 200.000 mercenaires. C’est une vieille ruse. Les Britanniques ‘se retiraient’ de ‘leurs’ colonies et laissaient derrière eux des bases-forteresses ainsi que leurs Forces spéciales, les SAS. »

« Bush a envahi l’Irak et cela faisait partie d’un plan américain à long terme destiné à restaurer l’un des piliers de la politique et de l’Empire américains dans la région : dans les faits, transformer tout l’Irak en base militaire. L’invasion a mal tourné et le concept du ‘pays en tant que base’ a été modifié en celui d’un Irak contrôlé indirectement par une série de bases-forteresses intimidantes. Ces bases sont permanentes. Le même plan vaut pour l’Afghanistan. Il ne faut pas perdre de vue que la politique étrangère américaine est aujourd’hui contrôlée par le Pentagone, dont l’homme n’est autre que Robert Gates. C’est comme si Bush n’avait jamais quitté la présidence. Sous Bush, il y a eu un véritable coup d’État militaire qui a frappé quasiment tout Washington ; le département d’État [= les Affaires étrangères, NdT] a vu son pouvoir s’effilocher et Obama a fait ce qu’aucun autre président n’avait jamais fait : il a retiré à l’ancienne administration totalement discréditée tout le pouvoir décisionnel sur la guerre pour muer celui-ci en une bureaucratie à laquelle il a accordé un pouvoir quasiment illimité. La seule façon dont les États-Unis s’en iront, ce sera via une recrudescence de la résistance et il faudra pour cela que chiites et sunnites s’unissent, et je crois que c’est ce qui va se produire. »

Capitaine… mon capitaine

Le 4 mars 2010, invité à l’émission « The Diane Rehm Show » sur NPR, Thomas Ricks, correspondant militaire pour le Washington Post, déclarait, en faisant allusion aux promesses de retrait de l’Irak du président Obama : « Je dirais qu’il ne faut pas le croire, car je ne pense pas que ça va se faire. Je pense que nous allons avoir plusieurs milliers, et même plusieurs dizaines de milliers de militaires américains en Irak, le jour où le président Obama aura terminé son mandat. »

Le général George Casey, chef d’Etat-major de l’armée américaine, déclarait en mai dernier que son planning pour l’armée envisageait la présence de troupes de combat en Irak pour une décennie encore et que cela faisait partie d’un engagement américain de tous les instants dans la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme au Moyen-Orient. « Les tendances générales vont dans la mauvaise direction », ajoutait-il, « et elles vont fondamentalement modifier la façon de travailler de l’armée. »

L’important analyste de la CIA, Ray McGovern, qui a servi sous sept présidents – de John Kennedy à George H. W. Bush – expliquait à Truthout : « Depuis 2003, je suggère que la guerre de l’Irak soit motivée par l’acronyme ‘OIL’ : le pétrole [oil, en anglais, NdT] , Israël et logistique (les bases militaires destinées à assurer plus avant les intérêts des deux premiers). »

En janvier 2008, McGovern écrivait ceci, à propos de déclarations signées par George W. Bush alors qu’il était à la Maison-Blanche :

« Contrairement à la façon dont le président George W. Bush a essayé de justifier la guerre en Irak dans le passé, il vient d’admettre maladroitement – ou par inadvertance – que l’invasion et l’occupation de l’Irak visait à acquérir une influence prédominante sur son pétrole en installant des bases militaires permanentes (l’administration préfère le terme de « durables »). Il a rendu la chose particulièrement évidente en ajoutant une déclaration écrite de sa main au projet de financement pour la Défense, indiquant qu’il ne subirait pas la contrainte d’interdiction légale appliquée aux fonds des dépenses :

« 1. en vue d’établir toute installation ou base militaire dans le but d’assurer le stationnement permanent de forces armées américaines en Irak, ou « 2. en vue d’exercer le contrôle par les États-Unis des ressources pétrolières de l’Irak. »

Lors du Conseil de Chicago concernant les affaires mondiales, le 20 novembre 2006, le sénateur Barack Obama – qui n’était pas encore devenu le commandant en chef de l’armée américaine – déclarait, dans un discours intitulé « Un pas en avant en Irak » :

« Réduire nos troupes en Irak nous permettra de redéployer des troupes supplémentaires dans le Nord de l’Irak et dans d’autres endroits de la région en tant que forces de contrôle ‘au-delà de l’horizon’. Ces forces pourraient aider à empêcher le conflit en Irak de se muer en guerre plus étendue, à consolider les gains obtenus dans le Nord de l’Irak, à rassurer nos alliés dans le Golfe, à permettre à nos troupes de frapper directement les gens d’al-Qaïda où qu’ils puissent se trouver et à montrer clairement aux organisations terroristes internationales qu’elles ne nous ont pas boutés hors de la région. »

Le 16 mars 2010, le général David Petraeus, chef du Commandement central américain, expliquait aux législateurs que l’armée américaine pouvait installer un QG supplémentaire dans le Nord de l’Irak, même après la date butoir de septembre 2010. Petraeus déclarait qu’installer un QG dans le Nord de l’Irak était « une chose que nous envisageons ».

Quelle raison y aurait-il de douter des propos de notre commandant en chef quand il affirme qu’il est nécessaire de maintenir une « force de frappe » américaine (d’environ 50.000 hommes) en Irak ou à proximité de l’Irak, afin de garantir les intérêts américains au Moyen-Orient, de permettre à Washington d’agir rapidement contre les djihadistes de la région et de montrer clairement à « nos ennemis » que les États-Unis ne se laisseront pas « bouter hors de la région » ?