Egalité et Réconciliation
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A propos des présidentielles 2007 : une analyse d’Alexandre Dorna membre de la Direction du Comité Valmy

Ces dernières élections sont révélatrices, sur le fond autant que sur la forme, d’une certaine prise de conscience nationale : nous sommes assis sur les bords d’un volcan. La brutalité du mode de développement économique inquiète le peuple et s’attaque aux fondations de l’édifice commun. Le pressentiment généralisé que nous touchons la limite d’un non retour se transforme en malaise. Il se dégage ainsi une certaine idée nostalgique d’une nation qui ne veut pas disparaître, d’une France qui ne veut pas mourir selon la formule touchante d’un candidat qui nous avait peu habitués au pathétique. L’identité donc. Sursaut exprimé avec franchise. Voilà un des sens paradoxaux (probablement le plus refoulé) de cette élection présidentielle qui marque un tournant dans la perception de la politique.

Dérisoire - me semble-t-il - de faire ici l’énième analyse journalistique sur les résultats électoraux. Or, il l’est moins de s’arrêter, brièvement, à la manière dont la grande mise en scène électorale se focalise sur la personnalité des candidats et l’exhibition argumentée de leurs vies privées. Rarement l’usage du « moi-je » n’a effacé si fortement le « nous ». Surprenant, encore, que les électeurs aient demandé si peu d’informations sur l’avenir du monde, sauf à propos d’écologie. Curieusement, les questions de l’Europe et de la culture n’ont pas eu la vedette. Aussi rarement les effets d’image ne l’auront emporté sur les confrontations d’idées. Indubitablement, les spécialistes du marketing médiatique ont joué à fond sur les registres plus intimes. Ainsi, la psychologisation de la politique, presque sans précédent dans la vie politique française, s’est imposée. Ajoutons la tendance des électeurs-spectateurs à « gober » des formules creuses sur les « valeurs » sous le registre émotionnel. Preuve du poids de l’affectif dans la communication politique à une époque qui renonce à l’argumentation comme outil de la persuasion. Nul besoin d’insister : la réflexion critique est battue en brèche.

C’est pourquoi, il faut repenser à l’onde de choc de ces élections et à ses conséquences telluriques à long terme. Est-il exagéré de penser que l’image conquérante de Napoléon s’est superposée à celle du nouveau Président ? Probablement, mais l’effet est assez troublant, car l’amalgame est là, saisissant dans le symbole, burlesque dans la réalité, mais vivante, au coin de la mémoire historique, chez un nombre considérable des électeurs, pour le meilleur ou pour le pire. Ou les deux sans doute. C’est là l’élan de renouveau ? Le style du nouveau président est-il directement en rapport avec ces symboles ? Peu importe. Le mélange irrecevable au premier abord, étonnant ensuite, d’images comparatives s’installe dans un télescopage inattendu. M. Sarkozy fait penser, à la fois, à quatre figures de l’histoire de la France moderne, bizarrement mêlées : Bonaparte, Gambetta, Clemenceau, De Gaulle… A réfléchir calmement !

Revenons au factuel : Les électeurs ont exprimé, tant bien que mal, peu importe leur candidat, un diagnostic grave de la situation et un besoin de changement, l’aspiration donc d’une rupture inévitable, mais au moindre risque. Ce sentiment généralisé fut – grosso modo – entendu par les principaux candidats : aucun ne s’est déclaré héritier d’une continuité encombrante dont la responsabilité politique est largement partagée par tous les gouvernements de droite et de gauche, mais auxquels ils ont appartenu. Or, futile de le rappeler, les trois candidats principaux sont issus d’une même classe politique ou presque. La virtuosité de M. Sarkozy consista à faire oublier qu’il était un des représentants emblématiques du système en place. De son côté, Mme Royal a fait mieux : elle s’est drapée avec les habits du mitterrandisme des origines, afin d’exhumer des thèmes d’ordre (juste) et de poser, à coup de petites formules et de larges sourires, un regard perçant sur la nation oubliée sans rappeler ses fondements. La République incantatoire. Aussi, de manière presque plus singulière, M. Bayrou s’est transformé en candidat anti-système, en éveilleur de la morale publique et d’un centrisme « révolutionnaire ». En somme : tous ont également fustigé l’argent corrupteur (des patrons voyous !) tout en rendant hommage à la société libérale de marché et tous ont critiqué les médias (manipulateurs), tout en passant sous silence les réseaux journalistiques qui expliquent les connivences.

Voilà mes sentiments – toujours sur la glissante psychologie du moment – et les visages d’un enjeu dont le diagnostic est resté peu clair, et le pronostic très réservé.


1) Le diagnostic de la situation : une crise charismatico-populiste retenue

Je rappelle rapidement quelques truismes : Le profond malaise démocratique et la nature de l’attente d’un homme fort. L’articulation de ces deux principaux traits (en synergie) détermine notre diagnostic sur la situation potentiellement populiste (Dorna 2004, 2006) qui se dessine en France et par delà dans le monde. Et ces élections présidentielles sont symptomatiques. Pour aller à l’essentiel, il s’agit de la présence d’un populisme résiduel qui ne cesse de se manifester à travers l’émergence des diverses figures charismatiques. La société française les identifie, d’abord, à travers la posture politiquement incorrecte de M. Le Pen. Il marque le retour d’un néo-fascisme atténué à la française, demeurant en sommeil depuis la chute de Vichy, pour se transformer lentement en un national populisme. Puis, plus tard, la crise et les malaises de la démocratie représentative ont trouvé un écho populaire dans les démarches (diverses et contradictoires) de certains hommes politiques de droite et de gauche, notamment : MM. Pasqua, De Villiers, Seguin, Tapie, Chevènement et leurs interpellations demeurent, parfois dans l’ombre, ou sont récupérées par le pragmatisme d’autres hommes politiques au pouvoir. La montée saccadée de l’extrême gauche et le déclin inexorable du PC rentrent dans le même schéma. Ainsi, si la cité résiste les coups de bélier répété du populisme, et le comportement des hommes politiques au pouvoir, font penser à une forteresse assiégée. Certes, si les différences entre toutes ses tentatives sont notoires, la trajectoire de la bombe à retardement trouve sont point d’impact lors des élections de 2002 avec l’élimination de M. Jospin et la présence au deuxième tour de M. Le Pen.

La classe politique reste tétanisée. Or, encore une fois, se confirme une sentence jamais démentie : au début, les responsables et les techniciens, vous disent que vous avez tort, puis plus tard que peut-être vous aviez raison, mais que cela n’avait aucune importance (parce qu’ils contrôlent la situation !), et, enfin, jamais ne disent pas que vous aviez eu raison, mais qu’ils le savaient depuis longtemps. Curieuse dialectique.

Entre 2002 et 2005 la « fracture sociale » s’est étendue, mais la rupture annoncée n’a pas eu lieu. Rien d’étonnant donc que les élections de 2007 se soient passées dans une ambiance de crise de crédibilité politique et de questionnement sociétal. La classe politique au pouvoir (UMP et/ou PS) s’est montrée incapable de réformer. A tant vouloir transformer la politique en science de gestion et l’autorité en technique de management, il n’est pas étonnant que les hommes politiques aient perdu la maîtrise des décisions. Le choix de conserver le statu-quo est une attitude défensive faute d’avoir conçue une vision d’avenir.

M. Sarkozy est le seul, à droite, qui l’a compris. Il fallait introduire une rupture pour éviter le pire. Le PS empêtré dans la désignation de son candidat (devenue candidate par défaut) facilite implicitement la montée inexorable du président de l’UMP. Tandis que l’attitude messianique de M. Bayrou, malgré son étonnant positionnement, à la fin de la campagne, ne réussie pas à dévier la trajectoire d’un processus de droitisation populiste récupéré avec habilité et détermination par la nouvelle équipe de l’UMP.

Étrange campagne électorale donc. Les heurs et les rebondissements sont imputables aux appareils de partis et à un électorat (chats échaudés et déçus toutes tendances confondues) qui hésite à se positionner. Au fond les discours se ressemblent, aucune différence forte de nature. Or, les medias ont souligné un affrontement droite et gauche. D’où l’expectative et la seule véritable surprise du premier tour : le nombre des votes favorables à M. Bayrou. La suite est connue sans que les conséquences soient encore mesurables.

Bien entendu, c’est la constitution de la Véme République qui a favorisé la personnalisation de la campagne, mais il ne faut pas sous estimer la force de la crise charismatico-populiste encore en marche : c’est un processus. L’attente d’un leader fort de type charismatique, même potentiel, n’a cessé de focaliser l’attention sur les personnalités plus que sur les programmes. Ainsi, les techniques persuasives se sont concentrées sur les habilités et les capacités – réelles ou supposées – des candidats. C’est presque sans sursaut que les machines à faire du charisme se sont mises au travail de massage idéologique. Les ruses du marketing ont joué à plein registre, finement, presque sans ostentation. La recherche d’un maximum d’efficacité à un moindre coût (visible) reste la devise de tous. Pour une fois les électeurs n’ont pas prêté attention perception sélective ?) aux dépenses de campagnes, car la volonté de mettre en scène les personnalités a jeté dans l’ombre les rouages et les intendances financières. Je n’ai pas l’impression qu’une évaluation (voire dénonciation du gaspillage) des frais de campagne ait fait l’objet d’une demande d’information. Combien cela (nous) a coûté ? La presse est restée assez silencieuse. C’est là, l’art suprême des dispositifs technico-financiers bien articulés et le conformisme de l’opinion publique.


2) La nouvelle « bande des quatre » de la campagne présidentielle

Ce fut une compétition toute orientée à situer les candidats dans une joute démocratique, autant contrôlée que maîtrisée, toute centrée sur l’image et le discours. L’enjeu est resté médiatique, afin de construire une réalité virtuelle désirable et attirante. Les conseillers en communication ont fabriqué un charisme de circonstance et organisé des mises en scène à la hauteur de la demande. Travail de professionnels, car la politique n’est plus une affaire de citoyens amateurs. La grande participation électorale semble prouver l’efficacité du dispositif. Une campagne, molle au départ, qui se termine avec une grande manifestation de civisme. C’est du presque jamais vu. Les commentaires sont tous unanimes. C’est la « fête » de la démocratie, les retrouvailles entre le peuple et la politique. Le rêve pour le système. Personne ne fait l’analyse du populisme ambiant ni de l’état émotionnel des électeurs, car tous s’en servent. Comedia de l’arte donc.

Commençons par les acteurs.

a) Mme Ségolène Royal, se présente en première candidate femme à la présidence de la République. Trop heureuse d’avoir battu les éléphants du PS, elle se revendique en tant que femme. Je suis femme et « ça se voit » dit elle l’air réjouit. Un nouveau modèle féminin d’autorité, dont la coquetterie est un mélange d’arrogante et de mépris distillé. Une affiche de premier tour (noir et blanc) à montre en sorte d’Eva Peron. Belle et sereine. Plus tard, l’affiche du deuxième tour lui rendra ses couleurs. Une femme qui « ne se refuse rien » (sic), et qui impose un style personnel qui se veut l’incarnation d’un « ordre juste », mais sans la brutalité imputée à son adversaire le plus probable selon les sondages.

S. Royal a défendu un modèle social-démocrate proche du blairisme au moment où Tony Blair sur le départ sans autre gloire que d’avoir échoué tout en sauvant la monarchie. Ses propositions économiques sont assez représentatives de la gauche réformiste, proche d’une politique libérale : relance de la croissance par la demande et conciliation de l’efficacité économique et de la justice sociale, afin de faire la « synthèse entre le réalisme économique, la crédibilité budgétaire, l’ambition sociale et le volontarisme public ». Certes, on doit reconnaître à ce social libéralisme le mérite et l’ambition de vouloir rénover les pratiques politiques démocratiques sous la formule d’une « démocratie participative ». La portée du "pacte républicain » reste utopique et sa démarche libérale avec une « pédagogie » qui se veut humaniste et relationnelle, voire participative. Une attitude pleine des bonnes intentions, issue d’une pratique inspirée de la dynamique des groupes, fortement mise en valeur par une stratégie de marketing électoral. D’où la faiblesse d’un discours décontextualisé et sans réflexion idéologique capable d’éviter les amalgames et les bons sentiments. Rien d’étonnant que le « pacte républicain » n’ait pas réussi à être perçu de manière claire, cohérente, et crédible. Le support publicitaire d’une « société juste » est resté suspendu aux lèvres de la candidate, mais sans attaches, et dilué dans un message de compassion énoncé avec sévérité et autorité : « la France a besoin de tendresse, elle en est tellement privée, ce qui est important c’est la manière dont nous nous aimons les uns les autres avec nos différences (...).Message plus près du messianisme religieux (« dressez-vous dans la lumière ») que de l’orientation politique approuvée par le PS. A la recherche d’une construction charismatique, S. Royal, sans en avoir l’étoffe ni l’éloquence, a mis en avant une campagne de femme et de mère, et une vision moralisatrice de la société. La prestation de la candidate socialiste lors de son débat face à Sarkozy est une caricature de son désir de charisme : le ton péremptoire, l’arrogance et la suffisance qui sont accompagnés d’une maîtrise insuffisante des dossiers techniques et des propositions véritablement politiques.

b) M. Sarkozy est l’homme de son temps. Personne ignore qu’il a construit sa victoire en coureur de fond avec une ténacité à toute épreuve, sans jamais perdre l’avantage sur ses concurrents. C’est une bête politique, savamment (auto) construite. C’est un personnage doté d’une connaissance intuitive des ruses de la raison et des astuces du cœur. Probablement, M. Sarkozy est un des rares hommes politiques à avoir pesé et mesuré la portée du syndrome populiste contemporain : le sentiment de société bloquée, la perception d’une économie brutale, d’un chômage structurel, d’un l’électorat volatil, l’effilochement idéologique, le discrédit des hommes politiques en place, la transformation des partis en machines purement électorales, le danger de l’abstention galopante des citoyens, l’absence de projet sociétal commun, et, plus grave encore, le dysfonctionnement autiste de l’État et l’érosion des valeurs républicaines. Impasse de régime donc. Il a saisi la formule psychologique de Clemenceau : « Rien ne fait plus mal à l’âme du peuple que la froideur des gouvernants. »

M. Sarkozy et son équipe ont compris que la tentation populiste s’exprime subjectivement du haut vers le bas. Mais qu’une dérive populiste d’en haut, en cours d’installation, risque de provoquer une nouvelle frustration. Car, on sait que les postures « populistes » ne suffisent plus et finissent mal. Une réponse pour une démocratie forte reste à formuler clairement. C’est de la prise en compte sérieusement de la demande populaire, que dépendra en partie le renouveau d’enthousiasme et la dynamique indispensable pour une nouvelle vision commune d’avenir.

En homme politique avisé, le candidat Sarkozy, ni trop charismatique ni trop providentiel, veut incarner la République sans aucune repentance : travail, justice, ordre, patrie, intégration, identité. Ses formules sont tranchantes et claires. Son discours manie le logos et le pathos au service d’un ethos personnel fort. C’est une parole tout entière fabriquée sous l’empire d’une des figures rhétoriques la plus redoutable : l’oxymore. C’est une formule capable d’articuler efficacement les arguments les plus contradictoires, à condition d’être mille fois martelée sans relâche et répétée avec force et sincérité.

La posture idéologique de M. Sarkozy est un gros oxymore qui s’affiche en libéral bonapartiste, l’une des variantes du populisme classique (Dorna 1999). Ses discours sont ainsi des machines à débiter des notions à forte charge affective et symbolique : laïcité, nation, effort, ordre, autorité, respect, travail, réussite, mérite, récompense, fierté, risque, etc. La magie du discours de M. Sarkozy a consisté à faire revivre conjointement une vision traditionaliste de la France et un certain idéal de la République. La volonté de revenir à la morale civique est aussi une autre manière de resituer l’enjeu (l’avenir) pour mieux créer une dynamique (faire monter la mayonnaise dans un langage de cuisine politique) et se donner les outils pour imposer une image de marque inattendue. Or, nulle tentation théorique ne se dégage de ses réflexions, mais une pédagogie pragmatique, car il s’inspire des valeurs pour répondre à des impératifs du moment. Le trait de génie (ou de cynisme que l’histoire pourra déceler) est d’avoir soulevé la crise morale contemporaine et le déclin perçu de la France, afin d’installer une nouvelle conception du politique. Rappelons que l’apport idéologique de la droite est faible d’un point de vue doctrinal, donc replacer les figures historiques de la gauche dans le cadre de la fierté perdue n’est pas sans un bon sens républicain. Ainsi, M. Sarkozy se fait le chantre de la raison, mais son discours utilise un langage des transgressions des tabous. Il a eu aussi la ruse politique d’opter pour habiter la figure du chef autoritaire, rassurant à travers une parole claire et compréhensible, sans se soucier des amalgames idéologiques inattendues et des références symboliques qui puisent dans les résidus de l’histoire nationale. C’est là l’art oratoire, l’extrême habileté dans le maniement des figures rhétorique et la mise en scène d’un discours qui est perçu comme l’âme d’un homme dont la vision incarne la France, afin de produire un dépassement. L’intention est louable, en attendant, les faits têtus donneront la réponse. Culture du résultat donc.

Dans un registre plus psychologique, le culte de la compétence et de l’efficacité est les éléments d’articulation avec une vision néolibérale conservatrice qui s’accompagnent d’une fascination pour l’action. Il y a là une obsession de la diligence dont le socle volontariste fait de désir de conquérir, qui se veut la valorisation du talent et de la récompense. L’argent cesse d’être un tabou pour devenir un moyen. D’où l’éloge du risque et de l’audace et les slogans de « se lever tôt » et « de travailler plus pour gagner plus ». C’est une conception de l’homme libéral. Voilà des traits psychologiques mis au service de la réussite individuelle et de l’enrichissement personnel. Au fond, aucun tabou donc à l’initiative venant d’un homme autonome, rationnel, et (supposé) libre. Caricature dira-t-on. Certes, mais une manière d’appuyer une logique de la relance de la croissance par l’offre avec une plus grande souplesse dans l’organisation du travail et une remise en cause du code du travail et des protections sociales, en défendant les déductions fiscales pour les classes les plus aisées, tout en rendant désirable l’idée de s’endetter pour devenir propriétaire et concrétiser ainsi le progrès social. La question reste : où sont les limites de ce raisonnement ?

Enfin, l’engagement de M. Sarkozy se veut sincère et persuasif et par le ton et par la force des mots. Il promet tenir parole. Il s’engage à ne pas trahir et à ne pas décevoir. Il ne s’autorise pas l’échec. C’est un discours, sans doute, peu habituel. Percutant.

c) M. François Bayrou, l’homme de l’exode. Figure de messie qui s’est faite avec de petits coups politico médiatiques (la fameuse « gifle »), des colères retenues (ne pas voter le budget du gouvernement), une posture anti-système mediatico-financier, du refus de la droite et de la gauche gouvernementales (étant toujours idéologiquement de droite) pour replacer le centre au centre.

Pourtant, le projet Bayrou est un pari réfléchi et volontariste. Les résultats inattendus de 18,6% lui ont permis d’être en position d’avancer sur un chemin qui se fait en marchant. Le « Modem » est son nouveau pari stratégique. Rappelons que Bayrou n’a pas défendu durant sa campagne, une position « ni droite ni gauche », mais une position « droite et gauche », dont les changes dépendent en grande partie de l’affaissement de l’une ou de l’autre.

Ainsi, M Bayrou ressuscite la vieille idée centriste, jadis très profitable, pour débloquer les situations conflictuelles de la vie politique. D’où un certain populisme feutré, mais vivant. Mais, le rêve de la conciliation et de la paix sociale si fortement ancrée dans la pensée sociale chrétienne ne semblent pas suffisant pour dépasser les clivages imposés par la Ve République.

d) M. Le Pen est-il le plus grand perdant de ces élections ? Ce n’est si sur. Car, malgré tout, son noyau dur reste fidèle. De plus, il est le seul à défendre une position non atlantiste. La défaite (relative donc) n’est pas attribuable à l’adoption d’une ligne politique nouvelle. Certains pensent que la « bourgeoisie » a changé de cheval. Mais, d’autres hypothèses sont plausibles : la moindre mobilisation des medias et la certitude que le vieux lion doit disparaître prochainement. Question capitale dans un parti à caractère autocratique. Bien entendu, la puissante offensive de M. Sarkozy sur le terrain idéologique du F.N. lui a pris des voix de droite.

Faut-il rappeler que les électeurs du FN sont des déçus de droite et des déçus de gauche ? Par conséquence, rien de plus naturel que certain retournent à leurs origines selon les avatars des élections. Un fait intéressant est que les déçus de gauche sont restés le plus fidèles au chef. Enfin, on constate que le FN n’a pas été vampirisé par Sarkozy. C’est l’électorat de Le Pen qui a écouté le chant des sirènes du Président de l’UMP. Un électorat volubile qui peut retourner chez Le Pen à la moindre faille de Président de la République. Situation non souhaitable, mais potentiellement envisageable


3) Le renouveau du pouvoir et la quête idéologique

A l’évidence, les conséquences de l’élection de M. Sarkozy sont multiples. Risquons nous d’exposer quelques remarques rapides, non sans rappeler que l’analyse stratégique reste à faire.

Pour le PS et ses obligés, c’est une déroute, mais nullement une débandade. Le besoin de renouveau (refondation crient en choeur) semble inévitable, mais difficile. Pourtant, la défaite de la gauche est plus grave encore que la victoire de la droite. Impossible d’éviter une crise d’identité, car c’est un parti qui reproduit une organisation bureaucratique érodée par la langue de bois des ses permanents et des ses hommes d’appareil, sans culture politique à la base, donjon des technocrates. La distance entre les dirigeants et les masses est abyssale. Ses intellectuels restent enfermés dans leur univers des spécialistes du complexe et ses militants devenus conformistes restent soumis à l’ignorance des sous chefs qui aspirent à devenir des chefs. En somme : Le PS se trouve contraint, soit à vivre le syndrome radical, soit à opter pour un aggiornamento idéologique et abandonner la logique d’appareil stalino-trotskyste. Devenir un parti républicain donc. Chose qui n’est pas un simple ravalement des murs ni l’élimination de quelques cadres. Cela implique de rompre avec des vieilles structures oligarchiques, mais bien huilées. Apprendre à revenir à l’innocence des amateurs de la politique, se débarrasser de ses professionnels et technocrates. Se doter d’une nouvelle élite. Re-ouvrir l’organisation et mettre des militants sur des chantiers nouveaux : la nation, la propriété, l’écologie, l’Europe non fédérale, le dépassement du clivage droite-gauche, la fin de l’utopie socialiste. Réfléchir à des thèmes tabou : l’échec du socialisme, du capitalisme et de la social-démocratie ? Revenir sur l’historicité ? L’humanisme ? Le credo mutualiste ? Le solidarisme radical ? La philosophie des cycles ? La politique comme religion et la religion comme politique ? Le machiavélisme est-il de gauche ? Proposer par l’exemple une reforme morale et intellectuelle de la société française ?

Toutefois, le PS reste trop fort pour permettre à une nouvelle gauche d’exister, mais trop faible pour l’incarner à lui tout seul. Or, chose étrange, personne n’a rappelé que la gauche ne propose plus un changement de société. Même pas l’extrême gauche, incapable de « capitaliser » le « non de gauche » exprimé lors du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen. Les organisations qui la composent n’ont pas réussie à se rassembler sur la base d’un programme anticapitaliste, d’un projet politique fédérateur ou d’une candidature unique.

Pareillement, l’émergence de ce centre ressuscité de ses propres cendres, pose problème à l’ensemble du système politique. C’est la volonté opiniâtre de M. Bayrou, qui fort d’un capital de sympathie, mais sans cadres ni doctrine propose de recruter une nouvelle armée issue de la déception. Il est vrai que l’existence d’un centre est indispensable au fonctionnement de la démocratie. Cependant, la question reste une énigme, malgré la présence d’un certain courage. Ainsi, il faut que la nature du Centre soit clairement établie. Au fil des années, la démocratie chrétienne s’est localisée sur son aile droite par des aménagements raisonnés de ses valeurs. Or, le Centre pourrait devenir cet acteur et médiateur qui manque désespérément dans une politique de plus en plus bipolaire. Ou pire : monolithique.

Le philosophe Alain rappelait la lutte sans relâche du "citoyen contre les pouvoirs" par la pensée et les actes : « Dés que vous voyez la pensée se séparer de l’outil, il n’y a plus d’espérance pour une vraie République. Il faut basculer les pouvoirs… »

Ainsi, la question est celle d’un centre libre de ses alliances sur des programmes précis et des hommes courageux. En cas contraire, le risque est un retour à l’éclatement ou l’émergence d’un formidable refoulé. La position de M. Bayrou n’est pas assez claire pour imaginer la mise en place de ce centre mythique.
Quant à la gauche radicale, toujours atomisée, idéologiquement archéologique et sans figures emblématiques, l’alternative est sympathique, mais politiquement nulle. La pente naturelle restera l’interpellation et en définitive elle sera récupérée par les institutions réformistes. Bref, une tradition de protestation avec une faible capacité de nuisance. Un discours de la souffrance qui appelle plus au christianisme social, sans un programme politique, qu’à une véritablement alternative politique. Rien de moins, rien de plus.

Par ailleurs, du côté de l’opinion publique les choses me semblent aussi confuses et contradictoires. Il est incontestable que le consensus se fait autour de la rupture avec l’immobilisme. La population a donné au gouvernement un nouveau crédit. Mais, c’est loin de l’État de grâce classique. Le Président, selon ses propres paroles, est redevable des comptes. C’est la culture des résultats qui risque de devenir un boomerang. Ainsi, « voir pour croire » est la devise des électeurs dans un monde libéral. Le défi politique du national libéralisme sera de fidéliser un électorat infidèle par intérêt. D’autant que le quinquennat risque de renforcer la tutelle autoritaire de l’État sur les petites vies quotidiennes, la privatisation des dépenses publiques, aplatissement des acquis sociaux, et imposer la violence raisonnée de l’appareil d’État.

Par ailleurs, le renouvellement des générations ne se fait pas sans encombre. Pour certains, c’est simplement la fin de l’époque gaulliste et d’une partie de la mitterrandocratie. Si un véritable renouvellement des générations politiques passe par la création d’une nouvelle conception idéologique, là nous sommes loin d’apercevoir, encore, le bout du tunnel. Cela dépendra d’un certain nombre de mesures qui ne sont pas encore en place : un âge limite d’exercice du pouvoir, une limite du cumul des mandats dans la durée, une représentation politique sociologiquement plus diversifiée, prise en compte de la diversité de la population : âge, sexe, origine (étrangère) et des couches sociales.

L’enjeu démocratique de demain est incertain. La tentation autoritaire plane dans le monde et le populisme reste une réponse toujours possible. Le temps dira s’il s’agit de politiques innovantes ou d’un habillage habile qui n’a rien de nouveau. Si c’est le cas, lentement, le retour au statu quo pourra avoir des conséquences désastreuses, d’autant qu’il est suivi d’un renforcement de la bipolarisation. Or, il serait une erreur d’interpréter la fragile confiance retrouvée du peuple dans le processus électoral avec un regain d’adhésion aux partis politiques classiques, tels qu’ils exercent le pouvoir depuis cinquante ans. Faut-il oublier que les principaux candidats et partis (sauf M. Le Pen) soutiennent un projet atlantiste et une Europe fédérale. Faut-il oublier que 53% des citoyens l’ont refusé en 2005 ? Ces contradictions sont le signe d’une crise politique grave, potentiellement explosive, et encore non résolue, toujours renvoyée à un futur lointain. Est-ce sur ? Rappelons aussi que le clivage droite-gauche est profondément mis en question.

Rappelons que les déçus de gauche sont restés plus fidèles au vote F.N. Le cas du Nord et de l’Est illustre bien cette situation. Dans le Nord-Pas-de-Calais il progresse même de 5000 voix par rapport à 2002. Ainsi la défaite pourrait bien être encaissée sans précipiter le FN dans une crise fatale. Un approfondissement de la stratégie d’ouverture est tout aussi possible. Marine Le Pen et d’autres sont au travail. La question pour le FN est peut-être : comme incarner une politique de défense des « sans grades » et des couches populaires en se métamorphosant en parti de tout le peuple.

La politique, perdant toute dimension symbolique, a cessé d’être le lieu du collectif pour se transformer dans une confrontation des désirs individuels et des intérêts négociables dans un espace public largement privatisé (ce qui équivaut à une dépolitisation de fait) et sans l’arbitrage d’une autorité morale reconnue. Ainsi la logique de rentabilité-efficacité poussée à ses extrêmes par les libéraux fait que l’existence quotidienne de l’économie de marché est devenue la société de marché. Bref, la raison économique gouverne et trans-forme la société toute entière, jusqu’à corrompre toutes les autres valeurs et tuer l’âme nationale. La société française reste aujourd’hui en cours de radicalisation, loin de s’orienter vers une vie politique plus consensuelle. Ainsi, parier sur l’usure du régime ou l’échec de la politique volontariste de M. Sarkozy serait la plus grave des erreurs stratégiques. Mais, y-a-t-il des vrais stratèges dans la cité ?


Par Alexandre Dorna

Source : http://www.comite-valmy.org