Egalité et Réconciliation
https://www.egaliteetreconciliation.fr/
 

Barack Obama, le cauchemar d’Hillary Clinton

Mardi 5 février, « Super Tuesday » : 22 Etats fédéraux organisent les primaires démocrates. Et la favorite du scrutin tremble face à un rival qui lui a volé le vote noir, décisif au Sud.



Taylor, 4 ans ET C. J., 6 ans, jouent à côté des barrières de sécurité. Le garçonnet fait rouler une petite voiture tandis que sa soeur est couchée sur son ours en peluche. Les deux enfants ont l’air un peu perdus dans la foule qui se presse autour du podium dressé dans le Convention Center de Columbia, capitale de la Caroline du Sud. Mais leur maman, Gwynette Waters, a voulu qu’ils assistent à un « moment qui sera historique pour eux aussi ». Ce professeur de 40 ans qui enseigne l’anglais dans un lycée voisin n’a d’yeux que pour Obama. « Barack, c’est notre Kennedy, un Kennedy noir », lance- t-elle dans un moment d’enthousiasme.

Quand le candidat pénètre dans la salle bondée - les gens ont fait la queue des heures par un froid polaire -, la foule est comme électrisée. Sa longue silhouette déliée vole au-dessus de ses supporters. Il passe devant un choeur de soul music. Les chanteurs, hommes et femmes, tous vêtus de noir, chavirent de bonheur. D’un pas ample et souple, il gagne le podium, gravit les marches et salue les milliers de gens venus l’écouter, des Noirs en majorité. Ses gestes sont empreints de grâce, comme s’il caressait l’air.

« We are part of something named Obama » (« Nous faisons partie de quelque chose qui s’appelle Obama »), affirme une banderole accrochée au mur. Et ce quelque chose a été plébiscité samedi 26 janvier par les électeurs démocrates de Caroline du Sud. Ils ont été 54 % à souhaiter que Barack Obama porte leurs couleurs à l’automne prochain dans le duel final face au candidat républicain, contre 27 % pour Hillary Clinton. L’ex-First Lady, qui devançait son rival d’une vingtaine de points au début de l’année dans les intentions de vote en Caroline du Sud, n’était plus qu’à égalité avec lui dans les sondages une semaine avant le scrutin, pour finir sur une défaite cuisante avec seulement la moitié des voix du candidat noir.

Que s’est-il passé ? En quelques jours, l’électorat « afro-américain », selon le terme qui remplace le mot « noir » dans les discours officiels, s’est déplacé dans sa quasi-intégralité vers Barack Obama. Quatre Noirs sur cinq lui ont donné leur suffrage dans un Etat où les gens de couleur font près de 60 % des électeurs démocrates. Comme si, d’un coup, le « rêve » de Martin Luther King, le pasteur baptiste de la Géorgie voisine, touchait à son aboutissement, à son but ultime : un Noir à la tête des Etats-Unis.

Pour Hillary Clinton, c’est un véritable cauchemar, comme l’a dit son biographe Carl Bernstein à la chaîne de télévision CNN. Elle qui a toujours lutté contre la discrimination et pour les droits civiques se retrouve opposée à un candidat noir. L’étudiante que l’assassinat du pasteur Martin Luther King, en 1968, bouleversa et révolta doit affronter le premier Noir en mesure de conquérir la Maison-Blanche. Car celui-ci, contrairement à son prédécesseur le révérend Jesse Jackson, fait figure de candidat éligible, de vainqueur potentiel, de président en puissance. Son curriculum vitæ parle à toute l’Amérique. Barack Obama n’est pas un enfant du Sud motivé par la revanche sur l’esclavage et la ségrégation. « Our time has come » (« Notre heure a sonné »), hurlait Jesse Jackson à ses auditoires au moment de se lancer dans les primaires de 1984 (il participa aussi à celles de 1988 et de 2004), exigeant un accès des Noirs au pouvoir aussi bien à Washington qu’au sein du parti démocrate. Barack Obama, lui, est né en 1961 sous la présidence Kennedy. Il a bénéficié à plein des droits civiques. Son parcours universitaire l’a porté vers les sommets de la société américaine.

« Ne sous-estimez pas quelqu’un qui possède un diplôme de droit de Harvard », martèle le représentant démocrate Elijah Cummings devant des électeurs d’Orangeburg, le comté le plus pauvre de Caroline du Sud, dont tous les élus sont noirs. Ce parlementaire qui siège dans la capitale, un des rares élus de couleur de Washington à activement soutenir Obama, continue sa harangue en expliquant que son candidat de coeur aurait pu « faire des millions » en devenant l’avocat de grandes sociétés, et qu’il a préféré se consacrer aux droits civiques et à la discrimination. Jalal Bey, 70 ans, postier à la retraite, approuve. Venus s’informer à cette réunion organisée par la section locale du parti démocrate, sa femme Nagiyah et lui y ont renforcé leur intention de vote : « Obama n’a peut-être pas l’expérience de Hillary, mais il a la vision. »

S’il est devenu le candidat de la minorité noire, Barack Obama séduit déjà bien au-delà. « Il plaît aux jeunes, dit le Pr Alan Abramowitz, qui enseigne les sciences politiques à l’université Emory d’Atlanta (Géorgie). Et il séduit également une partie de l’élite démocrate : les universitaires, le monde de la culture, Hollywood. » Ce spécialiste des élections pense que Hillary Clinton, si elle remporte les primaires, ne pourra plus se passer de lui comme colistier. « Sans lui, il manquera des voix essentielles à la candidate, notamment dans la communauté noire », prédit Alan Abramowitz.

On n’en est pas encore là. A quelques jours du « Super-mardi » (le 5 février), où les électeurs démocrates de 22 Etats fédéraux sont appelés à se prononcer, notamment dans des Etats clés comme la Californie, New York, le New Jersey ou la Géorgie, l’ancienne First Lady fait figure de favorite. « Elle tient toujours le coeur de l’électorat démocrate : les syndicats, les retraités, une bonne partie des femmes et des Hispaniques », observe le Pr Abramowitz.

Le succès retentissant de Barack Obama en Caroline du Sud a cependant fait grandir l’incertitude sur l’issue des primaires et détérioré l’image de Bill Clinton, considéré hier comme un atout maître pour son épouse. Doté d’une cote de popularité exceptionnelle dans la communauté noire, l’ancien président a fait l’essentiel de la campagne dans cet Etat du Sud. Le prix Nobel de littérature Toni Morrison - qui soutient néanmoins Obama - ne l’avait-elle pas qualifié de « premier président noir des Etats-Unis » ? Preuve de sa place dans le coeur des Afro-Américains, une plaque portant son nom et ses empreintes de pas est scellée sur l’International Civic Rights Walk of Fame à Atlanta. Sur cette allée toute proche de l’église Ebenezer, où prêchait Martin Luther King, ne figurent, au milieu d’une trentaine de personnalités noires de premier plan, que deux autres présidents américains : Lyndon Johnson et Jimmy Carter.

Pendant la semaine qui a précédé le scrutin, Bill Clinton a sillonné les routes et animé les réunions électorales. Et il a commis l’erreur de sortir la grosse artillerie contre Barack Obama. « Ça suffit, avec le rêve », a-t-il lancé au rival de sa femme qui reprend à ses fins le discours de Martin Luther King. Ailleurs, il a qualifié de « conte de fées » l’argument de Barack Obama selon lequel il aurait toujours été opposé à la guerre d’Irak, contrairement à Hillary Clinton qui avait voté pour. Il l’a même accusé d’avoir fait l’éloge de Ronald Reagan. Ces critiques, reprises par son épouse lors d’un débat télévisé, ont beaucoup nui au couple. Les sondages à la sortie des urnes l’ont établi. L’atout Bill est devenu un mistigri. Et il devrait désormais revenir à son rôle initial d’ancien chef de l’Etat chargé de vanter les qualités de sa meilleure moitié.

En attendant, le mal est fait. Le clan Kennedy, conduit par Edward, le puissant sénateur du Massachusetts, a décidé de donner son appui à Barack Obama et de faire campagne pour lui. Un rude coup, pour Hillary Clinton. Le frère cadet de JFK, vice-doyen du Sénat de Washington (réélu sans discontinuer depuis 1962), l’a comparé à son frère John quand il s’est lancé à la conquête de la Maison-Blanche en 1960. Comme si son collègue noir de 46 ans allait redonner vie au mythe, Ted Kennedy a cité JFK qui avait rétorqué à son détracteur démocrate Harry Truman pendant la campagne : « Le monde change. Les vieilles méthodes ne marchent plus. Le temps est venu pour une nouvelle génération de leadership. »

Les électeurs démocrates l’entendront-ils ? Judy Wright, 46 ans, surveillante de prison de Caroline du Sud, y croit très fort : « Je ne le soutiens pas parce qu’il est noir. Je le soutiens parce qu’il va changer l’Amérique. »


Jean-Marc Gonin