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« Cleveland contre Wall Street », les subprime au cinéma

Le financement de l’immobilier « reste l’un des problèmes de politique économique les plus importants et les plus compliqués du pays », vient de reconnaître M. Timothy Geithner, ministre américain des finances. Mais, comme le rappelle le film de Jean-Stéphane Bron Cleveland contre Wall Street, il y a deux ans, interpellé à ce propos au cours de sa campagne électorale, M. Barack Obama avait déjà promis : « Je vais réparer tout ça. »

Rien n’est réparé. Et, tout comme Detroit, la ville de Cleveland compte au nombre des lieux où le désastre des subprime a frappé le plus durement les Américains. Dans cette grande cité de l’Ohio, et en particulier dans ses quartiers pauvres, des rues désertes découvrent des maisons en friche et des détritus qui s’entassent. La municipalité, dont les recettes fiscales se sont affaissées en raison de l’appauvrissement de ses habitants particulièrement atteints par le chômage, doit par surcroît consacrer chaque année des millions de dollars à la destruction de résidences que personne ne voudra jamais acheter et dont le destin est de pourrir sur pied.

La propriété immobilière, ce rêve américain... Il y a un an, parmi les propriétaires n’ayant pas fini de rembourser leur prêt, près d’un sur quatre (23% pour être précis) détenait un actif dont la valeur était inférieure à la dette qu’il avait consentie pour l’acquérir. Au Nevada, c’était 65% ; en Arizona, 48% ; en Floride, 45% (1). Cette année, le nombre des saisies excédera le total de 2009. Les élections législatives de mi-mandat, le 2 novembre prochain, auront ce contexte immobilier pour toile de fond.

Alors, interroge le film de Jean-Stéphane Bron, qui est coupable ? Le procès n’aura lieu qu’au cinéma, mais avec de vrais protagonistes de l’affaire (courtiers, propriétaires, expulsés). Le réalisateur a une petite idée du verdict qu’il souhaiterait, mais le débat contradictoire s’engage, et de vrais jurés vont le trancher. Si le travail cinématographique est pédagogique – qui n’a jamais entendu parler de la « crise des subprime », mais qui pourrait expliquer simplement de quoi il s’agit ? –, il n’est ni didactique, ni scolaire, ni démonstratif.

Les banques sont-elles donc vraiment responsables des dégâts occasionnés à la ville de Cleveland par la ruine de ses habitants incapables de rembourser des prêts trop « généreusement » consentis ? D’emblée, l’avocat de Wall Street suggère sa réponse : elles ne sont pas plus coupables que les autres ; elles ont voulu gagner de l’argent comme les autres. Comme ces habitants de Cleveland qui achetèrent des maisons trop chères pour eux. Eux aussi ont cherché à spéculer afin de pouvoir vivre au-dessus de leurs moyens. En définitive, nous dit-il, chacun, créancier ou débiteur, connaissait le risque qu’il prenait. Et, dans l’Amérique « land of the free, home of the brave » (2), quand les individus ne sont pas contraints d’agir revolver sur la tempe, quand ils se déterminent « librement », ils ne peuvent pas ensuite gémir qu’ils sont innocents des choix qu’ils ont faits. Si l’immobilier avait poursuivi son ascension, ils seraient devenus riches, n’est-ce pas ? Puisqu’il s’est écroulé, ils dormiront dans leur voiture. Et leurs enfants avec eux…

Rappel de la logique du système capitaliste, invocation de la responsabilité individuelle : ce registre-là est puissant, y compris pour la population pauvre de Cleveland qui en paie les conséquences au prix fort. Au reste, l’avocat de Wall Street est bien disposé à l’égard de ceux qui ont tout perdu. Il compatit même : « Nous voulons tous l’inaccessible. » L’une des victimes n’est pas aussi placide quand elle détaille la nature de sa « rapacité » à elle. Et de sa « liberté » de refuser un prêt. Elle gagnait huit dollars de l’heure, ne pouvait nourrir sa famille. Un jour, un courtier, payé à la commission pour placer des subprime (3), lui a proposé un crédit qu’elle n’aurait sans doute jamais réclamé spontanément. Elle a craqué ; elle sera punie. Elle n’avait rien ; elle aura moins encore. Elle comprend dorénavant un peu mieux le fonctionnement ordinaire de son pays. Mais, une fois absorbée cette leçon d’économie politique, il ne lui reste plus qu’à s’indigner de devoir travailler un peu plus pour contribuer aux bonus du PDG de la Chase Manhattan Bank.

Au fait, cette institution et les autres banques ont-elles vraiment pris un risque en prêtant à des pauvres, fût-ce à des taux exorbitants ? Même pas vraiment. Car les hypothèques ont à leur tour été transformées en produit financier, « titrisées », puis vendues à des épargnants en quête d’un rendement plus élevé qu’un vulgaire bon du Trésor. Ce fut cela aussi l’« innovation financière ». Le risque que les banques avaient pris, elles s’en défaussèrent presque aussitôt, le diffusant promptement à des millions d’investisseurs, gros mais aussi petits. Eux non plus ne comprenaient pas toujours ce qu’ils achetaient (le souhaitaient-ils vraiment, d’ailleurs ?) : ils appréciaient simplement que cela leur rapporte. Jusqu’au jour où...

Un participant au procès résume : d’un côté, quelques privilégiés ; de l’autre, des masses de candides. Rêvant d’un toit qui leur appartiendrait, de pouvoir payer des études à leurs enfants, un ordinateur, un bateau à moteur, de devenir plus riches malgré la stagnation des salaires. Au même moment, les banques avaient besoin de nouveaux clients. Elles encouragèrent donc les emprunts les plus divers. Et plongèrent dans la misère ceux qui ne purent plus les rembourser quand le marché de l’emploi (salaire) et celui de l’immobilier (prix escompté d’une revente éventuelle) se retournèrent.

Aux Etats-Unis, les banques ont été sauvées par l’Etat. Résultat : les adversaires républicains de M. Obama le qualifient de « socialiste »…

Serge Halimi (1) Lire « Homeowners’woes dim U.S. outlook », The Wall Street Journal Europe, 25 novembre 2009.

(2) L’hymne national américain comprend ce passage : « Le drapeau étoilé se déploie au-dessus du foyer des hommes libres (land of the free), de la terre des braves (home of the brave) ».

(3) C’est-à-dire des prêts accordés à des clients à risque, moyennant un taux d’intérêt sensiblement plus élevé.