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Eloge de la frontière (R. Debray)

Pour Régis Debray, si l’humanité contemporaine se plaît à s’imaginer qu’elle irait mieux sans frontières, c’est parce qu’elle va mal et ne sait comment guérir. Et si l’Europe est en pointe dans ce mouvement, c’est parce qu’on y va, dans l’ensemble, encore plus mal qu’ailleurs.

Le culte du « sans frontière » n’exprime, pour Debray, que l’angoisse de vivre – angoisse d’être un être, c’est-à-dire d’avoir des limites, des frontières, des bornes, pour marquer ce que l’on est et ce que l’on n’est pas. Le culte du « sans frontière », nous dit Régis Debray, exprime un désir d’anéantissement. Et la propagande bruxelloise, qui nous vante la « civilisation » rendue possible par l’unité, ne recouvre que l’effacement du distinct, de ce qui est enclos – et donc de la cité, et donc de la civilisation.

De toute manière, fait encore observer Debray, la réalité du monde contemporain, c’est la multiplication des frontières. Depuis 1991 et la chute de l’URSS, on en a tracé 27.000 kilomètres supplémentaires. Une fois de plus, les esprits à la mode ont une mode de retard. Pendant qu’ils nous chantent le « trans », « l’open », le « light » imprécis et flou, les vieilles fractures se réveillent, partout. Et le mode de gestion qui leur convient n’est pas la dénégation, mais au contraire la codification, l’inscription dans le signe, dans l’écrit, sur la carte. On nous dit que le monde s’unifie, c’est faux : il éclate. On nous dit qu’il faut moins de frontières pour surmonter des fractures dépassées, c’est encore plus faux : ce sont les frontières qui permettront de rendre les fractures vivables, alors qu’elles ne cessent de prouver qu’elles sont tout, sauf dépassées.

Voilà la thèse.

L’argumentaire, à l’appui de cette thèse, est très simple. Debray le développe longuement, de manière quasiment poétique, mais on peut le résumer en quelques paragraphes.

Tracer une frontière, explique Debray, est la condition sine qua non pour disposer d’un espace à organiser, donc pour rendre possible une organisation, quelle qu’elle soit. La séparation est la mère des êtres, et sans êtres distincts, il n’y a pas de cosmos à organiser. Le « cosmopolite » même n’est possible que parce qu’il existe des « polis » distinctes, dont les interactions forment le cosmos. Si l’univers entier était un tout non fragmenté, ni cosmopolitisme, ni esprit de clocher ne pourraient être, car ils ne pourraient être par opposition l’un à l’autre. Sans frontières, la pensée même devient impossible, parce qu’il n’est plus envisageable de créer des oppositions.

Une fois la frontière tracée, on fois qu’on sait qui est à l’intérieur et qui n’y est pas, on peut organiser l’espace circonscrit. C’est parce que cet espace est circonscrit qu’il peut être organisé, c’est à dire devenir un tout organique. C’est pourquoi la frontière présente toujours un caractère sacré : elle est à la racine du Vivant. C’est aussi pourquoi on crée des frontières à l’intérieur de la frontière : ces frontières internes permettent de créer des espaces de sacralité hiérarchisée. La limite, la séparation, la frontière est la mère de l’être, toujours. La peau est le premier organe reconnaissable dans l’ontogénèse des organismes multicellulaire, et ce n’est pas un hasard. Sans régulation entre lui et son environnement, un être ne peut organiser. Sans membranes internes, un organisme ne peut réguler son fonctionnement.

Après plusieurs décennies de fantasmes sur le « monde sans frontière », nous revenons, aujourd’hui, à ces vérités premières.

Pourquoi ? D’abord parce que l’économie hors sol est en train d’imploser, elle qui était, au fond, la tentative de matérialisation du fantasme « sans frontières ». Le hors sol était en effet le seul espace pouvant ignorer la frontière, puisque tout y est flux. Eh bien, c’est fini : la réduction de l’organique au systémique, via la confusion entre flux et échange, entre connexion et connivence, entre information et sens, vient de démontrer qu’elle ne pouvait durer. Le néant ne peut durablement mimer l’être.

Le contre-choc menace, même, d’aller au-delà de la réhabilitation de la frontière : il pourrait s’agir d’une épidémie de murs. Le réseau à la place de la cité, le flux à la place du site, tout cela finit par déstabiliser, par brutaliser les êtres humains – à qui l’on invente une habitation inhabitable. Du coup, l’envie de murs a progressé, au fur et à mesure que l’on empêchait la régulation par les frontières. L’ultra-local, voire le repli jusque dans la haine, dans la négation de l’altérité, finissent par apparaître obligatoirement, comme contre-pôle au « sans frontière » invivable. Repli sur l’identité raciale, sociale, culturelle, religieuse, idéologique : peu importe. Repli toujours, paniqué, d’un être humain qu’on a prétendu empêcher d’habiter dans un monde humain, donc limité, borné, encadré.

Quel remède ? D’abord comprendre qu’il faut donner, à chaque être, les moyens de s’évader de lui-même par le haut, à travers une auto-extériorité, quelque chose qui le produit dans un ordre supérieur pour le projeter vers une identité en destin. C’est ce qui fait que les êtres, individuels ou collectifs, peuvent s’accomplir à l’intérieur d’une frontière limitative : la limitation de l’expansion matérielle horizontale n’est rendue supportable que par l’ouverture d’une expansion symbolique verticale. Alors seulement, on dispose d’êtres prêts à vivre à l’intérieur des frontières, parce qu’ils pourront les respecter : le sacré sera vraiment sacré. Ce sont de tels êtres qui peuvent, ensuite, penser la frontière non comme un mur (à abattre pour s’étendre, à dresser pour se défendre), mais comme une peau, capable de respirer, donc d’organiser des échanges avec le milieu.

Bref, il faut faire exactement le contraire de ce que fait, par exemple, l’Union Européenne. L’UE, c’est la négation de l’évasion par le haut, le refus de fixer les frontières, la non-identité et le non-être. Et ce sera, au bout du compte, si on n’y prend pas garde, le retour des murs, partout, parce que les êtres vont se révolter contre un habitat inhabitable, contre une idéologie sans Idée, contre un espace sans limite donc sans protection, impérialiste donc informe, inorganique donc sur-administré, sans âme donc technicisé, machinal donc mort.

Pour éviter ce désastre, conclut Debray, nous n’avons pas aujourd’hui le droit de tracer des frontières : nous en avons le devoir.

 
 






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