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Emmanuel todd : ’’je serais trés étonné que l’Euro survive à 2011"

Que nous est-il permis d’espérer et que doit-on craindre en 2011 ? Le politologue, démographe et essayiste français Emmanuel Todd a accepté de se livrer, pour nous, à un « bilan et perspectives » étayé, plus spécifiquement centré sur la crise économique et financière qui secoue l’Europe.

Que retiendrez-vous de l’année 2010, qui vient de s’achever  ?

Je dirais que ce fut une année charnière. C’est l’année où les croyances, économiques et politiques dominantes de l’Occident sont arrivées au bout de quelque chose.

D’abord dans la gestion de la crise économique. J’ai été frappé par la prise de conscience concernant la relance, telle qu’on l’avait conçue lorsque la crise financière, puis la crise de la demande mondiale ont été diagnostiquées - chose qu’il fallait faire, précisons-le... -, qui n’allait pas suffire. Et pour une raison très simple : les plans de relance ont, à la rigueur, relancé les profits dans les économies occidentales, ont regonflé à un niveau acceptable les indicateurs boursiers, mais n’ont pas fait repartir l’emploi, les salaires. Malgré ces plans, la dégradation du niveau de vie a commencé ; aux Etats-Unis, les indicateurs mettent même en lumière une diminution de l’espérance de vie...

Les gens ont donc compris que dans une économie ouverte, dans un régime de libre-échange, si l’on réinjecte des signes monétaires ou des moyens de payement dans l’économie par en haut - plutôt par le système bancaire qu’autrement -, on crée de la demande, mais que cette demande ne modifie absolument pas le mécanisme de la compétition sur les salaires, mais que cela relance tout simplement les économies à bas salaires. En France par exemple, et j’imagine ailleurs, les plans de relance de l’après-crise ont abouti à une accélération de la désindustrialisation et des délocalisations...

Un « électrochoc » , donc...

Les gens l’ont compris mais, pour le moment, ils ne sont pas allés au bout de la compréhension. Cela réintroduit les différences traditionnelles entre Américains et Européens où, pour une fois, je ne peux plus dire que les Américains sont quand même moins bêtes parce qu’ils ont compris le problème de la demande globale, les mécanismes keynésiens de soutien à la demande, la notion de flexibilité monétaire, etc. On ne peut plus considérer qu’un plan de relance, en économie ouverte, est simplement mieux que les plans d’austérité européens. Les plans d’austérité européens ne sont pas une solution actuellement. Ils vont relancer la crise mondiale, et s’ils remettent l’économie mondiale en crise, pour le coup, l’économie chinoise, qui est gérée de façon extrêmement dangereuse par l’exportation, va s’effondrer. Mais ces plans d’austérité européens traduisent quand même, me semble-t-il, une volonté de ne pas faire de la relance pour autrui... Je dirais qu’ils sont un premier pas vers le protectionnisme, mais dans la mesure où il s’agit d’un protectionnisme par contraction de sa propre demande, c’est ce que l’on peut appeler un « protectionnisme bête » . Moi, je me bats depuis longtemps pour un « protectionnisme intelligent » . Je vais y revenir.

C’est le deuxième tournant. Le premier concerne le premier élément de la pensée unique : le libre-échange. Le deuxième est sur l’euro. L’acquis du dernier trimestre de 2010, c’est qu’on est arrivé au bout de la croyance en l’euro comme horizon spécifique pour l’Europe. Il s’agit donc d’une année chargée en termes de prises de conscience !

Sur quoi cela pourrait-il déboucher ?

Paradoxalement, la crise, l’effondrement de croyances qui font du mal au continent, au monde développé et à la planète, c’est déjà inespéré ! On a trop longtemps vu de sympathiques gouvernements se réunissant paisiblement - ce qui est une bonne chose -, conclure leurs travaux en expliquant qu’ils allaient défendre bec et ongles le mécanisme qui produisait la crise, à savoir le libre-échange. Or, le libre-échange, c’est quoi ? C’est la guerre de tous contre tous sur le plan économique, c’est la concurrence sur le coût du travail, sur l’efficacité économique.

Cela dit, comment va être l’année 2011 ? On va avoir des surprises. Je serais très étonné que l’euro, dans sa forme actuelle, survive à l’année 2011. S’il survit, ce sera dans un contexte de réorientation générale des politiques économiques européennes.

Au final, cette crise pourrait donc, selon vous, se révéler positive ?

Oui. Mais l’une des choses qui me poussent à être très prudent, c’est la lenteur des processus idéologiques, la lenteur du débat, le caractère un peu amorphe de la société. En France par exemple, la façon dont la crise a ramené à la surface le vieux phantasme de la supériorité des conceptions économiques allemandes, ces choses qu’on entendait telles quelles à l’époque du « franc fort » , dans les années 80, a quelque chose d’inquiétant. Pour expliquer ce phénomène de lenteur, il y a le vieillissement des populations occidentales et ce que j’ai décrit dans mon dernier livre, Après la démocratie (Gallimard/Folio), à savoir un état d’atomisation des sociétés - avec des comportements narcissiques, des gens qui ne se soucient que d’eux-mêmes, une absence de croyances collectives - qui empêche la décision politique.

Donc, ce que je ressens, c’est une sorte de tension qui est devant nous, de bras de fer conceptuel entre deux tendances : la crise générale des conceptions qui devrait amener des évolutions et des prises de décisions rapides, et puis cette espèce de lenteur, de sénilité narcissique des sociétés développées, qui suggère que quand même, elles seraient capables de continuer à ne rien faire pendant toute une année...

Quid de l’euro, que vous avez évoqué plus haut ?

L’image qui me vient, c’est « acharnement thérapeutique » ... L’euro est une abstraction. Les sociétés nationales, avec leurs cultures, existent toujours. Il y a des différences de mentalités, de rythmes démographiques, il y a des traditions de discipline salariale en Allemagne qui ne sont pas concevables en France...

En fait, du temps des monnaies nationales, chacune des économies européennes avait son mode de régulation spécifique qui lui convenait. Des bureaucrates abstraits ont posé l’euro là-dessus et, bien entendu, ça ne marche pas. Et toutes les tentatives institutionnelles, bancaires ou autres, pour que ça fonctionne, ne peuvent pas marcher. Tant que l’Europe est en économie ouverte, dans le régime de libre-échange, il y a une guerre économique acharnée entre les économies européennes dans laquelle l’Allemagne est la plus forte parce qu’elle pratique mieux la compression du coût salarial. Mais dans ce contexte, l’euro est une sorte de prison pour tout le monde, pour laisser les plus faibles ou les moins capables se torturer au niveau salarial, à la merci de l’Allemagne. Attention, je n’en veux pas du tout à l’Allemagne : il y a de l’aveuglement et du narcissisme là-bas comme en France...

Comment sortir de cette situation ?

De deux manières : par le bas ou par le haut. Par le bas, c’est admettre que l’euro est foutu. Puis on en sort et on revient aux monnaies nationales. Pour moi, ce n’est pas optimal : je ne suis pas du tout partisan de la disparition de l’euro. Simplement le système actuel est le pire concevable parce qu’il détruit une partie de l’industrie européenne, il dresse les Européens les uns contre les autres, il met l’Allemagne dans une position de domination mais aussi de cible, d’ennemi collectif pour l’Europe...

La sortie vers le haut : on veut sauver l’euro, on y tient vraiment et on accepte l’idée que le problème mondial, c’est le libre-échange, l’insuffisance de la demande. On fait revenir l’Europe à sa conception initiale de la préférence communautaire. On dit que l’Europe a le droit, dans un monde en guerre sur les coûts salariaux, de faire un virage protectionniste. On établit un protectionnisme européen raisonnable, coopératif, qui permet de relancer les salaires, l’investissement, la demande à l’échelle du continent. Dans un tel contexte, on rétablit un intérêt collectif européen, un bénéfice mutuel. Dans le domaine économique, les différences culturelles entre l’Allemagne et les autres pays cesseraient d’être un facteur de conflit et l’Europe retrouverait son véritable avantage compétitif dans le monde qui est sa diversité - avec l’euro, on a réussi à faire de la diversité européenne quelque chose de complètement négatif dans ses conséquences.

Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste à ce propos ?

Pour moi, l’explosion de l’euro, c’est une probabilité de 90 %. Ce qui provoquerait un trou d’air idéologique formidable mais, dans ce contexte, j’ai très très peur de l’effet de délégitimation des élites. Mais bon, les choses peuvent changer très vite : les populations sont quand même à des niveaux éducatifs très élevés, le sentiment d’une crise est là... Et puis les esprits ont évolué. En France, j’ai passé une dizaine d’années à être considéré comme un rigolo avec mon protectionnisme européen, maintenant ça va très bien pour moi, merci ! Évidemment, la grande réponse, c’est : « Ce n’est pas possible, on ne pourrait pas faire accepter ça aux Allemands, ils sont tournés vers l’extérieur, ils veulent conquérir des marchés en Chine, ils préféreraient d’ailleurs retourner au mark, etc. » Mais la chute de l’euro mettrait l’Allemagne à genoux, et les Allemands sont en train de comprendre qu’ils sont les principaux bénéficiaires de l’euro. Quand des Allemands disent qu’ils en ont marre de l’euro, marre de payer ces plans de sauvetage des États, qu’il faut en retourner au mark, etc., je pense qu’ils bluffent ! Je pense qu’ils ont compris que la fin de l’euro serait un désastre pour l’économie allemande. Et s’ils ont compris cela, il suffirait d’avoir un gouvernement français intelligent, qui arrête de faire des « cocoricos » ridicules, qui admette que l’Allemagne est l’économie dominante et qui lui demande de prendre ses responsabilités à l’échelle du continent, de prendre le leadership dans l’établissement d’un protectionnisme européen raisonnable, qui sera d’ailleurs favorable, en termes d’accroissement de la demande, à l’industrie allemande beaucoup plus que les quelques marchés chinois ne pourraient l’être...

Nicolas Sarkozy pourrait-il conclure son mandat de la sorte ?

Là, on retombe dans les paramètres lourds, pesants et qui rendent pessimistes.

On a énormément de mal à imaginer Sarkozy dans ce rôle. Si vous regardez sa trajectoire dans son rapport à l’Allemagne, il avait démarré très anti-Allemand. Il scandalisait les Allemands pas juste par sa vulgarité mais parce que de tempérament, il était anti-Allemand et pro-Américain. Il a fini par s’aligner sur l’Allemagne mais il faut tout de même constater la coïncidence chronologique entre la chute du sarkozysme et la remontée en puissance d’une vieille droite conne qui croit au discours de la rigueur, qui pense en termes d’équilibre budgétaire et de choses comme ça... Aujourd’hui, le sens du gouvernement Fillon II, c’est que Sarkozy n’a plus le pouvoir. Il est le premier président de la Ve République qui n’a pas eu le droit de renvoyer son Premier ministre... Donc, quand on dit : « Est-ce que Sarkozy pourrait ? » ... on ne sait plus très bien ce que Sarkozy peut. On n’a donc aucune raison d’être optimiste, d’autant que du côté du Parti socialiste - qui a certes accouché avec beaucoup de difficultés de la notion de « justes échanges » -, c’est très lent aussi. On est dans le people !

 






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