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Guerre civile en Libye et options militaires

Alors que le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit ce vendredi pour adopter des sanctions contre le régime Kadhafi, la violence de la répression en Libye a incité les pays européens, qui n’envisagent pas d’intervention militaire pour le moment, à entamer une démonstration de force… navale, qui a pris forme en quelques heures, avec une célérité inhabituelle. Une petite armada converge en direction des côtes libyennes, dans ce qui pourrait, à terme, devenir une véritable opération, mêlant la dissuasion à l’humanitaire.

Une quinzaine de navires de guerre ont reçu leurs ordres de route : la frégate britannique HMS Cumberland, retour d’océan Indien ; les frégates allemandes Brandenburg et Rheinland-Pfalz, avec un ravitailleur et 600 hommes ; la frégate grecque Psara ; le néerlandais Hr Ms Tromp, dérouté depuis la mer Rouge ; ainsi que quatre bâtiments italiens, deux turcs, et trois français : le Bâtiment de projection et de commandement (BPC) Mistral, les frégates Georges Leygues et Tourville.

Les navires des flottes de l’UE ou de l’OTAN présents en Méditerranée sont donc mis à contribution pour « montrer leur force » dans les parages de la Libye, sans qu’il s’agisse, pour le moment, d’une intervention militaire à proprement parler. Officiellement, chaque pays européen a surtout à cœur de montrer qu’il est prêt à protéger ses propres ressortissants (dont 6 000 étaient encore présents jeudi en Libye [1]). Ce vendredi matin, la chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, a indiqué que l’UE allait prendre des « mesures restrictives » aussi vite que possible pour stopper les violences en Libye.

Cordon de sécurité

La réunion des ministres européens de la défense, prévue de longue date à Budapest ces jeudi et vendredi, a constitué une instance providentielle de concertation sur ce cas libyen, et a pu accélérer la prise de conscience de l’UE. Mais il faudra plusieurs jours avant que ces forces navales soient éventuellement fédérées et placées sous commandement européen ou OTAN.

Des unités de forces spéciales, avec des moyens amphibies, sont ou pourront être prépositionnées sur les bâtiments rassemblés pour l’occasion, et servir en cas d’évolution encore plus dramatique de la situation. Cette présence navale au large, même immobile, peut contribuer à rassurer quelque peu les populations en butte à la répression du régime, et constituer un moyen de pression parmi d’autres. Les équipages des navires pourraient avoir également à accueillir et sécuriser d’éventuels réfugiés.

Dans la pratique, le déploiement de cette petite armada pourrait également constituer un cordon de sécurité afin d’éviter une fuite en masse par la mer de Libyens ou d’immigrés africains vers l’Europe – donnant plus de consistance à l’opération de surveillance « Hermès », entamée (sous la pression notamment de l’Italie, en première ligne) par l’agence européenne Frontex.

Zone d’exclusion

Membre d’un gouvernement qui a beaucoup à se faire pardonner sur ce dossier libyen, le ministre français de la défense, Alain Juppé, tout en souhaitant « de tout cœur » que M. Kadhafi « vive ses derniers moment de chef d’Etat », avait assuré jeudi matin qu’une intervention militaire n’était pas d’actualité. Il avait estimé tout de même que,« lorsqu’un gouvernement n’est pas capable de protéger sa population et qu’il l’agresse, la communauté internationale a le devoir d’intervenir ».

De son côté, le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Anders Fogh Rasmussen, avait affirmé jeudi que l’OTAN n’avait pas l’intention non plus d’intervenir, mais en paraissait moins sûr vendredi matin. Le Pentagone, comme c’est habituel, a présenté une série d’options militaires au président américain Barack Obama – observation, écoutes, brouillages, actions commando, parachutages, appui aérien, débarquement, etc. – en fonction des priorités déjà formulées par le président US : la protection des ressortissants et des intérêts américains, et la cessation des violences contre les civils.

Selon CNN, certains responsables du Pentagone sont peu favorables à l’engagement de forces à terre, craignant qu’une intervention de type offensif ne rende la répression encore plus dure.

Le Conseil de sécurité examine ce vendredi soir à New York une batterie de sanctions contre le régime libyen, dont un embargo sur les armes et une procédure devant la cour internationale de justice pour « crimes contre l’humanité », mais aussi le principe de l’établissement d’une « zone d’exclusion aérienne » : des avions militaires, par exemple européens ou américains, prendraient – sous mandat de l’ONU – le contrôle de l’espace aérien libyen, ce qui pourrait entraver d’éventuels bombardements de la chasse libyenne, mais n’empêcherait pas les combats au sol.

Matrice du régime

La guerre civile qui a éclaté en Libye – sur la lancée des mouvements de protestation en Tunisie et en Egypte, ses voisins immédiats – a fait plus de 600 victimes dans la population en une dizaine de jours ; la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Navi Pillay, s’inquiète ce vendredi de l’intensification « alarmante » de la répression contre la révolte populaire en Libye, qui a peut-être fait « des milliers de tués et blessés ».

Le régime, qui a déjà perdu le contrôle de la Cyrénaïque, dans l’est, et notamment des villes de Benghazi et Tobrouk, mais aussi de plusieurs cités dans l’Ouest, théâtres jeudi de violents combats avec l’armée, n’avait pas hésité à bombarder des zones où se trouvaient des civils, et à faire tirer à balles réelles sur les manifestants (lire Alain Gresh, « Faut-il intervenir militairement en Libye ? »). L’attitude définitive de l’armée – restant aux côtés de Kadhafi, ou s’efforçant d’être neutre, ou encore protégeant la population, voire basculant en faveur des insurgés – reste encore une inconnue des prochaines heures, même si les défections et désertions se sont multipliées ces derniers jours (voir plus loin).

Comme en Egypte, l’armée est la matrice de l’actuel régime libyen : en 1969, de jeunes « officiers libres » – pour la plupart des capitaines de moins de 30 ans –, émules de Nasser, avaient déposé le roi Idriss, « à la tête d’une monarchie corrompue et chancelante », et cela, « sans rencontrer une grande résistance » et « sous les yeux des Britanniques et des Américains qui avaient des bases militaires dans le pays [2] ».

Ubu Roi

Autour de Mouammar Kadhafi, qui avait pris la tête du mouvement, il ne reste plus aujourd’hui que trois anciens membres du Conseil de commandement de la révolution formé à l’époque. Ils assurent des tâches de représentation. Les autres ont été neutralisés, ou éliminés par celui qui ne se veut plus que « Guide », mais qui est surtout devenu, quarante ans plus tard, une espèce d’Ubu roi, quand ce n’est pas une sorte de « général Tapioca », à la façon des dictatures militaires latino-américaines des années 1950 [3].

Kadhafi s’est toujours méfié des forces armées libyennes. Elles ont été sérieusement épurées, au fil de la vingtaine de tentatives de coups d’Etat dont elles se seraient rendues coupables depuis 1969. Les généraux qui les commandent sont directement rattachés au « Guide », chef suprême des armées, et articulés avec certaines des tribus qui ont soutenu le régime. L’ensemble représente 60 000 hommes pour l’armée de terre, en majorité des conscrits.

Mal aimée

Les sept brigades qui forment les unités d’élite – dont la Garde de Kadhafi – sont confiées à des fils ou autres membres de la famille de Kadhafi, ou de sa tribu – les Ghedadfas. Elles représentent la moitié de l’effectif de l’armée de terre, et sont équipées avec du matériel récent, d’origine occidentale. Six d’entre elles sont actuellement concentrées autour de Tripoli, la capitale ; la septième, à l’est, a fait défection.

La seconde fraction de l’armée a été récemment privée de son chef (placé en résidence surveillée) ; elle est équipée avec du matériel ancien, souvent ex-soviétique, et insuffisamment entraînée. Ses plus hauts faits d’armes se sont limités à des incursions à répétition au Tchad, dans les années 1970 et 1980.

La relative réserve dont elle semble faire preuve dans le conflit actuel tient à ses traditions, et au fait qu’elle se sent la « mal aimée » du régime. Ses commandements sont réservés à l’entourage immédiat du dictateur, et elle est, comme toute la société libyenne, sous la surveillance des Comités révolutionnaires et des Comités populaires – instances d’impulsion et contrôle mises en place par le « Guide », et doublées de milices.

Défections en série

Des désertions sont signalées de toutes parts. Une des plus spectaculaires avait été celle de deux pilotes de Mirage F1, réfugiés à Malte avec leurs appareils, qui auraient refusé de tirer sur les civils. Des troupes se sont retirées, soit sur ordre, soit sous la pression de la rue ; la plupart des casernes ont été désertées dans les villes de l’Est. Il y aurait eu des scènes de « fraternisation », par exemple à Tobrouk. L’armée et la police dans la ville d’Adjabia, située dans l’est du pays, ont annoncé ce vendredi qu’elles se ralliaient à l’insurrection. A Benghazi, devant les caméras de journalistes occidentaux, des responsables policiers ont fait allégeance aux nouvelles autorités.

Dans une dépêche datée de jeudi à Al-Baïda, dans la région orientale riche en pétrole tombée aux mains des opposants, un correspondant de l’AFP rend compte de la défection de plusieurs généraux : « J’ai démissionné et je suis venu à Al-Baïda pour être solidaire de mon peuple », assure le général Salah Mathek, un responsable de la police judiciaire, qui a déserté comme une dizaine de généraux et de colonels. « Ils nous ont ordonnés d’attaquer le peuple et j’ai refusé », explique un autre général, Abdel Aziz al-Busta. « On parle de marcher sur Tripoli. Notre objectif est Tripoli, si Tripoli n’arrive pas à se libérer par lui-même », dit un autre officier, cité par l’AFP.

Mercenaires en stock

Le régime semble avoir eu recours aux mercenaires, pour faire le « sale travail » dans les rues : il s’agirait notamment de Tchadiens ou de Soudanais – des combattants enrôlés dans les fronts de libération divers et variés qui parcourent la région, qui sont actuellement désœuvrés, et pourraient avoir été intéressés par les primes et équipements promis par les recruteurs libyens. Quelques cadavres de mercenaires présumés ont été exhibés.

Il y a des précédents : l’ancienne « Légion islamique », engagée notamment au Tchad aux côtés de l’armée régulière libyenne, au sein de laquelle s’étaient enrôlés dans les années 1970-80 des jeunes Touaregs du Niger, hostiles au régime de Niamey.

A Agadez, au Nord du Niger, il était parfois question à nouveau, ces dernières années, d’enrôlement possible dans des unités spéciales libyennes, avec à la clé des possibilités de naturalisation, d’octroi de bourses et autres avantages matériels que l’on fait miroiter aux jeunes Touaregs qui se présenteraient au camp d’entraînement d’Oubari, dans le sud de la Libye. Le tout enrobé politiquement dans le rêve de Kadhafi, formulé en avril 2005 à Tombouctou (Mali), de créer un Etat du « Grand Sahara », regroupant son pays et la partie septentrionale du Mali et du Niger, territoire ancestral des Touaregs. Notes

[1] Parmi les étrangers bloqués en Libye, il y aurait également 150 000 Asiatiques, pour la plupart ouvriers.

[2] Abdelaziz Barrouhi, Jeune Afrique, 9 septembre 2009.

[3] Ce personnage des aventures de Tintin, « tyran cruel et vaniteux », a été inspiré au dessinateur Hergé par le dictateur fascisant de la République Dominicaine, Rafaël Trujillo (1891-1961).