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"La Chine entend détrôner la puissance militaire navale du Japon"

Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherche au CNRS et auteur de "La Politique internationale de la Chine", sorti en 2010 aux éditions des Presses de Sciences-Po, dirige le département de science politique et d’études.

Les Chinois – ainsi que Taïwan – revendiquent la souveraineté des îles Diaoyu (Senkaku en japonais), qui sont sous administration japonaise et que les Japonais considèrent comme partie de leur territoire. Sur quelles bases s’appuient leurs revendications ?

Jean-Pierre Cabestan : Les Chinois avancent de nombreux arguments historiques : leur inclusion dans le système de défense côtière de l’Empire, leur mention sur des cartes et, surtout, le don de trois de ces îles par l’impératrice Cixi à l’un de ses herboristes, Sheng Xuanhuai en 1893, c’est-à-dire deux ans avant la prise de possession physique des îlots par les Japonais.

Mais le problème est que les Chinois n’ont jamais occupé les îles Diaoyu. L’édit de Cixi ne constituait qu’une simple "prétention de souveraineté". Ces îles étaient donc, au regard du droit international, une terra nullius ("territoire sans maître"). Les Japonais, qui étaient très au fait du droit occidental à la fin de l’ère Meiji, l’ont très bien compris. En pleine guerre sino-japonaise, et quelques mois avant le traité de Shimoneseki (1895), ils ont annexé ces îles à la demande.

La position chinoise sur les îles Diaoyu est donc assez faible. Les Japonais les occupent physiquement depuis plus de cent ans. En 1945, les Chinois, quand ils reprirent possession de Taïwan après la défaite nippone, n’ont pas demandé le retour dans leur giron des îles Senkaku, qui seront placées avec Okinawa sous administration américaine jusqu’en 1972. Les Américains les utilisent alors comme champ de tir. Il faudra attendre la fin des années 1960 pour qu’une revendication chinoise – et taïwanaise – prenne forme.

Lors de la rétrocession de l’administration d’Okinawa au Japon en 1972, les Américains adopteront une position de neutralité sur la question de la souveraineté. Mais il était inimaginable que les Etats-Unis séparent les îles Senkaku des Rykyu et honorent la revendication chinoise, ou plutôt taiwanaise, Washington ayant encore des liens officiels avec Taipei.

A l’époque, comme aujourd’hui, la priorité pour les Etats-Unis était l’allié japonais. Et, de fait, les îles Senkaku sont incluses dans le périmètre du traité de sécurité nippo-américain. Toute attaque de ces îles de la part de la Chine contraindrait en théorie les Américains à intervenir.

Par conséquent, même si depuis 1972 les revendications de la Chine ont pris de l’ampleur, il n’y a jamais eu de sa part tentative de récupération par la force, mais juste quelques actions symboliques de la part d’activistes de Taïwan, de Hongkong et, plus récemment, de la République populaire de Chine, qui tentent d’y accoster pour y planter le drapeau chinois auquel ils s’identifient, et se font immanquablement arrêter par les garde-côtes japonais.

Comment peut-on décrypter la crise diplomatique entre la Chine et le Japon autour de ces îles, provoquée par la détention par les autorités japonaises d’un capitaine de chalutier chinois qui aurait percuté intentionnellement un navire des garde-côtes nippons ?

L’impression qui prédomine, c’est que, à travers ce conflit, la Chine cherche à réactiver sa revendication sur les îles Diaoyu, et plus généralement à affirmer sa puissance. Peut-être aussi tenter, de manière indirecte, d’intégrer ces îles dans ce qu’elle appelle "ses intérêts fondamentaux". Car il est avéré que le chalutier chinois ne se trouvait pas dans la zone de pêche agréée par les deux pays en 1997, distante de plus de 50 milles des îles Senkaku, mais a tenté de pénétrer dans la limite des 12 milles de cet archipel, et donc dans des eaux considérées comme territoriales par le Japon.

Le chalutier a refusé d’obtempérer aux injonctions des garde-côtes japonais et a percuté l’un d’entre eux. En outre, d’après des sources japonaises, le capitaine du bateau chinois était ivre lors de son arrestation.

Quant aux Japonais, on peut dire que, s’ils sont intervenus de manière aussi déterminée cette fois, c’est parce qu’ils considèrent qu’il y a une augmentation très nette du nombre de bateaux de pêche chinois dans les eaux poissonneuses proches des îles Senkaku depuis le début de l’année.

Ils auraient donc voulu mettre un coup d’arrêt à cette tendance, si on en croit un rapport présenté récemment à la Diète japonaise qui signale une recrudescence d’incidents entre garde-côtes nippons et pêcheurs chinois.

On constate toutefois que les Japonais gèrent l’affaire de manière assez flegmatique et ont évité d’envenimer les choses. Leur ambassadeur à Pékin s’est rendu sans délai aux six convocations du ministère chinois des affaires étrangères. Ils jouent la force tranquille. Mais la force quand même, puisque le capitaine du bateau chinois a été arrêté et fait l’objet de poursuites judiciaires.

Quels sont les enjeux de ces îles pour la Chine, en plus de leurs réserves potentielles en hydrocarbures ?

Ils sont stratégiques et économiques. D’un côté, la marine chinoise est de plus en plus active à l’intérieur de ce qu’on appelle la première chaîne d’îles, car elle veut pouvoir accéder plus facilement à la haute mer, pour satisfaire ses nouvelles ambitions océaniques.

Le problème est que la Chine est enclavée par de nombreux archipels : pour accéder à l’espace océanique, elle doit passer notamment par la zone d’Okinawa ou le détroit de Malacca.

C’est la raison pour laquelle les Chinois cherchent à imposer aux Japonais un droit de "passage innocent" dans leur zone économique exclusive (ZEE) située autour d’Okinawa, en s’appuyant sur une interprétation du droit de la mer qu’ils ne respectent pas pour eux-mêmes.

En effet, ils refusent d’accorder ce droit aux navires de la 7e flotte américaine en mer de Chine méridionale. D’un autre côté, la Chine et le Japon sont en conflit sur la délimitation de la ZEE en mer de Chine orientale dans une zone censée posséder d’importantes réserves en hydrocarbures, appelée par Pékin "Chunxiao", et par Tokyo "Shirakaba".

Les deux pays sont parvenus à un accord de principe sur l’exploitation en commun de cette zone contestée en 2008, mais, concrètement, il n’a jamais été mis en application et les négociations n’avancent pas. Au contraire, au printemps 2010, un hélicoptère chinois s‘est approché à moins de 100 mètres d’un bateau de guerre japonais qui s’était aventuré dans cette zone. On assiste donc à une intensification des gesticulations stratégiques de part et d‘autre.

Quels sont ces nouvelles ambitions de la marine chinoise ?

La Chine entend se doter d’une marine moderne, océanique, dotée d’une capacité de défense et de projection sans précédent. Le symbole en sera un premier porte-avions aujourd’hui en construction, dont la mise en service est prévue pour 2014-2015.

Son grand rival est la marine japonaise, essentiellement défensive certes, mais dotée de bateaux extrêmement modernes et de systèmes anti-missiles très sophistiqués (Aegis). Les Japonais ont aujourd’hui la meilleure marine d’Asie, et la Chine a évidemment l’ambition de les détrôner. Certaines de ces démonstrations de la nouvelle puissance maritime chinoise sont bien accueillies, comme sa participation aux opérations anti-piraterie dans le golfe d’Aden.

On note aussi une présence croissante et remarquée de la marine chinoise dans l’océan Indien. Tout cela correspond aussi à une volonté de mieux protéger les intérêts chinois à l’extérieur.

Mais il y a des limites à cette montée en puissance : la marine chinoise n’a pas pour objectif d’atteindre une quelconque parité avec la marine américaine, et d’ailleurs elle ne le pourrait pas. Celle-ci continue de contrôler de fait un certain nombre de détroits, comme celui de Malacca.

La Chine a montré son ambition de se doter d’armes "tueuses de porte-avions", c’est-à-dire capables de neutraliser un groupe aéronaval américain, mais une telle capacité n’est développée que pour faire face à la 7e flotte dans le cadre d’un conflit autour de Taïwan.

En outre, cette stratégie de défense asymétrique est loin d’avoir fait ses preuves. Le futur porte-avion chinois sera avant tout un symbole de puissance. La Chine est encore loin de posséder un groupe aéronaval véritablement opérationnel, comprenant bateaux de ravitaillement, destroyers et sous-marins.

Quelle stratégie la Chine poursuit-elle vis-àvis des pays d’Asie du Sud-Est ?

Les Chinois sont très sourcilleux quant à la défense de leurs zones. Ils sont très actifs et il y a des conflits réguliers avec ces pays, notamment dans le domaine de la pêche. Petit à petit, les Chinois veulent étendre et faire accepter par leurs voisins ce qu’ils estiment constituer leur ZEE en mer de Chine du Sud.

Ils ont ainsi récemment soumis un certain nombre de cartes délimitant cette zone à l’ONU. Afin d’étendre sa ZEE, la Chine a été tentée de multiplier les implantations permanentes. En 1995, elle a construit des installations sur l’archipel des Mischief, revendiqué également par les Philippines.

Néanmoins, en 2002, à Phnom Penh (Cambodge), le gouvernement chinois a accepté avec les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) de mettre de côté les questions de souveraineté, de respecter le statu quo des occupations respectives et d’exploiter en commun la mer de Chine méridionale.

Une initiative qui n’a pas été suivie d’effets : aucun projet conjoint de développement ou même d’exploration n’a été mis sur pied.

Les Chinois s’efforcent de diviser pour régner, et privilégient systématiquement les accords bilatéraux qui les placent en position de force.

Comment les pays du Sud-Est asiatique voient-ils la montée en puissance chinoise ?

Ils sont très ambivalents : d’abord parce qu’ils font beaucoup de commerce avec la Chine. Certes, non sans problèmes : certains ont des doutes sur la zone de libre-échange entre la Chine et l’ASEAN [entrée en vigueur en 2010], car celle-ci contribue à accroître leurs déficits et leur dépendance vis-à-vis de la Chine. Ensuite, nombre de ces pays ont aussi d’importantes communautés chinoises, ce qui les oblige à la retenue, du moins de façade. Car on peut dire qu’ils font tout pour que les Américains restent !

De plus, cet ensemble de pays est loin d’être homogène, certains sont plus pro-Chinois que d’autres, à l’instar de la Birmanie. Mais cette dernière s’applique aussi à cultiver ses relations avec l’Inde afin de faire contrepoids à la Chine.

D’autres pays sont directement liés aux Américains, telles les Philippines et la Thaïlande, par des accords de sécurité. Les pays musulmans ont des relations plus compliquées avec la Chine, notamment la Malaisie et, surtout, l’Indonésie.

En juillet, à Hanoï, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a déclaré que les Etats-Unis concevaient comme leur "intérêt national, la liberté de navigation, l’accès aux parties maritimes communes asiatiques, ainsi que le respect de la loi internationale en mer de Chine méridionale". Que signifie cette prise de position ?

Il s’agit d’une mise en garde adressée aux Chinois. Pour Washington, garantir la liberté de navigation dans une zone où passe une grande partie des approvisionnements pétroliers du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan est essentiel. Les Etas-Unis demandent aussi à la Chine de tenir compte des positions différentes des pays riverains en matière d’application du droit de la mer et notamment sur la question des ZEE.

Cette connivence entre les Etats-Unis et l’ASEAN est évidemment mal accueillie par la Chine, qui y voit la constitution d’une ligue, voire d’un "complot" contre ses intérêts.