C’est dans la sixième satire de Juvénal que se trouve formulé ce qui semble être devenu le principe ordonnateur de nos sociétés libérales plongeant leurs racines dans la culture de mort : « Je le veux, je l’ordonne ainsi, que ma volonté tienne lieu de raison. »
Le contexte dans lequel elle est prononcée est très édifiant. Une femme exige de son mari la mise à mort d’un esclave par crucifixion. Le mari en est heurté « Pour quel crime ? Pourquoi la croix ? Y a-t-il un témoin ? Un plaignant ? Enquête ! On ne prend jamais trop de temps pour décider de la mort d’un homme ! » Sa femme enrage « Ô le fou ! Comme ça, un esclave est un homme ! Il n’a rien fait ? Et alors ! » et conclut par « Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas »( « je le veux, je l’ordonne ainsi, que ma volonté tienne lieu de raison. »)
Martin Dauch dans L’individualisme totalitaire (dans les Actes de l’Université d’été de Renaissance catholique : La démocratie peut-elle devenir totalitaire ?) nous apprend que Pierre Boutang, dans son Précis de Foutriquet ( un pamphlet consacré à Giscard), voyait dans cet adage despotique un « modèle de tyrannie, femmeline, molle et pourtant absolue » et mettait en parallèle le meurtre de l’esclave et l’avortement « Est-ce qu’un esclave ou un enfant à naître est un homme ? Quoi ? Ilo n’avait rien fait qui justifie l’acte, alors qu’il entrave la sainte liberté de la femme ? Allons ! Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. »
Et précisément, à la fin de cette satire Juvénal parle sans équivoque de l’avortement : Les trucs et les drogues des professionnelles sont si efficaces pour rendre inféconde ou tuer un bébé dans un ventre qu’on n’accouche guère dans les lits dorés ».
L’avortement a plongé la civilisation occidentale dans la fange en l’aliénant au principe qui fait de l’individu la mesure de toute chose. Comme l’écrit Boutang, entre la harpie de Juvénal et l’avorteuse se dévoile une même figure « de femme pleinement libérée, despotique, (de) femme devenue l’individu absolu, ivre de ne se sentir plus ni fille, ni épouse, ni mère. » Ce qui correspond en tous points à la définition du libéralisme donnée par Giscard dans un entretien au Nouvel Obs en 1974. Selon lui, le libéralisme pouvait se traduire par un « transfert aux individus isolés ou organisées des responsabilités de décision, de comportement et de choix. Cela dans le maximum de domaines possibles. C’est ainsi que sur un certain nombre de textes controversés, j’ai pris (…) des positions libérales. La Loi sur l’avortement par exemple. J’estime qu’en un tel domaine, quels que soient les principes ou les croyances de chacun, la loi n’a pas à se substituer à l’appréciation personnelle des intéressés. Cette sorte de libéralisme est, à mon avis, la meilleure forme de gouvernement possible. »
Martin Dauch conclut fort pertinemment :
« Si l’individualisme se présente comme un anti-totalitatisme, il débouche donc en réalité sur une nouvelle tyrannie. Le paradoxe n’est qu’apparent, car les deux aspects sont étroitement liés. L’autorisation légale donnée à la mère de tuer son enfant est présentée comme un grand progrès sous prétexte qu’elle mettrait fin à une ingérence intolérable de l’Etat dans la vie des individus. Comme le mari de Juvénal, le pouvoir légitime doit s’effacer devant le mythe de l’individu-roi. »