La situation a peu changé depuis lors. L’administration Bush a toujours refusé de traiter avec Arafat. Après sa mort, elle a embrassé le nouveau responsable palestinien, Mahmoud Abbas, mais n’a pas fait beaucoup pour l’aider. Sharon a continué à développer son plan pour imposer un règlement unilatéral aux Palestiniens, basé sur le « désengagement » de Gaza couplé à l’expansion continue en Cisjordanie . En refusant de négocier avec Abbas et en faisant en sorte qu’il lui soit impossible de fournir des avantages réels aux Palestiniens, la stratégie de Sharon a contribué directement à la victoire électorale du Hamas. Avec le Hamas au pouvoir, Israël a une autre excuse pour ne pas négocier. L’administration américaine a soutenu les actions de Sharon (et celles de son successeur, Ehud Olmert). Bush a même approuvé les annexions unilatérales israéliennes dans les territoires occupés, inversant la politique déclarée de tout président depuis Lyndon Johnson.
Les responsables américains ont légèrement critiqué quelques actions israéliennes, mais n’ont pas fait grand chose pour aider à la création d’un État palestinien viable. Sharon a « accroché Bush autour de son petit doigt », a déclaré l’ancien conseiller à la Sécurité nationale, Brent Scowcroft, en octobre 2004. Si Bush essaye d’éloigner les États-Unis d’Israël, ou même de critiquer des actions israéliennes dans les territoires occupés, il est sûr d’avoir à affronter la colère du Lobby et de ses défenseurs au Congrès. Les candidats Démocrates à l’élection présidentielle comprennent que ce sont des choses de la vie, c’est la raison pour laquelle John Kerry s’est donné beaucoup de mal pour montrer un soutien sans faille à Israël en 2004, et c’est pourquoi Hillary Clinton fait la même chose aujourd’hui.
Maintenir un soutien américain à la politique d’Israël contre les Palestiniens est essentiel en ce qui concerne le Lobby, mais ses ambitions ne s’arrêtent pas là. Il veut également que l’Amérique aide Israël à rester la puissance régionale dominante. Le gouvernement israélien et les groupes pro-Israéliens aux États-Unis ont travaillé ensemble pour façonner la politique de l’administration envers l’Irak, la Syrie et l’Iran, ainsi que son grand programme pour réorganiser le Moyen-Orient.
La pression d’Israël et du Lobby n’était pas le seul facteur derrière la décision d’attaquer l’Irak en mars 2003, mais elle était critique. Quelques Américains pensent que c’était une guerre pour le pétrole, mais il y a peu de preuve directe pour soutenir cette affirmation. Au lieu de cela, la guerre a été motivée, en grande partie, par un désir de rendre Israël plus sûr. Selon Philip Zelikow, un ancien membre du Foreign Intelligence Advisory Board du Président, le directeur exécutif de la Commission du 11 Septembre, et maintenant conseiller de Condoleezza Rice, la « véritable menace » de l’Irak n’était pas une menace pour les États-Unis. La « menace non-dite » était la « menace pour Israël », a déclaré Zelikow devant un public de l’université de Virginie en septembre 2002. « Le gouvernement américain, a-t-il ajouté, ne veut pas trop appuyer là-dessus de façon rhétorique, parce que ce n’est pas un argument populaire. »
Le 16 août 2002, 11 jours avant que Dick Cheney lance la campagne pour la guerre avec un discours devant les Vétérans des guerres étrangères, le Washington Post indiquait qu’« Israël poussait les responsables américains à ne pas retarder une attaque militaire contre l’Irak de Saddam Hussein ». Grâce à cela, selon Sharon, la coordination stratégique entre Israël et les États-Unis a atteint « des dimensions sans précédent », et les responsables des renseignements israéliens ont donné à Washington une variété de rapports alarmants au sujet des programmes du WMD de l’Irak. Comme l’a dit plus tard un général à la retraite israélien : « Les renseignements israéliens étaient associés à part entière dans l’image présentée par les renseignements Americains et Britanniques concernant les capacités non conventionnelles de l’Irak. »
Les leaders israéliens furent profondément affligés quand Bush a décidé de demander l’autorisation du Conseil de sécurité pour la guerre, et furent encore plus inquiets quand Saddam a accepté de laisser entrer des inspecteurs de l’ONU. « La campagne contre Saddam Hussein est un must », a déclaré Shimon Peres aux journalistes en septembre 2002. « Les inspections et les inspecteurs sont bons pour les gens honorables, mais les gens malhonnêtes peuvent les surmonter facilement. »
Au même moment, Ehud Barak écrivait un éditorial dans le New York Times avertissant que « le plus grand risque se situe maintenant dans l’inaction ». Son prédécesseur, en tant que Premier ministre, Benyamin Netanyahu, publiait un article semblable dans le Wall Street Journal, intitulé : « La question du renversement de Saddam ». « Aujourd’hui il n’y a rien d’autre à faire que de démanteler son régime, déclarait-il. Je crois pouvoir parler pour la majorité écrasante des Israéliens en soutenant une frappe préventive contre le régime de Saddam. » Ou comme Ha’aretz l’a rapporté en février 2003 : « Le leadership militaire et politique aspire à une guerre en Irak. »
Comme l’a suggéré Netanyahu, pourtant, le désir d’une guerre n’était pas limité aux leaders israéliens. Indépendamment du Koweït, que Saddam avait envahi en 1990, Israël était le seul pays au monde où les politiciens et le public étaient en faveur de la guerre. Comme l’observait à l’époque le journaliste Gideon Levy : « Israël est le seul pays en Occident dont les responsables soutiennent la guerre sans réserves et où aucune opinion alternative n’est exprimée. » En fait, les Israéliens étaient tellement va-t-en-guerre que leurs alliés en Amérique leur ont demandé de réduire leur rhétorique, ou cela serait vu comme si la guerre était engagée au nom d’Israël.
Aux États-Unis, la principale force motrice derrière la guerre était une petite bande des néo-conservateurs, dont beaucoup avaient des liens avec le Likoud. Mais les chefs des principales organisations du Lobby prêtaient leurs voix à la campagne. « Alors que le président Bush essayait de vendre... la guerre en Irak, rapportait The Forward, les plus importantes organisations juives d’Amérique se sont rassemblées pour ne faire qu’un et le défendre. Déclaration après déclaration, les chefs de la communauté ont souligné la nécessité de débarrasser le monde de Saddam Hussein et de ses armes de destruction massive. » L’éditorial continue en disant que : « L’inquiétude pour la sécurité d’Israël a été un facteur légitime dans les discussions des principaux groupes juifs. »
Bien que les néo-conservateurs et d’autres leaders du Lobby aient été désireux d’envahir l’Irak, la majeure partie de la communauté juive américaine ne l’était pas. Juste après que la guerre ait commencé, Samuel Freedman a signalé que « une compilation des sondages d’opinion dans tout le pays effectué par le Pew Research Center montre que les juifs sont moins enclins à soutenir la guerre contre l’Irak que la population dans son ensemble, 52 % contre 62 % ». En clair, il serait erroné de blâmer la guerre en Irak sur « l’influence juive ». Par contre, c’était en grande partie dû à l’influence du Lobby, et en particulier à celle des néo-conservateurs qui en ont font partie.
Les néo-conservateurs étaient déterminés à renverser Saddam même avant que Bush soit élu président. Ils ont causé une agitation, début 1998, en publiant deux lettres ouvertes à Clinton, demandant le renversement de Saddam du pouvoir. Les signataires, dont beaucoup avaient des liens étroits avec les groupes pro-Israéliens comme le JINSA ou WINEP, et qui incluaient Elliot Abrams, John Bolton, Douglas Feith, William Kristol, Bernard Lewis, Donald Rumsfeld, Richard Perle et Paul Wolfowitz, avaient quelques problèmes à persuader l’administration Clinton d’adopter l’objectif général d’évincer Saddam. Mais ils ne pouvaient pas vendre une guerre pour atteindre cet objectif. Ils ne furent pas non plus capables de générer l’enthousiasme pour envahir l’Irak pendant les premiers mois de l’administration Bush. Ils avaient besoin d’aide pour atteindre leur but. Cette aide est arrivée avec le 11 Septembre. Précisément, les événements de ce jour-là ont mené Bush et Cheney à changer de direction et à devenir de forts partisans d’une guerre préventive.
Lors d’une réunion clé avec Bush à Camp David le 15 septembre, Wolfowitz a préconisé d’attaquer l’Irak avant l’Afghanistan, quoiqu’il n’y ait eu aucune preuve que Saddam était impliqué dans les attaques contre les États-Unis et que l’on savait que Ben Laden était en Afghanistan. Bush a rejeté son conseil et a choisi d’aller attaquer l’Afghanistan, mais la guerre avec l’Irak était maintenant envisagée comme une possibilité sérieuse et le 21 novembre, le Président a chargé les planificateurs militaires de développer des plans concrets pour une invasion.
D’autres néo-conservateurs étaient pendant ce temps au travail dans les couloirs du pouvoir. Nous n’avons pas encore l’histoire complète, mais des professeurs comme Bernard Lewis de Princeton et Fouad Ajami de Johns Hopkins auraient joué des rôles importants en persuadant Cheney que la guerre était la meilleure option. Cependant des néo-conservateurs de son équipe – Eric Edelman, John Hannah et Scooter Libby, le chef d’état-major de Cheney et l’un des individus les plus puissants dans l’administration – ont également joué leur rôle. Début 2002, Cheney avait persuadé Bush ; et avec Bush et Cheney à bord, la guerre était inévitable.
À l’extérieur de l’administration, des experts néo-conservateurs n’avaient pas perdu de temps à rendre l’invasion de l’Irak une chose essentielle pour gagner la guerre contre le terrorisme. Leurs efforts étaient conçus en partie pour maintenir la pression sur Bush, et pour triompher en partie d’une opposition à la guerre à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement. Le 20 septembre, un groupe de proéminents néo-conservateurs et leurs alliés ont publié une autre lettre ouverte : « Même si aucune preuve ne lie directement l’Irak à l’attaque, dit-elle, toute stratégie visant l’extirpation du terrorisme et ses commanditaires doit inclure un effort déterminé pour renverser Saddam Hussein du pouvoir en Irak. » La lettre rappelait également à Bush que « Israël était et restait l’allié le plus sûr de l’Amérique contre le terrorisme international. » Dans le Weekly Standard du 1er octobre, Robert Kagan et William Kristol demandaient un changement de régime en Irak dès que les talibans seraient battus. Le même jour, Charles Krauthammer arguait dans le Washington Post que lorsque les États-Unis auraient terminé la guerre en Afghanistan, la Syrie devrait être le prochain, suivi de l’Iran et de l’Irak : « La guerre contre le terrorisme se conclura à Bagdad, [quand nous achèverons] le régime terroriste le plus dangereux au monde. »
C’était le début d’une campagne de relations publiques implacable pour gagner le soutien d’une invasion de l’Irak, dont une partie cruciale était la manipulation des renseignements de façon à faire croire que Saddam constituait une menace imminente. Par exemple, Libby a fait pression sur les analystes de la CIA pour qu’ils trouvent des preuves pour la guerre et a aidé à préparer le briefing maintenant critiqué de Colin Powell au Conseil de sécurité de l’ONU. Au Pentagone, le Policy Counter-Terrorism Evaluation Group était chargé de trouver des liens entre Al-Qaïda et l’Irak que les renseignements avaient soi-disant ratés. Ses deux principaux membres étaient David Wurmser, un néo-conservateur de la ligne dure, et Michael Maloof, un Libano-Américain très lié à Perle. Un autre groupe du Pentagone, le soi-disant Bureau des projets spéciaux, avait pour tâche de découvrir des preuves qui pourraient être utilisées pour vendre la guerre. Il était dirigé par Abram Shulsky, un néo-conservateur avec des liens de longue date avec Wolfowitz, et ses rangs incluaient des recrues des think tanks pro-israéliens. Ces deux organisations avaient été créés après le 11 Septembre et rendaient des comptes directement à Douglas Feith.
Comme pratiquement tous les néo-conservateurs, Feith est profondément dévoué à Israël ; il a également des liens avec le Likoud depuis longtemps. Il a écrit des articles dans les années 90 soutenant les colonies et arguant qu’Israël devrait conserver les territoires occupés. Plus important, avec Perle et Wurmser, il a écrit le célèbre rapport A Clean Break en juin 1996 pour Netanyahu, qui venait juste d’être élu Premier ministre. Entre autres, il a recommandé que Netanyahu « se concentre sur le renversement de Saddam Hussein du pouvoir en Irak – un important objectif stratégique Israélien ». Il demandait également qu’Israël prît des mesures pour réorganiser l’ensemble du Moyen-Orient. Netanyahu n’a pas suivi leur conseil, mais Feith, Perle et Wurmser encouragèrent bientôt l’administration Bush à poursuivre ces mêmes objectifs. Le chroniqueur Akiva Eldar de Ha’aretz a averti que Feith et Perle « marchent sur une ligne mince entre leur loyauté aux gouvernements américains... et les intérêts israéliens ».
Wolfowitz est également dévoué à Israël. The Forward l’a un jour décrit comme « la voix pro-israélienne la plus “faucon” de l’administration », et, en 2002, l’a choisi en premier parmi les cinquante notables qui « ont consciemment poursuivi l’activisme juif ». À peu près au même moment, le JINSA donnait à Wolfowitz son Henry M. Jackson Distinguished Service Award pour avoir favorisé un fort partenariat entre Israël et les États-Unis ; et le Jerusalem Post, en le décrivant comme « fortement pro-Israélien », l’a élu « homme de l’année » en 2003.
Enfin, un mot bref sur le soutien d’avant-guerre des néo-conservateurs à Ahmed Chalabi, l’exilé irakien sans scrupules qui dirige le Congrès national irakien (INC). Ils ont soutenu Chalabi parce qu’il avait établi des liens étroits avec les groupes judéo-américains et s’était engagé à favoriser de bonnes relations avec Israël quand il serait au pouvoir. C’était précisément ce que les partisans pro-israéliens du changement de régime voulaient entendre. Matthew Berger a présenté le contexte de l’histoire dans un journal juif : « L’INC voyait l’amélioration des relations comme un moyen d’utiliser l’influence juive à Washington et à Jérusalem et d’obtenir un soutien accru à sa cause. Pour leur part, les groupes juifs voyaient une occasion de préparer le terrain pour de meilleures relations entre Israël et l’Irak, si et quand l’INC serait impliqué dans le remplacement du régime de Saddam Hussein. »
Étant donné la dévotion des néo-conservateurs à Israël, leur obsession de l’Irak, et leur influence dans l’administration Bush, il n’est pas étonnant que beaucoup d’Américains aient suspecté que la guerre ait été conçue pour favoriser les intérêts israéliens. En mars dernier, Barry Jacobs de l’American Jewish Committee a reconnu que la croyance qu’Israël et les néo-conservateurs avaient conspiré pour faire entrer en guerre les États-Unis contre l’Irak était « dominante » parmi les services de renseignements. Pourtant peu de gens le diraient publiquement, et la plupart de ceux qui l’ont fait – comme le sénateur Ernest Hollings et le représentant James Moran – ont été condamnés pour avoir soulevé la question. Fin 2002, Michael Kinsley a écrit que : « Le manque de débat public au sujet du rôle d’Israël... c’est l’éléphant proverbial dans la pièce. » La raison de l’hésitation à en parler, a-t-il observé, était la crainte d’être traité d’antisémite. Il y a peu de doutes qu’Israël et le Lobby furent les principaux facteurs dans la décision à partir en guerre. C’est une décision que les États-Unis auraient probablement été loin de prendre sans leurs efforts. Et la guerre elle-même était prévue pour être seulement la première étape. Un titre en première page du Wall Street Journal peu de temps après que la guerre a commencé dit tout : « Le rêve du Président, changer non seulement un régime mais une région : une zone pro-américaine, démocratique est un objectif qui a des racines israéliennes et néo-conservatrices. »
Les forces pro-israéliennes sont depuis longtemps intéressées par l’implication plus directe des militaires américains au Moyen-Orient. Mais elles avaient un succès limité pendant la Guerre froide, parce que l’Amérique agissait en tant que « balancier off-shore » dans la région. La plupart des forces désignées pour le Moyen-Orient, comme la Force de déploiement rapide, ont été maintenues « à l’horizon » et hors de toute atteinte. L’idée était que les puissances locales se neutralisent les unes contre les autres – ce qui est pourquoi l’administration Reagan a soutenu Saddam contre l’Iran révolutionnaire pendant la guerre entre l’Iran et Irak – afin de maintenir un équilibre favorable aux États-Unis.
Cette politique a changé après la première guerre du Golfe, quand l’administration Clinton a adopté une stratégie de « double retenue ». Des forces américaines substantielles seraient postées dans la région afin de contenir l’Iran et l’Irak, au lieu d’en utiliser une pour maitriser l’autre. Le père de la double retenue n’était autre que Martin Indyk, qui a, pour la première fois, esquissé la stratégie en mai 1993 au WINEP et l’a ensuite mise en application en tant que directeur pour les Affaires du Proche-Orient et sud-asiatiques au Conseil de sécurité nationale.
Au milieu des années 90, il y avait un mécontentement considérable en ce qui concernait la double retenue, parce qu’elle avait transformé les États-Unis en ennemi mortel de deux pays qui se détestaient, et forçait Washington à porter le fardeau de les contenir tous les deux. Mais c’était une stratégie que le Lobby favorisait, et il travaillait activement au Congrès pour qu’elle soit conservée. Poussé par l’AIPAC et d’autres forces pro-israéliennes, Clinton a durci la politique au printemps 1995 en imposant un embargo économique sur l’Iran. Mais l’AIPAC et les autres voulaient plus. Le résultat fut une loi sur des sanctions contre l’Iran et la Libye en 1996, qui imposait des sanctions à toutes les compagnies étrangères qui investissaient plus de 40 millions de dollars pour développer les ressources de pétrole en Iran ou en Libye. Comme Ze’ev Schiff, le correspondant militaire de Ha’aretz, le remarquait à l’époque, « Israël est un élément minuscule dans le grand complot, mais on ne devrait pas conclure qu’il ne peut pas influencer ceux qui sont à la tête ».
À la fin des années 90, pourtant, les néo-conservateurs arguaient du fait que la double retenue n’était pas suffisante et qu’un changement de régime en Irak était essentiel. En renversant Saddam et en transformant l’Irak en démocratie vivante, arguaient-ils, les États-Unis déclencheraient un processus de grande envergure de changement dans l’ensemble du Moyen-Orient. La même ligne de la pensée était évidente dans l’étude A Clean Break que les néo-conservateurs avaient écrits pour Netanyahu. En 2002, quand une invasion de l’Irak était imminente, la transformation régionale était une profession de foi parmi les cercles néo-conservateurs.
Charles Krauthammer décrit ce grand programme comme l’invention personnelle de Natan Sharansky, mais les Israéliens parmi toute la classe politique croyaient que le renversement de Saddam changerait le Moyen-Orient à l’avantage d’Israël. rapportait Aluf Benn dans Ha’aretz (17 février 2003).
Des hauts responsables de Tsahal et des proches du Premier ministre Ariel Sharon, tel que le conseiller à la Sécurité nationale, Ephraim Halevy, dépeignaient une image attrayante du futur merveilleux d’Israël après la guerre. Ils envisageaient un effet domino, avec la chute de Saddam Hussein suivie des autres ennemis d’Israël... Avec ces leaders disparaîtraient le terrorisme et les armes de destruction massive.
Quand Bagdad est tombé mi-avril 2003, Sharon et ses lieutenants ont commencé à pousser Washington à viser Damas. Le 16 avril, Sharon, interviewé dans le Yedioth Ahronoth, appelait les États-Unis à faire une pression « très forte » sur la Syrie, tandis que Shaul Mofaz, son ministre de la Défense, interviewé dans Ma’ariv, déclarait : « Nous avons une longue liste de questions que nous pensons poser aux Syriens et il est approprié que ce soit fait par l’intermédiaire des Américains. » Ephraim Halevy déclarait à un public de WINEP qu’il était maintenant important que les États-Unis fussent durs avec la Syrie, et le Washington Post signalait qu’Israël « entretenait la campagne » contre la Syrie en fournissant aux renseignements américains des rapports sur les actions de Bachar el-Assad, le président syrien.
Des membres importants du Lobby avaient les mêmes arguments. Wolfowitz a déclaré que : « Il devrait y avoir un changement de régime en Syrie », et Richard Perle a dit à un journaliste que : « Un message court, un message de [quatre] mots » pourrait être envoyé aux autres régimes hostiles du Moyen-Orient : « Vous êtes le prochain. » Début avril, WINEP a publié un rapport bipartite déclarant que la Syrie « ne devrait pas rater le message que les pays qui suivent le comportement imprudent, irresponsable et provoquant de Saddam pourraient finir par partager son destin ». Le 15 avril, Yossi Klein Halevi écrivait un article dans le Los Angeles Times intitulé : « Après, serrer les vis de la Syrie », tandis que le lendemain Zev Chafets écrivait un article pour le New York Daily News intitulé : « La Syrie amie des terroristes a besoin d’un changement, aussi. » Pour ne pas être surpassé, Laurent Kaplan écrivait dans la New Republic le 21 avril qu’Assad était une menace sérieuse pour l’Amérique.
De retour sur la colline du Capitole, le membre du Congrès Eliot Engel avait réintroduit la Loi sur la responsabilité de la Syrie et la restauration de la souveraineté libanaise. Il menaçait la Syrie de sanctions si elle ne se retirait pas du Liban, si elle ne renonçait pas à ses armes de destruction massives et si elle ne cessait pas de soutenir le terrorisme, et il appelait également la Syrie et le Liban à prendre des mesures concrètes pour faire la paix avec Israël. Cette législation était fortement approuvée par le Lobby – par l’AIPAC en particulier – et « était concue », selon le Jewish Telegraph Agency, « par certains des meilleurs amis d’Israël au Congrès ». L’administration Bush était peu enthousiaste à son égard, mais la Loi anti-syrienne a été votée de façon écrasante (398 contre 4 dans la Chambre ; 89 contre 4 au Sénat), et Bush l’a signée par la loi du 12 décembre 2003.
L’administration elle-même était encore divisée sur la sagesse de viser la Syrie. Bien que les néo-conservateurs aient été désireux de faire un crochet pour se battre contre Damas, la CIA et le département d’État étaient opposés à l’idée. Et même après que Bush ait signé la nouvelle loi, il a souligné qu’il irait lentement pour la mettre en application. Son ambivalence est compréhensible. D’abord, le gouvernement syrien avait non seulement fourni des renseignements importants au sujet d’Al-Qaida depuis le 11 Septembre, mais il avait également averti Washington au sujet d’une attaque terroriste prévue dans le Golfe et avait donné aux enquêteurs de la CIA l’accès à Mohammed Zammar, le supposé recruteur de certains des pirates de l’air du 11 Septembre. Viser le régime d’Assad compromettrait ces connexions précieuses, et saperait ainsi la guerre plus large contre le terrorisme. En second lieu, la Syrie n’avait pas été en mauvais termes avec Washington avant la guerre contre l’Irak (elle avait même voté pour la résolution 1441 de l’ONU), et n’était pas elle-même une menace pour les États-Unis. Jouer au dur avec elle pourrait faire penser que les États-Unis ont un appétit insatiable pour se battre contre les États arabes. Troisièmement, mettre la Syrie en haut de la liste donnerait à Damas une forte incitation pour causer des problèmes en Irak. Même si on voulait faire pression, il semblerait plus raisonnable de terminer le travail en Irak d’abord. Pourtant le Congrès a insisté pour serrer la vis à Damas, en grande partie en réponse à la pression des responsables israéliens et des groupes comme l’AIPAC. S’il n’y avait pas de Lobby, il n’y aurait pas eu de Loi sur la responsabilité de la Syrie, et la politique américaine envers Damas serait plus en conformité avec l’intérêt national.
Les Israéliens on tendance à décrire chaque menace par des termes des plus rigides, mais l’Iran est considéré de loin comme leur ennemi le plus dangereux, parce qu’il est le plus susceptible d’acquérir des armes nucléaires. Pratiquement tous les Israéliens considèrent qu’un pays islamique au Moyen-Orient possédant des armes nucléaires serait une menace pour leur existence. « L’Irak est un problème... Mais vous devriez comprendre que, si vous me le demandez, aujourd’hui l’Iran est plus dangereux que l’Irak », a fait remarquer le ministre de la Défense, Benyamin Ben-Eliezer, un mois avant la guerre contre l’Irak.
Sharon a commencé à pousser les États-Unis à se confronter à l’Iran en novembre 2002, dans une interview au Times. Décrivant l’Iran comme « le centre terroriste mondial », et enclin à acquérir des armes nucléaires, il a déclaré que l’administration Bush devrait mettre une forte pression sur l’Iran « dès le lendemain » de sa conquête de l’Irak. En avril 2003, Ha’aretz indiquait que l’ambassadeur israélien à Washington réclamait un changement de régime en Iran. Le renversement de Saddam, notait-il, n’était « pas suffisant ». Selon ses mots, l’Amérique « doit poursuivre. Nous avons toujours des menaces de grande magnitude venant de la Syrie, venant d’Iran. »
Les néo-conservateurs, aussi, n’ont pas perdu de temps pour demander un changement de régime à Téhéran. Le 6 mai, l’AEI [American Enterprise Institute, ndlr] co-organisait une conférence d’une journée sur l’Iran avec la Foundation for the Defense of Democracies et l’Hudson Institute, les deux champions d’Israël. Tous les intervenants étaient fortement pro-israéliens, et beaucoup appelaient les États-Unis à remplacer le régime iranien par une démocratie. Comme d’habitude, une pluie d’articles de proéminents néo-conservateurs demandaient de s’en prendre à l’Iran. « La libération de l’Irak était la première grande bataille pour le futur du Moyen-Orient... Mais la prochaine grande bataille – nous espérons que ce ne sera pas une bataille militaire – sera contre l’Iran. » écrivait William Kristol dans le Weekly Standard le 12 mai.
L’administration a répondu à la pression du Lobby en travaillant jour et nuit pour arrêter le programme nucléaire de l’Iran. Mais Washington a eu peu de succès, et l’Iran semble déterminé à avoir un arsenal nucléaire. En conséquence, le Lobby a intensifié sa pression. Des éditoriaux et d’autres articles avertissent maintenant des dangers imminents de la puissance nucléaire de l’Iran, précaution contre tout apaisement d’un régime « terroriste », et laissent entendre une sombre action préventive si la diplomatie échouait. Le Lobby pousse le Congrès à approuver la Loi de soutien à la liberté de l’Iran, qui augmenterait les sanctions existantes. Les responsables israéliens avertissent également qu’ils pourraient prendre une mesure préventive si l’Iran continue sa recherche nucléaire, des menaces en partie prévues pour maintenir l’attention de Washington sur la question.
On pourrait arguer qu’Israël et le Lobby n’ont pas eu beaucoup d’influence sur la politique envers l’Iran, parce que les États-Unis ont leurs propres raisons pour empêcher l’Iran d’avoir des armes nucléaires. Il y a une certaine vérité en cela, mais les ambitions nucléaires de l’Iran ne constituent pas une menace directe pour les États-Unis. Si Washington pouvait vivre avec une Union soviétique nucléaire, une Chine nucléaire ou même une Corée du Nord nucléaire, il peut vivre avec un Iran nucléaire. Et c’est pourquoi le Lobby doit maintenir une pression constante sur les politiciens pour qu’ils se confrontent avec Téhéran. L’Iran et les États-Unis seraient difficilement des alliés si le Lobby n’existait pas, mais la politique des États-Unis serait plus tempérée et la guerre préventive ne serait pas une option sérieuse.
Ce n’est pas une surprise si Israël et ses partisans américains veulent que les États-Unis s’occupent de toutes les menaces à la sécurité d’Israël. Si leurs efforts pour façonner la politique des États-Unis réussissent, les ennemis d’Israël seront affaiblis ou renversés, Israël aura les mains libres avec les Palestiniens, et les États-Unis feront la majeure partie du combat, en mourant, en reconstruisant et en payant. Mais même si les États-Unis ne transforment pas le Moyen-Orient et se retrouvent en conflit avec un monde arabe et islamique de plus en plus radicalisé, Israël finira protégée par la seule superpuissance au monde. Ce n’est pas un résultat parfait du point de vue du Lobby, mais il est évidemment préférable à un éloignement de Washington, ou à l’utilisation de son influence pour forcer Israël à faire la paix avec les Palestiniens.
Le pouvoir du Lobby peut-il être diminué ? On voudrait bien le penser, étant donné la débâcle de l’Irak, la nécessité évidente de reconstruire l’image de l’Amérique dans le monde arabe et islamique, et les révélations récentes au sujet des responsables de l’AIPAC passant des secrets du gouvernement américain à Israël. On pourrait également penser que la mort d’Arafat et l’élection du plus modéré Mahmoud Abbas entraineraient Washington à faire pression de façon plus forte pour obtenir un accord de paix équitable. En bref, il y a les raisons suffisantes pour que les leaders se distancient du Lobby et adoptent une politique Moyen-Orientale plus conforme aux intérêts plus larges des États-Unis. En particulier, utiliser la puissance américaine pour arriver à une paix juste entre Israël et les Palestiniens aiderait à promouvoir la cause de la démocratie dans la région.
Mais cela ne va pas se produire – en tout cas pas de sitôt. L’AIPAC et ses alliés (y compris les sionistes chrétiens) n’ont aucun adversaire sérieux dans le monde des lobbies. Ils savent qu’il est devenu plus difficile de défendre Israël aujourd’hui, et ils répondent en s’imposant sur les équipes et en augmentant leurs activités. En outre, les politiciens américains restent intensément sensibles aux contributions de campagne et à d’autres formes de pression politique, et les principaux médias sont susceptibles de rester sympathiques à Israël quoi qu’il fasse.
L’influence du Lobby cause des problèmes sur plusieurs fronts. Elle augmente le danger terroriste auquel font face tous les États – y compris les alliés européens de l’Amérique. Elle a rendu impossible la fin du conflit israélo-palestinien, une situation qui donne aux extrémistes un outil recruteur puissant, augmente le réservoir des terroristes potentiels et des sympathisants, et contribue au radicalisme islamique en Europe et en Asie. Également inquiétant, la campagne du Lobby pour un changement de régime en Iran et en Syrie pourrait mener les États-Unis à attaquer ces pays, avec des effets potentiellement désastreux. Nous n’avons pas besoin d’un autre Irak. Au minimum, l’hostilité du Lobby envers la Syrie et l’Iran rend presque impossible à Washington de les enrôler dans la lutte contre Al-Qaïda et l’insurrection irakienne, où leur aide serait vraiment nécessaire.
Il y a là aussi une dimension morale. A cause du Lobby, les États-Unis sont devenus ceux qui ont rendu possible l’expansion israélienne dans les territoires occupés, les rendant complices des crimes perpétrés contre les Palestiniens. Cette situation contredit les efforts de Washington pour favoriser la démocratie à l’étranger et les rend hypocrites quand il pousse d’autres États à respecter les droits de l’homme. Les efforts des États-Unis pour limiter la prolifération nucléaire apparaissent également hypocrites étant donné sa bonne volonté à accepter l’arsenal nucléaire d’Israël qui ne fait qu’encourager l’Iran et d’autres à chercher des capacités semblables.
De plus, la campagne du Lobby pour étouffer le débat concernant Israël est malsaine pour la démocratie. Réduire au silence les sceptiques en organisant des listes noires et des boycotts – ou suggérer que les critiques sont des antisémites – viole le principe du libre débat dont dépend la démocratie. L’incapacité du Congrès à avoir une véritable discussion sur ces questions importantes paralyse le processus tout entier de la délibération démocratique. Les partisans d’Israël devraient être libres de le faire et de défier ceux qui sont en désaccord avec eux, mais les efforts pour étouffer le débat par l’intimidation devraient être sévèrement condamnés.
Enfin, l’influence du Lobby a été mauvaise pour Israël. Sa capacité à persuader Washington de soutenir un agenda expansionniste a découragé Israël de saisir des occasions – dont un traité de paix avec la Syrie et une application rapide et totale des accords d’Oslo, qui aurait sauvé la vie des Israéliens et aurait diminué les rangs des extrémistes palestiniens. Refuser aux Palestiniens leurs droits politiques légitimes n’a certainement pas rendu Israël plus sûr, et la longue campagne pour tuer ou marginaliser une génération de responsables palestiniens a renforcé des groupes extrémistes comme le Hamas, et a réduit le nombre de leaders palestiniens qui seraient disposés à accepter un arrangement juste et capables de le mettre en place. Israël lui-même serait probablement mieux si le Lobby étaient moins puissant et si la politique américaine était plus équitable.
Il y a pourtant une lueur d’espoir. Bien que le Lobby reste une force puissante, il est de plus en plus difficile de cacher les effets nuisibles de son influence. Les États puissants peuvent maintenir des politiques imparfaites pendant un certain temps, mais la réalité ne peut pas être ignorée indéfiniment. Ce qui est nécessaire, c’est une discussion franche sur l’influence du Lobby et un débat plus ouvert sur les intérêts des États-Unis dans cette région vitale. Le bien-être d’Israël est l’un de ces intérêts, mais l’occupation continue de la Cisjordanie et de son agenda régional plus large ne le sont pas. Un débat ouvert exposerait les limites du problème stratégique et moral d’un soutien américain à une seule partie et pourrait faire évoluer les États-Unis vers une position plus conforme à ses propres intérêts nationaux, aux intérêts des autres États dans la région, et aussi aux intérêts à long terme d’Israël.
John Mearsheimer et Stephen Walt, 2006
Source originale en anglais : lrb.co.uk
Traduction : ism-france.org
John Mearsheimer est professeur émérite de sciences politiques à l’université de Chicago et est l’auteur de The Tragedy of Great Power Politics.
Stephen Walt est professeur émérite des relations internationales à la Kennedy School of Government d’Harvard et est l’auteur du livre intitulé Taming American Power : The Global Response to US Primacy.