Egalité et Réconciliation
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Le mythe du « trou de la sécu » (J. Duval)

Julien Duval s’est donné pour tâche de réfuter l’approche institutionnelle du problème de la protection sociale. A ses yeux, cette approche est caractérisée par deux biais méthodologiques qui la disqualifient : d’une part, elle réduit le débat à sa dimension technique, ce qui a pour effet de le couper de ses enjeux politiques, sociaux, économiques réels ; d’autre part, elle repose sur une comptabilité largement artificielle.

Note de lecture, pour un autre point de vue sur une question-clef.

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La vision officielle met en avant le déficit de la sécurité sociale. Duval explique en réponse que :

- Le « trou de la sécu » est présenté comme « énorme », alors que, rapporté aux masses financières en jeu, il constituait, en 2005, un déficit de l’ordre de 5 % des recettes (déficit qui varie selon les années, mais c’est un ordre de grandeur). Il faut donc d’emblée rappeler que ce « trou » « énorme » est en réalité un déficit marginal par rapport au budget total des assurances chômage, vieillesse et maladie. Le problème existe, il n’est pas négligeable, mais à une époque où l’Etat (avant la crise de 2008 !) dépense 120 % de ce qu’il encaisse, que les régimes de sécurité sociale dépensent 105 % de ce qu’ils encaissent ne constituent pas la source principale des déficits publics.

- En 2005, le « trou de la sécu » représentait environ 12 milliards d’euros. La même année, les mesures d’exonération et d’allègement mises en place progressivement depuis 1993, et qui permettent aux entreprises de ne pas régler l’intégralité de la part patronale sur les cotisations sociales des bas salaires, se montaient à… 23 milliards d’euros non compensés. En d’autres termes, si ces mesures allégeant la part patronale n’avaient pas été passées, la « sécu » aurait été en excédent de 11 milliards d’euros.

- Sous cet angle, on peut dire que l’actuel « trou de la sécu » est d’abord une résultante de la mondialisation : c’est en effet pour permettre aux entreprises françaises, pénalisées par les coûts élevés de la main d’œuvre, de résister sur les marchés internationaux, que les mesures d’exonération et d’allègement ont été décidées dans les années 90. Le « trou de la sécu » ne résulte donc pas aussi simplement qu’on nous le dit d’une « sur-dépense », il provient aussi d’une « sous-recette », qui traduit un transfert de plus-value depuis la part du travail vers celle du capital.

- Plus profondément, le « trou de la sécu » provient du chômage de masse, lequel est, lui aussi, en grande partie une conséquence de la mondialisation. Qui dit chômage dit moins de cotisations sur les salaires, plus d’indemnisation des chômeurs. Analyser le « trou de la sécu » indépendamment du contexte économique créé par le chômage de masse, donc par la mondialisation, est donc absurde.

- Enfin, Duval fait observer que les chiffres avancés en la matière sont souvent à géométrie variable (on parle tantôt du déficit du régime général, tantôt du déficit toutes branches confondues). Il en résulte un flou statistique dont on peut penser qu’il est entretenu, aussi, parce que cela permet de réduire le débat à un thème de propagande.

Une fois réglée la question du déficit actuel, Duval s’intéresse à celle, beaucoup plus sérieuse et importante, des déficits futurs – car, et il ne le nie pas, il y a un vrai problème : la réduction dramatique du nombre d’actifs par inactif, dans les vingt ans qui viennent – pyramide démographique oblige.

Nous passerons sur les arguments à caractère idéologique que Duval avance ensuite pour justifier l’expansion indéfinie (ou presque) du poids des cotisations sociales dans le PIB. Ici, on peut partager, ou pas, sa vision de la redistribution des richesses (en substance, il explique que la croissance des budgets sociaux n’est pas un mal, au contraire puisqu’elle traduit un transfert de richesses des riches vers les pauvres, et que, donc, un + 8 % de charges sociales sur le PIB ne constituerait pas, nécessairement, une catastrophe – 8 % étant l’évaluation de la charge additionnelle liée au vieillissement, d’ici à 2040).

Là, en revanche, où Duval devient beaucoup plus intéressant, parce que ses arguments relèvent du constat objectif et non de la prise de position idéologique, c’est quand il nous amène à la conclusion, implicite dans son exposé, comme s’il avait ici été retenu par une pudeur, que sans redistribution des revenus, le marché intérieur implosera à termes, et l’économie française avec. Si l’on admet que l’on doit maintenir une pure logique comptable, alors les retraités de 2030, extrêmement nombreux, n’auront pas de revenus – et qui, alors, consommera à leur place ?

Va-t-on mettre les vieux au travail ? Encore faut-il pouvoir. Mais jusqu’à quel âge quelqu’un peut-on travailler ? Le système va ici se heurter à une contradiction qui n’a rien d’idéologique, qui traduit une réalité objective : appuyé sur la consommation, il va bien falloir qu’il trouve un moyen de faire consommer des millions de personnes qui, objectivement, ne pourront plus travailler (ou peu, ou mal). C’est-à-dire que l’allongement de l’espérance de vie va imposer, de toute façon, une redistribution – faute de quoi, la machine se bloquera, l’économie implosera. Il s’agit bel et bien, d’une manière ou d’une autre, d’orienter les fruits de la productivité croissante (effet technologique) vers des débouchés solvables.

En fait, en refermant l’étude de Duval, on arrive à la conclusion que le système est confronté à une impasse. Augmenter les budgets sociaux pour faire face au vieillissement, c’est prélever de la richesse sur les entreprises, donc les pénaliser dans la mondialisation. Ne pas augmenter ces budgets, c’est faire imploser le marché intérieur, donc pénaliser, là encore, des entreprises qui, malgré tout, ont besoin de ce marché. Et surtout : c’est provoquer, à termes, une inévitable révolte, et une déstabilisation de tout le pays – il est évident que la dynamique actuelle conduit à faire converger la France vers la structure sociale et de niveaux de vie des pays pauvres, et il est évident que cela sera inacceptable pour la population française.

De quel côté qu’on se tourne, la logique comptable actuelle ne peut déboucher que sur l’implosion.

Conclusion : il faut changer de logique. Duval conclut (et là, à mon humble avis, il a totalement raison), que la pure logique économétrique est absurde, qu’elle amène à détruire les conditions sous-jacentes à ce qu’elle veut sauver. Il faut donc resituer le débat sur la protection sociale dans le débat d’ensemble : comment refonder une économie qui permette à la société française de se développer à nouveau ? Telle est la question qui devrait encadrer toutes les autres, nous dit-il.

Bien que nous partagions par nécessairement l’appétit de Duval pour la redistribution tous azimuts (qui présente, elle aussi, des inconvénients et des effets pervers), nous devons reconnaître qu’il a raison sur ce point : la logique comptable actuelle ne peut pas ne pas déboucher sur une implosion, porteuse à termes d’une catastrophe sociopolitique globale. Et nous regretterons simplement, sans doute, que notre ami issu de la gauche vraiment à gauche, par idéologie, n’ait pas eu le courage d’aborder l’autre aspect de la question mondialisation/déficit de la sécu – l’immigration, bien sûr.

Jean-Paul Gourévitch a chiffré, récemment, le coût social de l’immigration pour l’Etat, en France : environ 27 milliards d’euros par an (coût net des recettes, bien sûr).

Alors si on fait le total pour l’année 2005, on a quoi ?

Déficit de la sécu : 12 milliards

Moins exonérations consentis au patronat pour lui permettre d’évoluer sur marché mondialisé : 23 milliards

Moins coût net de l’immigration : 27 milliards

=

Si la France n’avait pas à porter le coût de la mondialisation (des marchés, des travailleurs), sa « sécu » serait actuellement en bénéfice net de 38 milliards d’euros.

Même si ça ne règle pas le problème (réel) de la pyramide des âges dans 30 ans, ça vaut quand même la peine d’être noté.