Egalité et Réconciliation
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Les frères Barclay sont des requins

Au large du Cotentin, Sercq, la plus petite des îles Anglo-Normandes, est un plateau long de cinq kilomètres et large de deux, posé à une centaine de mètres au-dessus de la mer. Ses six cents habitants – qui vivent de la pèche, de l’agriculture et du tourisme – auront eu un singulier privilège : être les derniers Européens à vivre dans une société régie par le droit féodal. Cette folklorique particularité aurait pu perdurer de longues années encore si elle n’avait pas gêné les frères Barclay, des milliardaires britanniques, qui ont déclaré la guerre à l’île, à son seigneur et à ses pacifiques sujets.

C’est en 1565 que la reine Elizabeth Ière d’Angleterre, à laquelle l’île appartenait alors en propre, céda la seigneurie de Sercq à un certain Hélier de Carteret, à charge pour lui de la peupler, de la défendre et de payer annuellement une redevance à la souveraine.

Pendant près de quatre cent cinquante ans, Sercq, sous la suzeraineté toute nominale du monarque anglais, fut donc un fief indépendant. Son seigneur, assisté d’un prévôt et d’un sénéchal, bénéficiait de certains privilèges, mais il n’était cependant pas un souverain absolu puisqu’il devait tenir compte de l’avis du “parlement” local : l’assemblée des “chefs plaids” à laquelle participaient les propriétaires des quarante tenures féodales que comptait l’île en 1565.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes et la vie s’écoulait calme et tranquille sur l’île où l’on aurait pu croire que le temps s’y trouvait suspendu. Cependant, tout changea d’un coup lorsque les jumeaux David et Frederick Barclay, des milliardaires britanniques propriétaires du quotidien The Daily Telegraph, acquirent l’îlot de Brecqhou, située à quelques encablures de Sercq. Ils y firent construire un invraisemblable château néo-gothique, y installèrent leur résidence principale et entreprirent, grâce à leur immense fortune, de racheter un à un tous les biens qui se libéraient sur l’île principale, jusqu’à en posséder environ 20 % des terres. Estimant que leur richesse leur donnait des droits supérieurs à ceux que le seigneur, Michel de Beaumont, avait acquis par la naissance, ils contestèrent bientôt ses privilèges et ses lois devant les tribunaux. En 1999, ils réussirent à faire abolir le vieux droit normand de primogéniture qui avait toujours cours sur l’île et qui les “gênait” car ils souhaitaient transmettre Brecqhou à un trust familial regroupant leurs quatre enfants. Leurs avocats attaquèrent ensuite devant la Cour européenne des droits de l’homme la composition du Parlement sercquais. Ils eurent de nouveau raison et, en 2008, il fut remplacé par une chambre de vingt-huit députés élus au suffrage universel.

Des démocrates qui ne respectent pas la démocratie Les frères Barclay s’étaient imaginé qu’ils pourraient ainsi s’emparer démocratiquement de Sercq et y faire ce que bon leur semblait. Certains de leur victoire, ils présentèrent aux premières élections législatives des membres de leur personnel et s’apprêtaient à sabler le champagne quand les résultats tombèrent : leurs obligés ne remportaient que deux sièges contre vingt-six qui revenaient aux partisans du seigneur. Si leur colère fut, dit-on, homérique, leur vengeance fut mesquine : ils quittèrent l’île, y fermèrent leurs entreprises (quatre hôtels sur sept, un pub et plusieurs boutiques) et y licencièrent tous leurs salariés, soit 20 % d’une population abandonnée sans la moindre garantie sociale, l’assurance-chômage n’existant pas à Sercq puisque celui-ci y était, jusqu’alors, inconnu !

Depuis, les Barclay ont connu une nouvelle déconvenue. Ayant attaqué devant la Cour suprême de Londres les pouvoirs du seigneur – droit de veto provisoire sur les ordonnances, pouvoir de nomination du prévôt et du sénéchal, droit de parler devant les députés, perception d’un pourcentage sur les transactions immobilières – ils ont été déboutés en décembre dernier.

En attendant la solidarité des îliens a joué et les Sercquais licenciés ont pu se réinsérer dans d’autres activités. Les jumeaux ne comptent plus aucun partisan sur l’île et ils n’osent plus s’y montrer. On ne peut qu’espérer qu’ils s’y fassent définitivement oublier.

Albert Jaquemin, pour la revue FLASH