Egalité et Réconciliation
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Quand BHL sauvait l’entreprise paternelle et devenait l’ami de François Pinault

En 1986, la Becob, société d’importation de bois africains d’André Lévy, est dans une situation financière désespérée. Bernard se mobilise à fond pour son père. Est-il déjà intervenu auprès de conseillers de l’Elysée afin que, grâce aux contacts africains de la présidence, la créance de la Côte d’Ivoire envers la Becob soit remise sur le « haut de la pile » ? BHL dément cette intervention. Il reconnaît en revanche avoir contacté Pierre Bérégovoy (1) pour qu’il aide son père. Celui-ci a déjà frappé à toutes les portes pour obtenir des concours financiers. Le ministre des Finances de Laurent Fabius s’engage à lui décrocher un prêt participatif. Reste l’entrée dans le capital d’un investisseur, ce à quoi le patron de la Becob a déclaré s’employer auprès de la banque.

Mais, entre-temps, la droite a remporté les législatives. Il faut donc obtenir de Jacques Chirac, nouveau Premier ministre, qu’il tienne les engagements souscrits par le gouvernement de Laurent Fabius. Pas facile. Bernard se démène auprès de la Chiraquie. Lui-même et son père déjeunent avec le maire de Paris. Un prêt participatif de 40 millions de francs est octroyé à la Becob par le Crédit national, banque gérée par le Trésor, que Jean-Claude Trichet (2) dirige alors. Pour la Becob, le prêt est avantageux à de nombreux titres. D’abord, il bénéficie d’une franchise de remboursement de deux années. Ensuite, le taux d’intérêt consenti - 5,5%, contre 9,25% sur le marché de l’argent à l’époque - lui confère un caractère dérogatoire. Enfin, l’octroi de ce type de prêt est tout à fait exceptionnel dans le secteur privé. En effet, créé en 1983, le prêt participatif sert en principe à renforcer les capitaux propres des entreprises publiques, ce que n’est évidemment pas la Becob.

A l’évidence, ce dispositif de sauvetage n’a pu se mettre en place sans une intervention de l’Etat au plus haut niveau. Jean-Claude Trichet lui-même, directeur du Trésor, a reçu plusieurs membres de l’équipe dirigeante de la société, comme Michel Pic et Marie-Françoise Brevent. De Venise même, où il participait à un sommet du G 7, François Mitterrand a téléphoné pour vérifier si la réunion s’était bien passée et si la Becob allait obtenir son prêt. Il est un volet du plan de sauvetage de la firme qui paraît plus étonnant : en même temps que l’entreprise se voit accorder son prêt participatif, le groupe Pinault entre à son capital et devient ainsi l’investisseur qu’André Lévy recherchait depuis des années.

Quand les cadres de la Becob apprennent que François Pinault est devenu leur actionnaire, c’est la stupeur et la consternation générales. André Lévy les rassure : il n’y avait pas d’autre solution, c’était ça ou le dépôt de bilan. Mais pourquoi Pinault a-t-il choisi de sauver l’un de ses principaux concurrents ? Pourquoi ne pas laisser l’entreprise aller dans le mur pour la racheter « à la barre », comme Pinault a coutume de le faire depuis longtemps ?

Une version plus ou moins officielle, en tout cas diffusée par Bernard-Henri Lévy lui-même, voudrait que son père, tout en combattant Pinault, lui ait voué un certain respect. Respect qu’il lui aurait manifesté en intervenant en sa faveur auprès des instances professionnelles du bois. Cependant, ni Lévy ni Pinault ne sont hommes à fonder leurs stratégies sur les bons sentiments : si Pinault rachète la Becob, c’est qu’il y a trouvé son intérêt.

Au sein de l’establishment parisien, Pinault jouit alors d’une réputation exécrable. Il souffre d’emblée du préjugé défavorable à tous les hommes dénués de diplômes et de lignage. Il aggrave son cas par la brutalité de ses méthodes. Il peut craindre, par-dessus le marché, que soient évoquées les relations qu’il a nouées jadis avec des hommes d’extrême droite, comme Jean-Marie Le Chevallier ou même Jean-Marie Le Pen. Or Pinault prépare déjà l’étape suivante. Il ignore sans doute qu’il va réorienter son groupe vers la distribution et le luxe, mais il ambitionne de devenir un grand capitaine d’industrie. Il a déjà été intronisé par Ambroise Roux dans la très conservatrice Association française des entreprises privées. Mais il lui faut conforter aussi ses relations à gauche. Il a réussi à mettre Pierre Bérégovoy dans sa poche, en janvier 1986, en acceptant de reprendre la société Isoroy, peu avant les législatives du 16 mars. Au printemps 1986, il rachète Chapelle Darblay, en Seine-Maritime, pour s’attirer les bonnes grâces de Laurent Fabius. Il lui faut maintenant développer ces amorces de relations. Rendre service à Bernard-Henri Lévy, figure de la gauche intellectuelle et animateur d’un réseau déjà réputé dans l’édition et les médias, n’est peut-être pas un calcul si idiot.

Bien entendu, Pinault ignore encore qu’à quelques années de là il deviendra l’heureux propriétaire de la Fnac et du Point, journal dont BHL est l’un des chroniqueurs réguliers. Mais il compte entrer en Bourse l’année suivante, en 1988. Une bonne introduction dans les médias et le monde politique ne peut être inutile.

En outre, le « cadeau » fait à André Lévy ne lui coûte pas cher. La situation de la Becob réduit grandement le coût de l’opération, soit 10 millions de francs pour une société dont l’actif net n’est évalué qu’à 80 millions, alors qu’elle vaut sûrement davantage ! Enfin, au sein même du secteur du bois, racheter la Becob permet d’empêcher qu’elle ne soit reprise par Point P, n° 1 du secteur, qui n’aurait certainement pas tardé à se manifester.

L’hypothèse d’un geste de Pinault destiné à se rapprocher de BHL « colle » bien, en tout cas, avec la suite de l’histoire : le virage du groupe vers les industries culturelles et la naissance d’une « grande amitié » avec Bernard. Elle ne manque pas non plus de sel quand on se rappelle avec quelle obstination BHL a pourchassé et dénoncé, depuis 1983 et durant ces vingt dernières années, toute relation - même ténue, même fortuite - avec le lepénisme ; avec quelle obsession, même, il a traqué le moindre signe d’inscription dans un territoire, y voyant l’une des multiples réincarnations possibles de l’ « idéologie française » et du pétainisme. Comment ce Pinault, si attaché au terroir, en l’espèce à sa Bretagne natale, peut-il, en retour, trouver quelque charme à un intellectuel médiatique qui fait presque ontologiquement profession d’inappartenance ? Bernard-Henri Lévy affirme de son côté qu’il ignorait tout des informations relatives aux amitiés d’extrême droite de Pinault, dont il n’aurait eu connaissance que bien des années plus tard, à la parution du livre de Guy Konopnicki sur les « filières noires (3) ».

Dix ans plus tard, le groupe Pinault rachète la Becob sur la base d’une valorisation d’environ 800 millions de francs.

La fortune de BHL est donc appréciable. Son montant se situerait entre 150 et 180 millions d’euros. Elle a joué un rôle clef dans son histoire. Le Rastignac pouvait se permettre de mépriser l’argent. Ce qui n’est pas rien.

(1) Bernard-Henri Lévy le connaissait depuis sa participation au « groupe des experts » de François Mitterrand. Il l’avait revu lors de l’accession au pouvoir de la gauche unie en mai 1981. (2) Actuel patron de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet est à ce moment-là directement placé sous l’autorité du gouvernement. (3) Les Filières noires, Denoël, 1996.