Egalité et Réconciliation
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Qui étaient les Illuminés de Bavière ?

Troisième partie : recrutement et fonctionnement de l’Ordre

Illustration : Adolph Freiherr Knigge,
l’un des dirigeants de l’Ordre

 

 

Adam Weishaupt entendait demeurer inconnu, et diriger ses adeptes sans qu’ils posassent de questions ; les buts supérieurs de l’ordre et les mystères le commandaient.

 

Structure de l’ordre

 

L’ordre des Illuminés de Bavière est formé de deux édifices distincts, hermétiques. Il comprend un Cercle extérieur, composé des grades de l’Édifice inférieur, et du Cercle intérieur, composé des grades de l’Édifice supérieur. Sa hiérarchie n’est pas extrêmement complexe, mais les appellations choisies pour les différents grades n’aident pas à rendre son fonctionnement intelligible et transparent. C’est pourquoi un schéma situé en annexe met sous les yeux du lecteur la hiérarchie des grades. Cette hiérarchie commence avec le Néophyte, un homme que l’on a repéré pour ses dispositions. Cet homme ne connaît pas encore l’existence de l’Ordre des Illuminés qu’un enrôleur travaille déjà à son recrutement…   Spartacus a résumé en vingt-quatre questions déductives les angles d’attaque dont peut user le recruteur pour juger de l’état de préparation du nouvel adepte. A-t-il toujours l’intention d’être reçu ? Quelle serait sa réaction si des « choses inconvenantes et injustes » arrivaient au sein de l’ordre ? Pourrait-il nourrir des vengeances vis-à-vis d’autres membres ? Fait-il partie d’un autre ordre, et si oui lequel ? Quelles pénitences se voit-il en mesure de s’infliger s’il venait à contrevenir aux prescriptions de la société ? La onzième question choque par son étrangeté, et montre quel esprit tordu habitait le chef de la confrérie : « Si, au cas où l’Ordre [des Illuminés de Bavière] n’existait pas, il [le nouvel adepte] entrerait[-t-il] encore en relation avec les membres qui le composent ? »

Dans tout cela, le novice ne sait pas « que la grande étude de son instituteur est de le lier si étroitement à l’Illuminisme, que bien longtemps avant de connaître les secrets de l’Ordre, il y tienne malgré lui par des liens invincibles, par tous ceux de la crainte et de la terreur, si jamais il venait à s’en détacher par l’horreur des systèmes et des complots qu’il pourra découvrir ».

Si l’adepte fait preuve de patience et de dévouement, il verra que les devoirs, les contraintes, les corvées demandées par l’Ordre ne sont en définitive que des avantages. S’il est mécontent ou déçu de son expérience dans la confrérie, il lui est tout à fait possible de la quitter, mais il devra observer un silence absolu sur ce qu’il sait, ce qu’il a vu et entendu. Il continuera donc de faire l’objet d’enquêtes, comme on peut s’en douter – enquêtes qui serviront à s’assurer que l’ancien membre n’a pas à « craindre le moindre blâme ni le moindre préjudice ».   Enfin, le frère qui n’aurait pas encore compris l’importance du secret, par omission ou simple imbécillité, se voit enjoint de ne parler de sa « réception » à personne, fut-ce quelqu’un qu’il suppose faire partie de l’Ordre. Les sociétés secrètes doivent le rester pour le bien du monde, afin que leur marche ne puisse être entravée par les méchants. Gare donc si vous êtes l’un d’eux ! Et vous êtes prévenu : pensez-vous pouvoir vous montrer imprudent et bavard si l’alcool a par exemple pris le dessus sur votre raison ? Les membres supérieurs qui demeurent cachés peuvent d’autant mieux observer les inférieurs…

 

Grades, secret... et surveillance

 

Dans une lettre datée du 25 février 1778, Spartacus qualifie volontiers ses enseignements de « prétendues vérités secrètes ». On peut aisément se figurer qu’en l’absence de vraies révélations, le seul fait d’appartenir à une société secrète – à cette époque où naissent de nouvelles idées et où ces sectes fleurissent – représente un certain prestige : agir pour des idées supérieures, recruter des hommes appelés à incarner une morale élevée, les surveiller, les modeler, et par là gagner des privilèges, de l’influence dans les cercles de la vie politique et culturelle locale ; tout cela donne du grain à moudre à l’imagination et flatte l’ego. Quoi de plus doux pour l’âme et l’intelligence que de faire partie d’une société dont les autres ne sont pas, qui nous apporte, outre la reconnaissance de notre valeur (pourquoi sinon être approché par ses membres ?), certaines qualités ? Car si vous êtes utile à l’Ordre en travaillant pour lui, celui-ci, en retour, travaille pour vous : ses promoteurs résolvent vos questionnements, apaisent votre esprit, vous redonnent confiance, excitent votre volonté, donnent les directions, et surtout dévoilent au fur et à mesure de vos progrès des surprises insoupçonnées, des mystères. L’appellation n’est pas fortuite : si les moyens de monter en grade au sein de la confrérie se clarifient assez rapidement, les buts poursuivis et le principe intrinsèque de la secte, eux, sont invisibles, profonds, et ne peuvent donc être appréhendés que tardivement, si l’on s’en montre digne et que l’on déploie les efforts nécessaires, et si enfin l’on est prêt à les comprendre, à les accueillir. Quoi de plus vertueux, élevé et glorieux que des vérités demandant de telles précautions ?

 

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Franz Xaver von Zwack,
alias Caton

 

Peu après la fondation de son Ordre, Weishaupt décerna à ses premiers adeptes, ainsi qu’à lui-même, le titre d’Aréopagite ; plus tard, il donna les trois premiers grades de la Maçonnerie à ses futures Aréopagites, afin qu’ils forment des Loges ordinaires, et confia à ces adeptes de confiance le soin de conférer « les grades de la Maçonnerie selon toute forme ».

Le District (ou Directoire écossais), dirigé par un Préfet ayant le grade de Régent (ou Prince illuminé), chapeaute plusieurs Loges minervales. Son action est suivie par le Doyen, dignitaire élu par les Régents de sa Province et les Supérieurs nationaux (sous réserve de l’approbation du Directeur national). La Province gère ses Distritcs avec l’assistance d’un Consulteur.

L’Inspecteur national est le Régent chargé de centraliser et de gérer les affaires de l’Ordre à l’échelle de l’État. Il est en relation directe avec le chef suprême de l’Ordre. L’Aréopage, lui, constitue le Conseil suprême de l’Ordre. Il est formé par ses douze premiers adeptes.

Le Général est enfin le chef suprême de l’ordre, position fruit du rétropédalage de Weishaupt vis-à-vis du partage de la direction avec le reste de l’Aréopage, décision qui, comme nous le verrons, entraîna plusieurs dissensions et un durcissement dans la conduite des affaires de la confrérie.   Pour une surveillance constante et sûre, Weishaupt tient la main haute à son Aréopage. Souvent fébrile et tourmenté sous ses airs paternels et son arrogance, il s’inquiète de sa santé, des rôles attribués, des travaux réalisés. La relation est fusionnelle. Weishaupt se sert de ce conseil comme de verres grossissants pour scruter la société qu’il ordonne, et comme caisse de résonance pour faire parvenir jusqu’à lui les bruits de cour et toutes sortes d’affaires (tant intérieures qu’extérieures au Système). Il gère toutes les relations via des lettres de griefs, qui assurent une relative intelligence de l’état des liens et des échanges.

On voit qu’Adam Weishaupt se complaît dans ce rôle de chef qui en sait toujours plus qu’il ne le laisse penser. C’est une sorte de général débonnaire qui, s’il peut piéger les imprudents et les tancer, oublie facilement les infidélités et abandonne tout à sa cause. Car l’affaire se trouve toujours dans une situation précaire malgré les faveurs d’esprits influents. On l’entend donc souvent chanter qu’il se sacrifie pour le bien commun, qu’il accepte bon gré mal gré de ménager ses adeptes plutôt que de compromettre l’avenir de sa communauté, qu’il doit éclairer, et commander des ingrats… des inconstants ! Si l’affaire est souvent présentée comme urgente, il lui faut souvent ronger son frein pour de basses tracasseries. Mais c’est après tout le lot de tout génie qui un beau matin a trouvé le courage de secouer les jougs infâmes qui asservissent les hommes ! C’est ainsi : les autres ne comprendront pleinement que plus tard.

 

Le recrutement

 

Le Frère insinuant – le recruteur – porte son choix en priorité sur les « jeunes gens de dix-huit à trente ans, riches, désireux de s’instruire, de bon cœur, dociles, d’esprit ferme et persévérants ». Les gens qui mènent une vie déréglée ou montrant des lacunes morales profondes sont écartés.

L’ordre de Weishaupt, considéré comme élitiste, visait pourtant large : étudiants bénéficiant de certaines facultés (par exemple un goût prononcé pour la philosophie), artistes, ouvriers (peintres, orfèvres, graveurs, serruriers), marchands, maîtres d’école, libraires, procureurs, avocats, magistrats, agents de douane, médecins, militaires, prêtres et chanoines (on préfère en cette matière les protestants aux catholiques, qui s’en surprendra ?), toute personne douée ou influente, et si possible riche (la richesse semble devoir dans certains cas excuser la grossièreté d’esprit…). Les femmes, les « païens », les juifs, les moines et surtout les jésuites étaient, dit-on, à proscrire. Pourquoi interdire l’accès aux juifs et aux jésuites ? Il aurait été inconsidéré d’enrôler des personnes susceptibles de percer les vues supérieures de l’ordre, et d’ainsi trahir les mystères. Pourquoi des hommes riches et influents ? Certes pour les faveurs et l’estime, mais aussi et surtout pour leur protection ; car l’argent et les relations sont d’excellents boucliers. Enfin, en ce qui concerne les princes et les évêques, que l’on ne s’y trompe pas ! s’ils ne peuvent participer aux mystères, et s’ils sont cantonnés au grade déjà relativement honorifique de Chevalier écossais, ce n’est qu’à titre de précaution. Il faut évidemment tirer parti de ces hommes puissants sans susciter chez eux la crainte de se voir renversés par l’ordre même qu’ils aident ! Weishaupt indique clairement, dans sa lettre du 2 janvier 1785, quelles précautions prendre à ce sujet : « Je veux que tout cela soit fait à la jésuite ; qu’il ne s’y trouve pas une seule ligne tant soit peu suspecte pour l’État ou la Religion. Allons tout doucement, rien sans raison ; amenons et préparons les choses pas à pas. »

Certes, mais pour l’abbé Augustin Barruel, tous ceux « qui ont cru voir des rapports et, comme s’exprime Mirabeau, des points de contact entre ces instituts religieux et le code illuminé, auraient dû commencer par observer que l’obéissance religieuse n’est dans son essence même qu’un engagement à faire le bien qui sera prescrit sans mélange du mal ».

 

 

L’initiation

 

L’initiation du nouveau membre de la confrérie se déroule de la manière la plus austère et impressionnante qu’il se peut être. Le cérémonial consiste en une suite de questions qui invitent dans un premier temps l’initié à reformuler son désir d’appartenir à l’« illustre Société ». Celui qui reçoit informe alors le nouvel adepte que l’Ordre l’a trouvé digne, après ces longs mois de travaux et d’enquêtes, de rejoindre ses rangs. Par d’intéressantes pirouettes rhétoriques, le conducteur de l’initiation s’efforce de détromper l’initié – s’il en est encore besoin à ce point de son parcours : les intentions de l’ordre ne sont certainement pas la domination, les richesses ou la destruction du « gouvernement spirituel et temporel ». Et libre à l’initié de se retirer avant de jurer à genoux son serment… sous réserve, évidemment, du plus absolu silence. S’il persiste dans sa décision de rejoindre l’Ordre, on le prévient alors de ce qu’il pourra être amené à obéir à des ordres en apparence mauvais, contradictoires, à se trouver face à des ennemis, et donc être tenté d’enfreindre certaines règles ou de s’opposer aux buts que s’est fixés l’Ordre. 

L’initié montre alors, à l’aide de formules sirupeuses et laudatives, sa compréhension de la marche de l’Ordre et son amour pour lui. Il assure qu’il comprend en quoi il devra se plier à certaines exigences. La mise en scène exige alors que celui qui reçoit l’initié prononce quelques félicitations, avant de formuler les conditions d’adhésion. Le récipiendaire offre enfin son entière soumission. Que dire ? Il abandonne non seulement sa personne, mais sa sécurité et son bien-être. Celui qui reçoit promet solennellement, au nom de l’Ordre, sous le seul sceau de son oraison, « protection, justice et secours ».

À ce point de l’initiation, les mises en garde concernant une éventuelle trahison sont diaphanes : « Ne crois pas être en sûreté : partout où tu pourras fuir, la honte et les reproches de ton cœur ainsi que la vengeance de la part de tes frères inconnus, te tortureront et te poursuivront. »

Le serment que l’adepte s’apprête à prononcer doit atteindre à ses yeux de telles hauteurs morales que même s’il se dédit à l’avenir, les regrets travailleront immanquablement son âme…

Le serment est alors prononcé, paume de la main sur la tête. Par celui-ci, l’adepte reconnaît sa faiblesse humaine, son infirmité en tant qu’homme coupé de ses frères. Il renonce à « ses vues et opinions personnelles », ainsi qu’à faire usage de ses « forces et capacités ». Il servira l’Ordre avec son bien, son honneur et son sang, acceptera les punitions que ses erreurs pourraient entraîner, de substituer ses intérêts personnels à ceux de l’Ordre, et de refuser à soi-même toute « restriction secrète ». Et l’on termine cette débauche de promesses et de subordinations en invoquant l’aide de Dieu…

 

À ne pas manquer, Sébastien Jean en conférence
à Nice le 11 décembre 2016 :

 

 

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Sur l’histoire de la franc-maçonnerie, chez Kontre Kulture :

 

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