Egalité et Réconciliation
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Réponse à l’article "Nation et Région : le cas de la Grande Normandie"

L’article de M. Sébastien Rouen, « Nation et Région : le cas de la “Grande Normandie” » mis en ligne sur le présent site le 19 juin dernier, a suscité tout mon intérêt. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur les relations tumultueuses entre le régionalisme, le nationalisme et l’européisme. Je ne souhaite pas m’y étendre, car le sujet risquerait de nous amener trop loin… Ma réaction se concentrera sur deux points précis de son analyse, à savoir l’emploi des expressions « Grande Normandie » et « Empire ».

Certes, Sébastien Rouen ne s’oppose pas à « cette sympathie des Normands pour la réunification de ce qui fut l’ancien Duché de Normandie », il la juge même assez positive dans une perspective finale de ré-enracinement. On ne peut que dès lors s’étonner de l’usage du terme de « Grande Normandie » qui ne saurait être le synonyme de « Normandie réunifiée ». Sans vouloir lui faire un mauvais procès, je crains que dans l’esprit d’un public non averti, « Grande Normandie » apparaisse comme le désir d’étendre la Normandie au-delà de ses frontières historiques, revendiquer Mantes-la-Jolie, la Bretagne, le Maine, la Picardie et, pourquoi pas ?, la Provence, l’Alsace et la Corse…

Les défenseurs de l’unité normande ne sont pas des expansionnistes et, s’ils sont souvent régionalistes, voire autonomistes, ils ne prônent pas le séparatisme et l’indépendance. Aux internautes surpris d’apprendre l’existence d’un régionalisme normand, informons-les de l’existence depuis bientôt quarante ans du Mouvement Normand. Principal promoteur de la réunification des deux demi-régions, ce groupe d’influence transpartisan développe des points de vue originaux et pertinents sur l’aménagement du territoire, la décentralisation et la construction européenne (1). Récusant tout ostracisme envers tel ou tel moment de l’histoire de France, le Mouvement Normand assume intégralement notre passé et affirme que la Normandie est « terre de France ».

Le Mouvement Normand a réfléchi sur les conséquences économiques de la fusion, y compris son coût. La citation que fait Sébastien Rouen du numéro de Paris Normandie du 4 juin 2008 relève plutôt de l’anecdote. Quant au témoignage d’une lectrice hostile à l’unité normande au nom de la diversité, on ne peut que rire de cette outrecuidance qui associe faussement l’uniformisation culturelle déjà bien entamée et la réunification normande encore (hélas !) hypothétique. Il est rare que les adversaires de la Normandie aux cinq départements utilisent cet argument. D’habitude, ils se crispent sur leur minuscule « pré carré » et ne donnent que des motifs localistes, clientélistes, campanilistes même. Tenant à leurs prébendes, ils craignent d’être dépossédés d’une partie de leur pouvoir et ne font que protéger leur gagne-pain ; c’est bien humain.

Je reste cependant surpris par le choix de M. Sébastien Rouen de prendre le cas normand pour exemple alors qu’il existe d’autres régionalismes ou indépendantismes qui, eux, collaborent objectivement avec l’« Empire ». Je l’invite ainsi à étudier la Ligue savoisienne qui demande d’abord l’unification de la Savoie avec la Haute-Savoie avant de réclamer, dans un second temps, l’indépendance ou le rattachement à la Suisse. Il y découvrira que le programme savoisien présente une vive orientation libérale et atlantiste puisque, dans son essai (2), Patrice Abeille, son meneur, propose de faire, le cas échéant, du dollar U.S. la monnaie de la Savoie libre.

L’autre maladresse lexicale de Sébastien Rouen concerne l’utilisation du mot « Empire ». Pour lui, l’« Empire » est le système occidental américanocentré, matrice et vecteur de la mondialisation libérale marchande. Or il s’agit là d’un contresens qui remonte à l’an 2000 quand sortit l’essai éponyme de Michael Hardt et d’Antonio Negri (3) avant d’être repris deux ans plus tard par Emmanuel Todd (4) pour évoquer la politique mondiale expansionniste des États-Unis. Le camp patriotique peut-il reprendre à son compte les détournements issus du courant altermondialiste - qui se défie fort de la nation (5) - et avalisés par la médiasphère conformiste ? Je ne le crois pas.

C’est à mon avis une faute tactique majeure d’adopter la terminologie des concurrents. Pour ma part, je désigne depuis longtemps l’actuelle domination planétaire du système étatsunien (ou euro-atlantique) sous l’expression plus significative d’« Hégémonie ». En effet, il est indispensable de distinguer l’idée d’Empire de l’impérialisme moderne, étatsunien ou non. Outre les travaux théoriques de Julius Evola et d’Alain de Benoist sur la véritable notion d’Empire, on peut citer la réflexion de Philippe Forget, co-auteur avec Gilles Polycarpe des très remarquables essais L’homme machinal et Le réseau et l’infini (6), sur ce sujet : « L’empire, figure affirmative du monde, se refuse aux pouvoirs qui cultivent la métaphysique de la souffrance. […] L’empire repose sur des Alliances et des Pactes, il ne prétend pas faire du vaincu sa colonie. […] L’empire se soucie des œuvres communes mais ne cherche pas à être l’inquisiteur des reins et des cœurs. les puissances politiques qui assènent un ordre monothéiste ou mono-idéologique ont évidemment bien du mal à être impériales. (7) »

Certes, Peter Sloterdijk (8) considère les États-Unis comme l’actuel agent du principe impérial européen, mais c’est pour moi une inexactitude. L’idée impériale s’est dévoyée lors de son transfert outre-Atlantique, pervertie par les valeurs constitutives de l’ensemble yankee que sont le puritanisme, l’individualisme et l’appât du gain. Les U.S.A. ne sont pas un empire - et ne peuvent l’être -, c’est plus exactement un État à prétention hégémonique mondiale dont les visées sont relayées par l’O.N.U., l’O.T.A.N., l’O.M.C. et l’Union européenne.

J’ai la faiblesse de penser que c’est dans une authentique structure impériale, dans laquelle les rapports régions - nations - Europe pourront s’agencer au mieux (sans toutefois éviter les inévitables tensions agonistiques), que les peuples européens arriveront à résister à l’Hégémonie étatsunienne. Parvenir à accorder les idées régionale, nationale et européenne dans le dessein assumé de mettre à bas ce vieux monde moderne n’est-ce pas finalement la meilleure des réconciliations qu’on puisse imaginer ?

Georges Feltin-Tracol Rédacteur en chef du site Europe Maxima, membre du Mouvement Normand.

Notes

1 : On peut consulter les publications du Mouvement Normand qui publie chaque mois son organe politique, L’Unité Normande, une revue culturelle trimestrielle "Culture Normande" et un site www.mouvement-normand.com.

2 : Il faut lire Patrice Abeille, Renaissance savoisienne, Cabédita, 1998.

3 : Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, 2000.

4 : Emmanuel Todd, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.

5 : Emmanuel Todd est à mettre à part, car ce n’est pas un « alter », mais plutôt un républicain nationiste dont les idées ne semblent guère éloignées d’Égalité & Réconciliation.

6 : Philippe Forget et Gilles Polycarpe, L’homme machinal. Technique et Progrès : anatomie d’une trahison, Syros - Alternatives, 1990 ; Idem, Le réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophique et stratégique, Économica, 1997.

7 : Philippe Forget, « Théorie et puissance : étude d’anthropologie stratégique », in Christian Harbulot et Didier Lucas (dir.), Les chemins de la puissance, Tatamis, 2007, pp. 79 - 80.

8 : Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille. Réflexions sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de l’ère de son absence politique, Mille et une nuits, 2003.