Egalité et Réconciliation
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Sables mouvants

Chiites, ils furent persécutés par Saddam Hussein. Aujourd’hui, les compagnies pétrolières les chassent de leurs villages. Les habitants du Chatt-Al-Arab organisent leur survie, raconte Al-Qabas.

Du fin fond des marais, Nahel Al-Battat appelle son frère, à la ville, et lui demande de rapporter du foin pour son troupeau de buffles. Quand il raccroche, il sourit et me dit : “Ne soyez pas étonné ! Quand les citadins viennent ici pour le week-end, ils ramènent même du poisson acheté au marché.” Et pourtant, la région est censée être un haut lieu de la pêche…

Le village de Chouleijiya est constitué de “maisons” en roseaux et en tôle. Une odeur fétide empeste l’air : de minuscules poissons sèchent au soleil, faute de réfrigérateur et d’électricité. Les habitants se sont mis à pêcher ce qu’ils trouvent. Kamel Awda Al-Battat, un ancien membre du Comité de renaissance des marais, a beau leur dire qu’ils détruisent leurs propres richesses halieutiques en empêchant les poissons de grandir, les villageois lui rétorquent qu’ils ne peuvent pas attendre deux ans avant de gagner leur vie.

La famille de Nahel Al-Battat vivait dans un marais de la région de Fao, mais la montée d’un bras du Chatt Al-Arab (embouchure de l’Euphrate et du Tigre) l’année dernière a provoqué une hausse de la salinité des eaux, devenues impropres à la consommation pour ses bêtes. Il s’est donc établi à Chouleijiya. Or, depuis qu’un cours d’eau a été fermé au profit d’un autre marais près de Nasiriyah, l’eau est devenue, là encore, trop salée. Il devra donc repartir à nouveau, sans trop savoir où, puisqu’il n’a aucune garantie que le même problème ne se posera pas ailleurs.

Ici, on vit un peu en dehors du temps : pas de télévision, pas de journaux. Les villageois ne se sont pas rendu compte que leurs terres attisaient les convoitises, étant considérées comme l’un des coins les plus riches de la planète. Selon Fayçal Chamel, 35 ans, éleveur de buffles lui aussi, cette richesse serait plutôt une malédiction. “Cela a provoqué une série de départs et de déplacements. A la fin des années 1970, après la découverte du pétrole, nous sommes partis de Roumaylah pour la région d’Allawi, à 50 kilomètres à l’est de Bassorah, explique-t-il. Puis, dans les années 1990, nous avons fui la répression du gouvernement contre les chiites. On a été chassés à coups de fusil et des villages entiers ont été détruits.” En 2003, à la chute du régime de Saddam Hussein, les habitants de la région espèrent renouer avec une certaine tranquillité.

C’était compter sans les compagnies pétrolières qui ferment de vastes territoires, classés zone interdite. “Aujourd’hui, les autorités nous chassent encore. Autour de nous, les marais sont asséchés pour les besoins des compagnies pétrolières, ce qui fait augmenter le taux de salinité ailleurs”, s’exclame Fayçal. Et Kadhem d’ajouter : “Nous sommes comme assiégés. Le gouvernement nous interdit de nous déplacer. Partout, la police nous arrête et nous dit qu’il faut une autorisation de l’armée pour aller plus loin.” Selon Abderrahim Mohamed Jawhar, président du conseil municipal d’Al-Madayna, à 110 kilomètres au nord de Bassorah, la région souffre des opérations d’exploitation pétrolière. “Le ministère du Pétrole contrôle le quart des terres. C’est un obstacle majeur pour le développement de l’agriculture.” Et d’ajouter : “Nous avons obtenu le soutien d’une organisation humanitaire pour la construction d’un hôpital de 200 lits, mais il a fallu attendre trois années avant d’avoir l’accord du gouvernement.” Et d’ajouter : “Dans la région, deux mille cinq cents personnes ont été déplacées sans dédommagements à cause de forages pétroliers.”

Autour de Rumaylah, riche en pétrole, les habitants de la région ne voient de l’or noir que les flammes des torchères et la fumée qu’elles dégagent. Fid’a, 45 ans, espérait que l’arrivée des compagnies pétrolières allait donner du travail à ses fils. “Mais nous n’en voyons que les puits, au loin”, dit-elle sur un ton amer. Mouhan, 50 ans, est dans le même état d’esprit. Il désigne la digue sur laquelle passent des camions-citernes. “Ils n’emploient personne de chez nous. Ils font venir les travailleurs de la ville de Bassorah.”

Un éleveur explique que les habitants manquent de tout, de nourriture et d’eau, sans parler de l’électricité, qui n’est qu’un rêve lointain. Les routes sont coupées et, quand on est malade, il faut attendre le lendemain matin pour atteindre un dispensaire, à au moins 40 kilomètres du village.