Egalité et Réconciliation
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Stratégies afghanes

Après l’annonce de l’envoi de renforts par le Président Obama, le blog « Guerre et Paix » revient sur la guerre en Afghanistan sous trois angles différents : américain, allié et soviétique. Troisième et dernière partie cette semaine : les stratégies soviétiques.

Lorsqu’en octobre 2001, les Occidentaux se lancent à l’assaut de l’Afghanistan, Rouslan Aouchev, alors Président de l’Ingouchie et de l’association des vétérans d’Afghanistan pour la CEI, prend la parole lors d’une émission de télévision russe. Il raconte avec émotion le souvenir qu’il garde de la valeur des guerriers afghans et met en garde les nouveaux conquérants contre ce qui les attend. Son avertissement est évidemment ignoré. Neuf ans plus tard, la présence américaine en Afghanistan rejoint désormais, en termes de durée, la présence soviétique qui avait débuté il y a 30 ans, le 25 décembre 1979, par l’opération Storm-333.

L’armée américaine a choisi un mode très différent de celui adopté par les Soviétiques pour envahir le pays afghan. Partant des Républiques ouzbèke et tadjike, les Soviétiques avancaient rapidement sur deux axes, qui se rejoignaient à Kandahar. Leurs troupes aéroportées s’étaient, au préalable, emparées des différents points stratégiques. Pour les Américains, la guerre est dans un premier temps « sous-traitée » aux Tadjiks du général Massoud, assassiné opportunément le 9 septembre 2001, et aux Ouzbeks du général Dostom. L’armée américaine se contente de fournir l’appui aérien et l’artillerie. Les quelques troupes qui sont engagées se révèlent particulièrement inadaptées au terrain. Les 600 rangers, déployés dans la montagne au début de l’offensive, sont évacués en urgence, risquant de mourir de froid. Après la victoire des supplétifs locaux, les troupes américaines et otaniennes se déploient à partir des pays « amis » d’Asie centrale et du Pakistan, sur les différentes zones stratégiques.

Les contingents américain et soviétique sont assez semblables en volume. L’armée rouge avait atteint son effectif maximum en 1984, avec 108 000 hommes de la 40ème armée et 10 000 forces spéciales du KGB. Pourtant, dès 1980, les stratèges soviétiques estimaient qu’une force de 500 000 à 1 million d’hommes était nécessaire pour gagner la guerre. Du coté américain, l’année 2010 verra les effectifs passer à 130 000 hommes, dont une partie est fournie par une coalition assez hétéroclite.

Les deux invasions diffèrent sur trois points essentiels.

Les Soviétiques, aussitôt l’invasion réussie, avaient cherché à se désengager au plus vite de ce qu’ils considèraient comme le piège afghan. L’administration américaine, de novembre 2001 à aujourd’hui, suit une logique opposée. Comment rester et convaincre les membres de la coalition de rester ?

Par rapport à l’URSS, les Etats-Unis disposent de deux atouts importants. D’une part, leur présence est légitimée par la décision 1333 de l’ONU. D’autre part, aucune puissance sérieuse ne soutient les Talibans contre les Américains. Contre les Soviétiques, les Etats-Unis avaient fourni pour trois milliards de dollars d’aide sur cinq ans, y compris des technologies ultramodernes. L’Arabie Saoudite, le Koweït, la Chine et l’Egypte apportaient également leur aide à la guérilla.

La stratégie américaine n’évolue quasiment pas au cours de ces neuf années, alors que les Soviétiques s’étaient adapté avec efficacité à la guerre de guérilla. La stratégie américaine se résume en trois mots : bunkerisation, bombardement aérien et sous-traitance. Le sous-traitant est, en l’occurrence, la très peu fiable armée afghane, engagée dès que le risque de pertes humaines dépasse le seuil acceptable par les démocraties occidentales. La stratégie soviétique, au contraire, évolua radicalement. L’état-major fit notamment appel à des conseillers militaires vietnamiens, qui contribuèrent à faire passer une armée au format du pacte de Varsovie, faite pour combattre en centre Europe, à une armée de lutte anti-guérilla.

Fin 1983, les Soviétiques mettaient en place une nouvelle stratégie, qui obtint des résultats remarquables. Les unités de forteresse se limitaient alors à 40% de l’effectif total et le reste des unités était consacré à la lutte active anti-guérilla, sous la forme des groupements tactiques interarmés (GTI). Ces unités étaient équipées de nouveaux matériels modernes (jumelles infrarouges, radars terrestres…) et bénéficiaient de reconnaissances aériennes et satellites. Le combat était décentralisé au niveau du bataillon et de la compagnie. Ce genre d’initiative est inimaginable aujourd’hui dans des structures bureaucratiques comme l’OTAN ou l’US Army. Enfin, les populations hostiles, proches des axes stratégiques, furent déplacées et les Soviétiques créèrent, pour les villages amis, l’équivalent de ce que les Anglais ont appelé les « hameaux stratégiques » en Malaisie.**

Malgré une amélioration sensible de la situation de l’armée rouge dès 1984, l’Union Soviétique chercha à se désengager. Elle était intervenue, craignant, à tort sans doute, la déstabilisation de ses républiques d’Asie centrale par les Islamistes radicaux, mais elle s’est ensuite rendue compte qu’elle s’était laissée piéger par l’administration Carter et son très habile conseiller, Zbigniew Brzezinski***. Alors que l’état-major voulair se retirer dès 1980, l’instabilité politique qui règnait en URSS de 1980 à 1985 empêcha toute prise de décision définitive. Dès 1986, le retrait devint une priorité pour Mikhaïl Gorbatchev. Il négocia dans ce but, avec le Président Reagan, l’arrêt de l’aide américaine aux Moudjahidines. La préparation du retrait des troupes d’Afghanistan fut minutieuse et s’effectua de manière exemplaire de mai 1988 à février 1989.

Le système soviétique n’était pas viable à moyen terme, comme le démontra brillamment Emmanuel Todd en 1976***. Sa chute a été accélérée par le délitement de son système économique, par l’hypertrophie de son complexe militaro industriel, et par les deux guerres, que l’URSS a été contrainte de mener, l’une en Afghanistan, l’autre à Tchernobyl.

L’Amérique contemporaine souffre exactement des mêmes maux et subira sans doute une fin semblable. L’écroulement du système économique, les guerres sans fin, la puissance incontrôlable du complexe militaro industrielle et l’incapacité des élites à réformer le régime mettront fin aux ambitions de l’ex-première puissance mondiale. Son existence en tant qu’empire, d’un point de vue historique, aura été relativement éphémère.

Xavier Moreau