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Une crise issue de l’hégémonie américaine

par Yanis Varoufakis

« Aux alentours de 1971, les autorités américaines ont entrepris un mouvement stratégique audacieux : au lieu de s’attaquer aux déficits jumeaux toujours croissant du pays, les hauts responsables politiques américains ont décidé de faire le contraire : de stimuler ces déficits. Et qui paierait pour eux ? Le reste du monde ! Comment ? Par le biais d’un transfert permanent de capitaux, se ruant sans cesse au dessus des deux grands océans pour financer les déficits jumeaux américains. » L’économiste grec Yanis Varoufakis revient sur l’acte fondateur du nouveau régime de mondialisation, qui portait en germe la financiarisation des économies et l’accumulation des déséquilibres qui ont provoqué la crise de 2008.

Entretien avec Philip Pilkington, Naked Capitalism, 13 février 2012

Philip Pilkington : Dans votre livre, « Le Minotaure mondial : l’Amérique, les véritables origines de la crise financière et l’avenir de l’économie mondiale », vous affirmez que cette crise économique actuelle a des racines très profondes. Vous estimez que si de nombreuses thèses très répandues - une cupidité sans borne, une soumission des régulateurs - expliquent certaines caractéristiques de la crise actuelle, elles ne traitent pas la question sous-jacente réelle, qui est celle de la structure actuelle de l’économie mondiale. Pourriez-vous expliquer brièvement pourquoi vous considérez que ces thèses sont insuffisantes ?

Yanis Varoufakis : Il est vrai que, durant les décennies qui ont précédé le krach de 2008, la cupidité est devenue le nouveau credo ; que les banques et les hedge funds ont fait plier les autorités réglementaires à leurs volontés ; que les financiers croyaient en leurs discours, et étaient donc convaincus que leurs produits financiers étaient un « risque sans risque ». Cependant, ce passage en revue des phénomènes de l’époque pré-2008 nous laisse le sentiment tenace que nous manquons quelque chose d’important, que, toutes ces vérités isolées étaient de simples symptômes, plutôt que des causes, du monstre qui nous propulsait vers le krach de 2008. La cupidité existe depuis des temps immémoriaux. Les banquiers ont toujours essayé de contourner les règles. Les financiers sont à l’affût de nouvelles formules trompeuses de crédit depuis l’époque des Pharaons. Pourquoi la période post-1971 a-t-elle permis que la cupidité domine et que le secteur financier dicte ses conditions sur le reste de l’économie sociale mondiale ? Mon livre veut insister sur une cause plus profonde, derrière tous ces phénomènes distincts mais étroitement liés.

PP : Oui, ces tendances doivent être contextalisées. Quelles sont donc les racines de la crise que vous avez mises au jour ?

YV : On les trouve dans les principaux ingrédients de la seconde phase de l’après-guerre qui a commencé en 1971 et la manière dont ces « ingrédients » ont créé une dynamique de croissance majeure sur la base de ce que Paul Volcker avait décrit, peu de temps après être devenu le président de la Réserve fédérale, comme une « désintégration contrôlée de l’économie mondiale ».

Tout a commencé lorsque l’hégémonie américaine d’après-guerre ne pouvait plus trouver son fondement sur un habile recyclage des excédents américains vers l’Europe et l’Asie. Pour quelle raison ? Parce que ces excédents, à la fin des années 1960, s’étaient transformés en déficit ; les célèbres déficits jumeaux (déficit du budget et de la balance commerciale). Aux alentours de 1971, les autorités américaines ont entrepris un mouvement stratégique audacieux : au lieu de s’attaquer aux déficits jumeaux toujours croissant du pays, les hauts responsables politiques américains ont décidé de faire le contraire : de stimuler ces déficits. Et qui paierait pour eux ? Le reste du monde ! Comment ? Par le biais d’un transfert permanent de capitaux, se ruant sans cesse au dessus des deux grands océans pour financer les déficits jumeaux américains.

Les déficits jumeaux de l’économie américaine ont durant des décennies joué le rôle d’un aspirateur géant, absorbant les biens excédentaires et les capitaux du reste du monde. Bien que cet « arrangement » ait été l’incarnation du plus gros déséquilibre imaginable à l’échelle planétaire (selon l’heureuse expression de Paul Volcker), il a néanmoins donné lieu à quelque chose ressemblant à un équilibre mondial : un système international où l’accélération rapide de flux financiers et commerciaux asymétriques fut capable d’apporter un semblant de stabilité et de croissance soutenue.

Propulsées par les déficits jumeaux américains, les principales économies excédentaires du monde (l’Allemagne, le Japon et, plus tard, la Chine) ont continué à produire des biens que l’Amérique absorbait. Près de 70% des bénéfices réalisés par ces pays au niveau mondial ont ensuite été transférés vers les États-Unis, sous la forme de flux de capitaux vers Wall Street. Qu’en a fait Wall Street ? Ces capitaux ont été transformés en investissements directs, en actions, en de nouveaux instruments financiers, en crédits classiques ou de types nouveaux, etc.

C’est à travers ce prisme que nous pouvons contextualiser la montée de la financiarisation, le triomphe de la cupidité, le recul du rôle des organismes de régulation, la domination du modèle de croissance anglo-celtique ; tous ces phénomènes qui ont caractérisé cette période apparaissent soudainement comme de simples sous-produits des flux massifs de capitaux requis pour financer les déficits jumeaux des États-Unis.

PP : Vous semblez identifier un tournant au moment où Richard Nixon, en décidant que les États-Unis abandonnent l’étalon-or, a défait le système de Bretton Woods. Pourquoi doit-on considérer cela comme un tournant ? Quel a été l’effet de l’abandon de la parité entre le dollar et l’or ?

YV : Ce fut un moment symbolique, l’annonce officielle que le Projet Mondial des hommes du New Deal était mort et enterré. Dans le même temps, c’était une décision très pragmatique. Car, contrairement à nos dirigeants européens d’aujourd’hui, qui ont spectaculairement échoué à reconnaitre l’évidence (c’est à dire que l’euro-système, tel qu’il est conçu dans les années 1990, n’a pas d’avenir dans le monde post-2008), l’administration Nixon a compris immédiatement que ce Projet Mondial appartenait désormais au passé. Pourquoi ? Parce qu’il était fondé sur l’idée simple que l’économie mondiale serait régi par (a) des taux de change fixes, et (b) un mécanisme de recyclage des surplus mondiaux (MRSM), administré par Washington, recyclant en Europe et en Asie les excédents des États-Unis.

Ce que Nixon et son administration ont compris, c’est que, une fois les Etats-Unis devenus un pays à déficit, ce MRSM ne pouvait plus fonctionner comme prévu. Paul Volcker, qui était un adjoint d’Henry Kissinger à l’époque (avant que ce dernier ne rejoigne le Département d’État), avait très clairement identifié le nouveau choix difficile auquel l’Amérique était confrontée : soit elle devrait réduire sa puissance économique et géopolitique (par l’adoption de mesures d’austérité pour juguler le déficit commercial des États-Unis) ou elle chercherait à maintenir, voire accentuer, son hégémonie en développant ses déficits et, dans le même temps, en créant les conditions permettant aux États-Unis de rester la machine à recycler l’excédent de l’Occident. Mais cette fois, il s’agirait de recycler les excédents du reste du monde (Allemagne, Japon, Etats producteurs de pétrole et, plus tard, Chine).

La grande déclaration du 15 Août 1971 du Président Nixon, et le message délivré aux dirigeants européens par le secrétaire au Trésor des États-Unis John Connally (« C’est notre monnaie mais c’est votre problème.") N’étaient pas l’aveu d’un échec. Au contraire, ils préfiguraient une nouvelle ère d’hégémonie américaine, basée sur l’inversion des flux d’échanges et des excédents de capitaux. C’est pour cette raison que je pense que la déclaration de Nixon symbolise un moment important dans l’histoire du capitalisme d’après-guerre.

PP : Cela rappelle le vieux dicton des banquiers : « Si vous devez des milliers de dollars à une banque, vous avez un problème, si vous leur devez quelques millions, la banque a un problème ». Etait-ce donc la fin de l’hégémonie des États-Unis en tant que prêteur et le début de leur hégémonie en qualité d’emprunteur ? Si c’est le cas, cela nous permet-il de comprendre la crise financière de 2008 ?

YV : Je crois que cette déclaration de Connally « C’est notre monnaie mais c’est votre problème » est effectivement une nouvelle version du vieil adage que vous mentionnez. Mais il y a une différence importante : lorsqu’une banque fait faillite, il y a toujours la Fed ou une autre banque centrale en soutien. Dans le cas de l’Europe et du Japon en 1971, cet appui n’était pas disponible. Le FMI était, ne l’oublions pas, une organisation destinée à procurer des fonds à des pays (de la périphérie pour la plupart) confrontés à des déficits de leur balance des paiements.

La déclaration de Connally était à destination de pays qui enregistraient un excédent dans leur balance des paiements avec les États-Unis. En outre, lorsqu’un individu ou une entreprise lourdement endetté avertit la banque que c’est elle qui a un problème, et non pas l’emprunteur, cela relève habituellement d’un stratagème de négociation afin de s’assurer de meilleures conditions auprès de la banque, une annulation partielle de la dette, etc . Dans le cas du voyage de Connally en Europe, peu de temps après l’annonce de Nixon, les Etats-Unis ne demandent rien aux Européens. Ils sont tout simplement heureux d’annoncer que les règles du jeu ont changé : le prix de l’énergie allait augmenter plus vite en Europe et au Japon qu’aux USA, et les différences de taux d’intérêt nominaux allaient jouer un rôle majeur en attirant les flux de capitaux vers les États-Unis.

Cette nouvelle hégémonie allait ainsi émerger. La puissance hégémonique consisterait désormais à recycler les capitaux d’autrui. Elle lui permettrait d’augmenter son déficit commercial et de le régler grâce aux flux volontaires de capitaux vers New York, flux qui ont réellement débuté après que Paul Volcker ait fait s’envoler les taux d’intérêt américains.

PP : Cette hégémonie nouvelle a pu croitre de façon quasiment organique en raison de la prééminence du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui s’était accrue dans les années d’après-guerre, n’est-ce pas ? Pourriez-vous aborder ce sujet ?

YV : Le « privilège exorbitant » du dollar, provenant de son statut de monnaie de réserve, a été l’un des facteurs qui ont permis aux États-Unis de devenir le recycleur du capital d’autrui (parallèlement à la montée de leurs déficits commerciaux). Bien que crucial, ce n’était cependant pas le seul facteur. Il y avait également la prédominance des États-Unis dans le secteur de l’énergie, et leur puissance géostratégique. Pour attirer, vague après vague, les capitaux en provenance d’Europe, du Japon et des pays producteurs de pétrole, les Etats-Unis devaient veiller à ce que les rendements des capitaux se dirigeant vers New York soient supérieurs à ceux du capital allant à Francfort, Paris ou Tokyo. Cela nécessitait quelques prérequis : un taux d’inflation inférieur aux États-Unis, une volatilité des prix plus basse, des coûts de l’énergie relativement inférieurs et une rémunération inférieure pour les travailleurs américains.

Le fait que le dollar soit la monnaie de réserve signifie que, lors d’une crise, le capital se dirige de toute façon vers Wall Street (comme cela fut le cas des années plus tard, lorsque, malgré l’effondrement de Wall Street, les capitaux étrangers se ruèrent à Wall Street durant l’automne 2008). Toutefois, le volume des flux de capitaux qui devaient inonder Wall Street (afin de maintenir le financement du déficit commercial américain) n’aurait pu se concrétiser en l’absence de la capacité qu’avaient les États-Unis de précipiter une hausse du prix du pétrole au moment où (a) la dépendance américaine au pétrole était plus faible que celle du Japon ou de l’Allemagne, (b) la plupart des transactions sur le pétrole étaient réalisées par l’intermédiaire des multinationales américaines, (c) les États-Unis pourraient juguler l’inflation en augmentant les taux d’intérêt à des niveaux qui détruiraient les industries allemandes et japonaises ( sans totalement tuer les entreprises américaines) et (d) les syndicats et les normes sociales qui ont empêché une répression impitoyable des salaires réels étaient beaucoup plus faibles aux États-Unis qu’en Allemagne ou au Japon.

 






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5 Commentaires

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  • #101834
    Le 16 février 2012 à 02:12 par Jasmin Indien
    Une crise issue de l’hégémonie américaine

    Varoufakis contre vafoutakris. Le retour à la lumière du mythe grec. Crise ontologique.

     

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  • #102044
    Le 16 février 2012 à 14:00 par Chrisgeorg
    Une crise issue de l’hégémonie américaine

    D’un point de vue culturel et civilisationnel les USA calvino-jansénisto-évangélisto-sionistes resteront dans l’histoire comme une nation impérialiste n’ayant apporté qu’une régression fulgurante et irrépressible de ces deux champs à l’échelle de la planète entière. Partout, comme nulle autre nation jusqu’alors, ils auront apporté déculturation, destruction, barbarie et avilissement.

     

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    • #102195
      Le Février 2012 à 18:32 par vincentdamiens
      Une crise issue de l’hégémonie américaine

      Conclusion basée sur la catégorisation et sur la haine.
      Les US sont un formidable moteur de créativité tant dans la destruction que dans la création.
      Ce qu’il faut comprendre est que l’utilisation de la dette comme gouffre de recapitalisation dans un système pyramidale mondialiste fonce vers l’échec financier et va se retourner sur l’instigateur de cette manipulation. En l’occurence, le gouvernement des états-unis d’Amérique. Et ça beaucoup de monde ont compris vers où pointer le regard quant aux sources du dérèglement économique. Les guerres et autres manipulations quant à l’appropriation des ressources et à l’esclavage économique ne sont que la résultante de cette spirale financière.

       
  • #103489
    Le 18 février 2012 à 21:33 par damien
    Une crise issue de l’hégémonie américaine

    Et la on commencerai une nouvelle vague :
    le $ pourtant plus pourri que l’€
    devrait s’affirmer en monnaie de réserve

    plus la menace sur l’€ plus le $ gagnera

    le capital apatride flippé va se réfugié vers se signe pourri qu’est le $

     

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  • #103870
    Le 19 février 2012 à 16:58 par Keynes, ou "la charité au secours du bon peuple"
    Une crise issue de l’hégémonie américaine

    Il manque ici la suite de l’interview.
    http://contreinfo.info/article.php3...

    Très intéressant, notamment à propos du modèle Walmart des entreprises, mais le dernier morceau ne me plaît pas énormément : “Que faudra-t-il pour façonner un MRSM à partir de zéro ? Une chose est certaine : les marchés ne le généreront pas spontanément. Un nouveau MRSG doit être le résultat d’une action politique concertée. Tout comme ce fut le cas pour Bretton Woods.”
    Ma fibre parano crie au NOM, mais c’est peut-être simplement que tout ce qui a trait aux politiques keynésiennes ne m’a jamais tout à fait convaincu comme représentant les justes réponses au libéralisme ou au néo-libéralisme.

     

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