Cultiver l’excellence relève parfois du sport de haut niveau. Et certaines recourent à des substances dopantes pour se dépasser.
Alicia est une jeune femme à qui tout réussit. À 39 ans, toujours le mot pour rire, trois petites filles adorables, elle est une banquière reconnue par ses pairs. Mais, depuis deux ans, des insomnies la tiennent éveillée jusqu’au petit matin, à faire et défaire mentalement ses « to do lists ». « Dans mon travail, le sommeil est crucial, car nous sommes obligés d’être hyperréactifs en permanence. La pression financière est très forte, je suis payée en fonction de ce que je rapporte, on trace notre P & L (« profit and loss », en clair, les « performances »). » Au cours de la journée, pas une minute pour la vie personnelle.
« Récemment, je suis allée chez le médecin et j’ai été obligée de multiplier les appels en FaceTime pour faire comme si j’étais en vidéoconférence au bureau. Mes déjeuners sont pris presque tous les jours si je veux libérer mes soirées pour voir mes enfants au lieu d’aller boire des verres avec des clients – une tradition dans notre métier. Et je dois encore trouver le temps de “gérer” la nounou, l’école, les rendez-vous chez le pédiatre, l’administratif de la maison, les courses… Parfois, je me dis que je vais exploser en vol. » Pour réussir à se détendre, elle a commencé à prendre du Lexomil le soir. Plus un antidépresseur à faible dose (un comprimé tous les deux jours). « Pour m’endormir, j’en suis même parfois venue à fumer de l’herbe, ajoute-t-elle. J’ai un dealeur. Moi ! Rien que de le dire me semble totalement fou. »
Usage insoupçonnable
Ce cas est loin d’être isolé. De plus en plus de cadres sup en pleine ascension en viennent à consommer régulièrement des substances, licites ou non, pour tenir le rythme et faire face à la pression du travail. Des produits dopants ou relaxants selon les cas, mais souvent les deux, la consommation des uns entraînant celle des autres. Leur usage reste la plupart du temps insoupçonnable – les femmes rencontrées pour cette enquête sont plus élégantes et douées les unes que les autres – et insoupçonné, car dissimulé à leur entourage, même à leur conjoint et à leur généraliste.
« Il est très difficile de poser des chiffres précis et fiables sur ce phénomène, car les salariés comme les entreprises sont réticents à aborder le sujet, souligne Renaud Crespin, chercheur au CNRS, coauteur de Se doper pour travailler (Éd. Érès, avril 2017). Pour notre enquête, nous avons décidé de suspendre la distinction entre produits licites et illicites, de ne plus parler de drogues ou de médicaments, mais d’“outils”, de “ressources” pour bien travailler. La parole s’est alors totalement libérée. Dans les témoignages recueillis, non seulement l’usage de produits est d’un seul coup apparu très présent, mais aussi directement lié au travail. C’est un vrai sujet qui interroge la frontière entre santé au travail et santé publique. »