Egalité et Réconciliation
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Faire la guerre « au nom » des victimes

La « guerre humanitaire », telle que nous la voyons se développer du Kosovo à la Libye, s’accompagne d’une rhétorique toujours plus sophistiquée selon laquelle l’OTAN agirait au nom de victimes qui ne peuvent elles-mêmes agir. Selon les sociologues Jean-Claude Paye et Tülay Umay, ce discours correspond à une évolution profonde des mentalités européennes pour qui le culte de la souffrance l’emporte sur la compréhension de la réalité politique. Il en résulte une forme de droit, national ou international, qui ne cherche plus à stopper la spirale de la violence, mais qui au contraire la nourrit.

La structure impériale ne connaît aucun tiers. La guerre contre la Libye a reçu un mandat de l’ONU contre lequel, ni la Chine, ni la Russie n’ont opposé de veto. Aux États-Unis et en Europe, l’opposition à ce conflit est faible. La guerre déclenchée par les occidentaux s’est faite au nom de la défense des victimes, des populations sans défense qui ne pouvaient qu’être massacrées par Khadafi. L’image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Elle réduit les victimes réelles à l’état d’infans, de personnes qui n’ont pas accès à la parole. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. Le politique et le symbolique sont confondus. C’est ce qui supprime tout cran d’arrêt à la violence. Celle-ci devient permanente, fondatrice. La structure impériale est ainsi déni du politique.

La guerre humanitaire : une guerre contre le langage

Le discours de nos gouvernants est un élément essentiel pour comprendre l’intervention militaire en Libye. S’il ne permet pas de saisir ce qui se passe sur le terrain, ni les enjeux matériels du conflit, il permet de voir que la « guerre humanitaire » est aussi une guerre contre le langage. Elle nous place dans l’image et supprime ainsi toute possibilité d’opposition. La tribune du 15 avril, de Barak Obama, Nicolas Sarkozy et de David Cameron, publiée conjointement par The Times, The International Herald Tribune, Al-Hayat et Le Figaro , nous communique qu’« Il ne s’agit pas d’évincer Kadhafi par la force. Mais il est impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi » [1]. Cette déclaration met ensemble deux propositions contradictoires. Il ne s’agirait pas d’une action militaire contre Kadhafi, mais il est impensable que, suite à cette intervention, celui-ci reste au pouvoir.

Cette proposition s’inscrit parfaitement dans l’oxymore construit par la guerre humanitaire : deux termes qui s’excluent et qui ici sont fusionnés. Cette procédure a pour effet de renverser le sens de chaque notion. La guerre est la paix et la paix est la guerre. L’intervention militaire s’identifie à la paix puisqu’elle est déclenchée au nom de la sauvegarde des populations. Quant à l’intentionnalité humanitaire, elle exclut toute négociation et se réalise uniquement par des moyens militaires.

Le but humanitaire énoncé n’est pas mis en rapport avec les moyens militaires engagés et leurs conséquences sur les populations. Le déchiffrage du réel ne pourrait être qu’une entrave à la réalisation des objectifs de cette guerre : la protection de populations sans défense Ainsi, les faits ne sont pas refoulés, mais leur observation est, comme dans l’époché de la phénoménologie de Husserl [2], suspendue, afin de laisser la place au regard, au sens donné . Il s’agit de libérer celui-ci de l’observation des objets, afin de faire voir l’intériorité de la guerre humanitaire, sa pure intentionnalité : l’amour de la victime

La voix des victimes

La tribune nous confirme que c’est bien l’appel des victimes qui serait à la base de l’intervention militaire. Mais, en déclarant « qu’il est impensable que quelqu’un qui ait voulu massacrer son propre peuple joue un rôle dans un futur gouvernement libyen », elle ajoute un élément supplémentaire, celui de la capacité de nos gouvernants d’anticiper le cri des populations. Cette anticipation nous confirme qu’elle ne porte pas sur les victimes concrètes, mais sur leur image.

Ce n’est pas la matérialité des faits, la répression subie ou les massacres réalisés, qui permettent de désigner la victime, mais uniquement le regard pur, libéré de tout objet de perception, que le pouvoir porte sur les évènements. Les habitants de l’Émirat de Bahreïn, bien que réprimés violemment par leurs gouvernants avec l’appui de troupes d’une puissance étrangère, l’Arabie Saoudite, ne sont pas désignées comme des victimes. Au contraire, les populations libyennes ne peuvent qu’être massacrés par Kadhafi, bien qu’aucune preuve n’ait été avancée, à part les intentions proclamées par le dictateur lui-même.

La voix des populations pilonnées par Kadhafi est installation d’une image, d’un signifié originaire qui nous installe dans la psychose. Elle est création d’un nouveau réel, libéré de la fonction langagière et qui se saisit de nous. Ici aussi, la perception des faits doit être mise en parenthèses. La voix des victimes est le support d’une création ex-nihilo. Husserl parlerait d’une intuition originaire. Il s’agit de la procréation d’un nouveau réel, celui de la mise en place d’un nouvel ordre international, non plus structuré par des oppositions et des conflits d’intérêts, mais par l’amour envers les peuples victimes des tyrans.

Une structure psychotique

La voix, portée par l’image de la victime, nous appelle de l’extérieur, mais ne parle pas. Son action est silencieuse, mais dit la vérité. Elle se pose en tant que sens, en tant que signifié originaire. Elle est ce qui se met à la place de ce que Lacan, travaillant sur la structure psychotique, a désigné comme le signifiant originaire, le symboliquement réel, la part du réel qui est directement symbolisée [3]. Le logos, le symboliquement réel, en tant qu’il permet l’inscription du réel, est possibilité d’un devenir. L’image de la voix de la victime, quant à elle, annule toute inscription, toute capacité de symbolisation du réel. Elle supprime la fonction de la parole et ainsi toute possibilité d’opposition. Elle nous installe dans un silence traumatique.

La guerre humanitaire, ordonnée par l’image de la victime, nous introduit ainsi directement dans le sacré. Les massacres, empêchés par l’intervention militaire, existent grâce à l’image de la voix des victimes que les dirigeants occidentaux ont préventivement su entendre. La violence du dictateur, exposée dans le discours, apparaît sans objet. Elle a, comme René Girard l’a théorisé, dans La Violence et le sacré [4], un caractère originaire.

Elle prend aussi la forme de la vengeance, de deux violences mimétiques, l’une hors la loi, les massacres que Kadhafi ne peut que réaliser et l’autre, au delà de la loi, fondée sur le sacré, sur l’amour de la victime. Il n’y a plus de tiers, l’ONU est annulé. Son autorisation de procéder à la création d’un espace aérien, afin de protéger les populations, est non seulement immédiatement violée par l’engagement aux côtés des insurgés, mais aussi dénié par le discours, par la déclaration concomitante que Kadhafi doit partir. L’image de la victime nous place hors langage. Elle renverse ainsi la Loi et supprime tout cran d’arrêt à la violence.

La « guerre contre le terrorisme »

L’image de la victime n’est pas seulement le paradigme de la « guerre humanitaire », mais aussi celui de la « guerre contre le terrorisme » qui fusionne hostilité et acte criminel. La mise en avant de la victime dans la lutte antiterroriste s’inscrit dans une mutation globale du droit. L’ensemble de l’ordre juridique est réorganisé autour de cette image. La nécessité supposée de venger la victime renverse la fonction du droit qui était d’établir des gardes fous à la violence.

Le 11 mars, l’Union européenne et les États membres ont organisé une journée de commémoration des victimes du terrorisme. Le « Jour de la victime » s’inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi, plus globalement, dans la mutation du droit enregistrée depuis une dizaine d’années. Les représentants de l’UE ont également fait un lien direct entre cette commémoration et l’attention de l’Europe vis à vis des « révolutions » dans les pays arabes [5]. L’écoute particulière des institutions européennes vis à vis des peuples opprimés permettrait à celles-ci de donner des conseils de démocratie aux nouveaux gouvernements tunisien ou égyptien et de faire partager à ces derniers des « valeurs fondatrices » de l’UE. Les déclarations des institutionnels européens lors du Jour de la victime nous apprennent que c’est aussi le cri des victimes qui justifierait l’intervention militaire, sous direction états-unienne, des États membres en Libye, donnant à ceux-ci un droit d’ingérence.

Ces « voix » que nous devrions entendre, que ce soit en Libye, en Irak, en Afghanistan, en côte d’Ivoire, justifient les interventions par l’aide aux victimes des régimes combattus.

Un renversement de l’ordre juridique

Aujourd’hui, la victime est emblématique du discours étatique et est particulièrement mobilisée par le processus pénal. Cette réorganisation du droit est commune à l’ensemble des pays occidentaux. En Belgique, comme nous l’a déjà montré le petit Franchimont [6] en 1998, son invocation a servi de référence aux réformes de la Justice de ce pays, c’est à dire à l’affaiblissement du juge et à la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif [7]. En ce qui concerne le déchaînement de l’idéologie victimaire, la France n’est pas en reste. Ainsi, les juges d’application des peines doivent obligatoirement aviser les victimes des mises en liberté conditionnelle, aujourd’hui raréfiées au nom d’un principe de précaution perverti.

Instaurer une primauté de la victime sur la loi opère un bouleversement du système pénal. Aujourd’hui, de plus en plus de peines veulent répondre à l’éventuel souci de vengeance de la victime. Le rôle de la loi est déplacé. Sa fonction première était d’arrêter la violence. Actuellement, ce frein est remis en cause. Nous sommes entraînés dans un processus infini de punition et de victimisation. La victime ne peut non plus faire son deuil. Elle est un état permanent, une essence qui dénie le rôle normalement pacificateur du droit. La victime devient l’inscription iconique attestant de la protection et de l’amour du pouvoir à notre égard.

La solution juridique qui consiste à satisfaire les désirs supposés de la victime opère un déplacement de la responsabilité de l’acte vers la réparation des dommages. Elle procède ainsi à un renversement d’un système de droit, organisé autour des droits et devoirs du citoyen vis-à-vis de la communauté, en une pratique juridique centrée sur l’individu et les valeurs.

Le pouvoir victime du terrorisme

La lutte antiterroriste apporte une dimension supplémentaire. En dehors de toute analyse de la réalité, c’est la voix de la victime qui révèlerait la vraie nature des terroristes : des criminels qui « tuent et causent d’énormes souffrances. » Ainsi, le cri, l’invocation de la douleur crée une image. Elle pose l’acte en dehors de tout contexte politique ou social. Un ensemble d’attentats n’ayant aucun rapport entre eux : l’effondrement des tours du World Trade Center, les attaques contre les troupes d’occupation états-uniennes en Irak ou en Afganisthan, les attentats de Madrid du 11 mars 2004, sont considérés comme identiques. Tous ces actes résulteraient d’une violence sans objet, d’une violence pure. La lutte antiterroriste construit une image qui fait penser à la notion de violence originaire développée par René Girard dans sa théorie de la victime émissaire [8], une violence inexplicable, mais fondatrice de l’organisation sociale.

De même, la violence terroriste existerait pour elle-même, elle n’aurait pas de sens. En l’absence de sens, le langage régresse. Ce qui est dit donne simplement à voir, à entendre. Le langage devient bruit, cri, signifiant pur. Il est construction d’une image unificatrice et englobante : la voix de la victime. Celle-ci opère une fusion entre le spectateur et l’horreur exhibée. La représentation devient impossible. L’affect se substitue à l’analyse et à la raison.

Les incriminations punissant le terrorisme opèrent un deuxième déplacement. Ce n’est plus seulement au nom d’une quelconque victime que la lutte contre le terrorisme s’organise. Le pouvoir est non seulement le représentant de la victime, mais il occupe la place de celle-ci. En effet, ce qui spécifie un acte comme terroriste, n’est pas tant l’action elle-même que le fait qu’elle est accomplie avec l’intention de faire pression sur un gouvernement. L’incrimination du terrorisme permet au pouvoir de se poser lui-même en tant que victime.

Big Mother

La journée de commémoration du 11 mars s’inscrit dans ce schéma. L’initiative de l’Union européenne résulterait d’une responsabilité particulière des États membres à l’égard des victimes, car « les terroristes attaqueraient la société dans son ensemble ». Nous serions tous des victimes en puissance. La fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir .

La lutte antiterroriste organiserait la défense de tous contre cette violence aveugle. Pour ce faire, elle fusionne état de guerre et lutte contre la criminalité. Elle supprime toute distinction entre extérieur et intérieur, entre guerre et paix. L’État remet en cause l’Habeas corpus de ses citoyens et leur applique des mesures de surveillance, autrefois réservées aux ennemis du pays. L’état de guerre devient permanent, illimité contre un ennemi indéfini aux multiples visages qui peut recouvrir celui de tout un chacun, car les USA peuvent poursuivre toute personne simplement désignée comme terroriste, à savoir nommée comme « ennemi combattant illégal » par le pouvoir exécutif [9]. Déjà victimes, nous pouvons devenir terroristes. La fusion est donc complète entre la victime, le terroriste et le pouvoir.

Cet ordre politique psychotique, fondé sur l’amour de la victime, nous intime de nous abandonner et de renoncer à nos libertés constitutionnelles, afin d’être protégés de l’autre et de nous mêmes. Cette structure politique maternelle supprime toute séparation entre l’État et le citoyen. La loi française LOPPSI 2 [10], en transformant la vidéo-surveillance en vidéo-protection, opère une mutation sémantique caractéristique de l’attention que nous porte Big Mother.

En parlant au nom et en se positionnant comme victime, le pouvoir entre dans le sacré. Il fusionne ordre politique et ordre symbolique. Comme l’a déjà exprimé Georges W. Bush, dans sa guerre du Bien contre le Mal, le pouvoir occupe directement la place de l’ordre symbolique. Fondant sa légitimité sur l’icône de la victime, il nous place dans une violence sans fin. La lutte antiterroriste nous inscrit ainsi dans le tragique, tel qu’il a été mis en scène par la tragédie grecque. Elle nous place dans une violence infinie, toujours renouvelée, car il n’y a plus de principe protecteur de la vie, d’ordre symbolique articulé au pouvoir politique. La psychanalyse nous apprend que c’est justement ce phantasme de l’unification à la mère imaginaire, ici à l’État comme mère symbolique, qui est à la base de cette violence sans limite, soit disant sans objet, que la lutte antiterroriste prétend combattre.

[1] « Kadhafi doit partir », Tribune de Barack Obama, David Cameron et Nicolas Sarkozy sur la Libye, 15 avril 2011.

[2] Mot grec signifiant arrêt, suspension. L’épochè phénoménologique est « mise entre parenthèses » du monde extérieur. Il est le recul que prend le sujet pour découvrir la nature du rapport d’intentionnalité qui lie la conscience au monde. L’épochè consiste ainsi à mettre entre parenthèses tout jugement, opinion, croyance, hypothèse... sur un vécu de conscience quel qu’il soit, ou mieux encore, tout ce qui ne se donne pas dans l’expérience.

[3] Alain-Didier Weill, « Le symboliquement réel n’est pas le réellement symbolique », transcription du séminaire du lundi 2 avril 2007, Insistance.

[4] La Violence et le sacré, par René Girard, Grasset, Paris 1972.

[5] « Les voix que l’on devrait entendre », La Libre Belgique, le 11 mars 2011.

[6] Loi relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction. Le Moniteur belge, le 2 avril 1998.

[7] Vers un État policier en Belgique, par Jean-Claude Paye, EPO, Bruxelles 1999.

[8] Girard, op. cit.

[9] Military Commissions Act of 2006, lire : Jean-Claude Paye, « Ennemis de l’Empire », Réseau Voltaire, le 17 juillet 2008.

[10] Jean-Claude Paye, « La LOPPSI 2, un Patriot Act français », Réseau Voltaire, le 2 mars 2011.