Egalité et Réconciliation
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L’ Empire par le spectacle

La popularité du cinéma états-unien n’est pas à prouver, en tout cas certainement pas en France. Or, ce qui est populaire concerne toute organisation politique qui prétend défendre les intérêts du peuple. Il existe donc, pour ces associations ou partis, un véritable enjeu à analyser profondément ces films et les mécanismes qui provoquent l’engouement d’une grande partie de la population. Cet article se propose de montrer qu’avant tout, le cinéma états-unien a pour principe de véhiculer des valeurs par le spectacle, ce qui le distingue des manières de faire du cinéma qu’on peut trouver ailleurs dans le monde. Ce caractère moral lui confère par ailleurs un potentiel politique certain, qui a contribué et contribue encore à faire des États-Unis un empire. L’analyse de ce potentiel et des façons d’en user peut se révéler riche d’enseignement pour qui entend défendre une souveraineté nationale, quelle qu’elle soit, contre cet empire du spectacle.

Le cinéma états-unien vecteur de morale

On ne peut pas s’interroger sérieusement sur le pourquoi de la popularité du cinéma états-unien si l’on se borne à établir le constat éculé qu’il est « spectaculaire ». Qu’on le veuille ou non, le spectacle ne suffit pas à rendre un film populaire. Je dis « qu’on le veuille ou non », parce qu’il me semble au passage que ce raisonnement simpliste arrange certaines personnes, qui voudraient voir dans un cinéma populaire un cinéma stupide, et ainsi insulter l’intelligence du peuple et le mépriser sans pour autant payer le coût d’une position ouvertement hautaine et distinctive. Dans le cinéma fabriqué par les États-Unis, les films réellement populaires ne peuvent se résumer à du spectacle, même lorsqu’ils sont vraiment spectaculaires. Que propose donc ce cinéma en plus d’une mise en scène où prime l’action et l’exagération ? Réponse simple : des valeurs, une morale. Difficile d’en douter lorsque l’on voit, parfois, la manière pas très fine dont cette morale est exprimée. Cf. Independence Day (Roland Emmerich, 1996), pour qui en douterait. Mais la morale se glisse aussi dans des films plus complexes, plus nuancés, qui plaisent tout autant, voire plus. Par exemple, nul ne doutera non plus que le succès populaire du blockbuster V pour Vendetta (James McTiegue, 2005, scénario des frères Wachowski) ne tient pas seulement à la fameuse scène des poignards volants, magnifiquement réalisée et très spectaculaire, mais au moins autant à une phrase éminemment morale et politique prononcée juste après par le héros, en l’occurrence : « Ideas are bulletproof » (en français : « Les idées résistent aux balles »). La morale contenue dans la plupart des films états-uniens peut en partie expliquer leur popularité. Les valeurs plaisent. Elles plaisent (et de façon tout à fait légitime) parce qu’elles réunissent les gens, les rassemblent sous la coupe d’une direction commune de leurs actions. Elles permettent donc de rompre l’isolement. Et l’on aime évidemment se sentir faire partie d’une communauté, sentir qu’il y a des gens autour de nous qui voient le monde comme nous et qui ont envie de se comporter de la même façon. D’une certaine manière, la morale est donc ce qui rassemble (l’individualisme n’étant pas une morale). On comprend d’ailleurs très facilement qu’on monde où personne n’aurait de valeurs serait le théâtre d’une lutte permanente de tous contre tous. En fait, lorsque l’état amoral est absolu, cela s’appelle le monde animal.

Conséquence notable : le potentiel politique du cinéma

Le fait que la plupart des films états-uniens populaires contiennent, « en sous-texte » comme on dit dans le langage scénaristique, une morale, a des conséquences certaines en politique, conséquences qui peuvent intéresser notamment ceux qui essaient d’agir sur le monde et sur les gens. Les valeurs offrent des prises où il est possible de s’accrocher pour éveiller ou stimuler une conscience politique. Elles constituent des points de connexion d’un individu avec le reste du monde, et d’abord avec les gens qui l’entourent, en premier lieu ses compatriotes. C’est donc évidemment sur les valeurs qu’il faut appuyer pour rassembler les gens et les faire se mobiliser pour défendre des idées. Cela veut dire qu’un discours qui parlerait par exemple du mode de vie des gens au lieu de parler de leurs valeurs raterait une partie de son public. Le mode de vie n’est qu’une conséquence de la morale, une sorte d’objectivation ou même de réification de celle-ci. Il faut, pour toucher le public, remonter à la source de ce qui le rassemble, et parler directement des valeurs. En ce qui nous concerne, un cinéma qui voudrait atteindre une certaine efficacité politique aurait donc tout intérêt non pas à encenser un mode de vie, mais à montrer à quel point les valeurs qui le fondent sont bonnes. Petit exemple rapide pour ceux que l’aridité théorique rebute. C’est tout simple. Prenez Indiana Jones et la dernière croisade (Steven Spielberg, 1989). L’un des messages moraux du film est le suivant : un homme bon et juste est un homme qui développe sa spiritualité. Maintenant, posons-nous la question suivante : quel choix d’intrigue et d’action un scénariste efficace ferait-il pour transmettre ce message moral à ses spectateurs ? Un mauvais scénariste, assurément, aurait représenté Indiana Jones en train d’assister à une messe, ou bien de lire les Méditations métaphysiques ou, pire encore, de faire la vaisselle en fredonnant un gospel. Un scénariste qui sait toucher un large public, lui, choisira de centrer l’action sur les valeurs proprement dites, pas sur le cliché d’un mode de vie qui n’en serait que la conséquence. Le scénario de ce film, finalement, représentera un Indiana Jones sauvant sa peau et celle de son père (ce qui veut dire, pour le spectateur, que ses actions sont justes et bonnes) grâce à sa compréhension de la nécessité vitale d’une spiritualité (symbolisée dans le film par la croyance à l’existence du Graal). Une morale est exprimée : la morale chrétienne, tout entière résumée dans les trois mots-clefs des épreuves finales, à savoir « humble », « verbe » et « foi ». De ces valeurs, on fait comprendre qu’elles sont justes en les faisant incarner (littéralement) par un héros qui poursuit un but désintéressé et bon. Je reviendrai plus loin sur cet exemple, car il est si paradigmatique qu’il peut presque à lui seul nous faire comprendre l’originalité, l’efficacité dramatique et par là le pouvoir du cinéma américain.

La morale transmise par le spectacle

Le cinéma états-unien tient donc sa popularité en partie de la morale qu’il parvient à communiquer. Mais de la même manière que le spectacle seul ne saurait faire d’un film une œuvre populaire, la morale seule reste également incapable de parvenir à ce résultat. Il faut donc, on l’aura compris, que spectacle et morale se fondent en un même film. Une morale, lorsqu’elle est explicitée, devient un message intellectuel. Or, l’intellect est l’ennemi évident de l’émotion, donc du plaisir. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se rappeler, chers lecteurs masculins, les dégâts irrémédiables que peut provoquer une conversation intellectuelle lors d’un rendez-vous avec une femme (spéciale dédicace à AS). Quelqu’un qui réfléchit place les choses, les gens, et lui-même à distance. C’est le principe de l’objectivité et de la raison, mais c’est aussi le principe contraire de l’émotion, qui consiste, en gros, à oublier l’univers, les autres et soi-même et à faire du monde une affaire essentiellement subjective et intime. Bref, comme on dit, discours ouvertement moral et émotion font deux. Le talent des scénaristes de films états-uniens populaires est de savoir transmettre une morale sans faire chier leur spectateur jusqu’à la racine (ne cherchez pas, cette expression n’a aucun sens). Comment font-ils pour créer des films moralisateurs ET divertissants ? Ils utilisent une technique essentielle qui peut se résumer ainsi : les actions physiques du héros sont la traduction littérale du débat psychologique et/ou moral que les scénaristes veulent installer dans la tête du spectateur. Reprenons l’exemple d’Indiana Jones et la dernière croisade, toujours la scène des épreuves finales. Première épreuve : le héros s’agenouille littéralement pour éviter le piège, parce que « seul le pénitent passera » et le pénitent est humble donc « s’agenouille devant Dieu ». Une valeur (l’humilité) est exprimée par une action physique (le héros s’agenouille). Deuxième épreuve : le héros, pour passer le piège, marche littéralement « dans les pas de Dieu » en recomposant son nom par le chemin qu’il emprunte, ce qui sert à montrer qu’il suit la parole de Dieu. Encore une valeur (le respect des Écritures) exprimée par une action physique (le héros prend physiquement appui sur les seuls blocs de pierre solide du chemin, à savoir les lettres du mot Iehova). Troisième épreuve : le héros saute littéralement dans le vide, car c’est ainsi qu’il « prouvera sa valeur », c’est-à-dire qu’il prouvera sa foi. Il trouve ainsi un chemin qu’il n’avait pas soupçonné, un chemin pourtant invisible à l’œil nu, c’est-à-dire à l’œil gouverné par la raison. Toujours une valeur (la foi) exprimée par une action physique (le héros saute dans le vide, qui n’est justement pas vide). Cette scène résume parfaitement la manière dont le cinéma états-unien parvient à transmettre des valeurs, une morale, sans ennuyer son spectateur.

L’empire du spectacle

Maintenant qu’on a posé l’un des principes de base du cinéma états-unien et l’une des façons dont il peut rendre ses films populaires, il faut souligner le fait politiquement très intéressant que ce principe implique au moins deux dérives majeures possibles : 1) le spectacle peut dissimuler les valeurs au point de rendre possible leur pénétration à son insu dans la tête du spectateur ; 2) le spectacle a le pouvoir de rendre attrayants des comportements destructeurs. Certains films états-uniens touchent un public large tout en restant complexes. Ils peuvent le faire parce qu’ils proposent plusieurs niveaux de lecture, et notamment : un niveau essentiellement visuel et spectaculaire, qui crée du plaisir immédiat pour la très grande majorité des spectateurs ; un niveau émotionnel, qui fait résonner l’intimité et attire notamment le public féminin ; enfin un niveau moral, qui parfois échappe, au moins en partie, à la conscience de la majorité du public. Ce dernier niveau est donc celui qui est susceptible de générer des dérives dangereuses. Les États-Unis, par leur cinéma, assurent le spectacle, c’est certain. Mais c’est aussi là que l’industrie du film devient le pilier d’un empire. Impérialisme moral il y a lorsque, à cause de l’omniprésence du spectacle, les valeurs promues par les films états-uniens forcent le passage dans les têtes des spectateurs. Certains scénaristes et réalisateurs presque trop habiles parviennent, sans doute innocemment, à proposer un spectacle si impressionnant qu’il en vient à remplir toute la conscience du spectateur et, conséquence fâcheuse s’il en est, à confier à l’inconscient dudit spectateur la responsabilité de la digestion du message moral. Notre inconscient étant ce qu’il est, il ne nous permet pas de conserver une salvatrice distance critique, si chère à « l’esprit français » notamment, vis-à-vis de ce discours moral pourtant bien présent. Afin de rendre concrète la manière dont un film peut faire de la morale le passager clandestin du spectacle, considérons le cas du film The Dark Knight. Cet exemple est particulièrement intéressant pour nous dans la mesure où cet épisode de Batman est extrêmement populaire en France. Une popularité étrange : à y regarder de près, et surtout à tous les niveaux, la morale proposée par le film est en effet pour le moins contestable. A première vue, le héros accomplit des actions justes et bonnes : il tente de sauver la femme dont il est épris, de protéger un procureur qui veut rendre la justice, de mettre la mafia sous les verrous et d’arrêter un dangereux criminel qui semble tuer pour le plaisir. Parfait. Ca, c’est la version « premier niveau ». Mais quand on regarde le scénario, on se rend compte que le principe global du film est le suivant : montrer que la police et la justice sont impuissantes face à la folie meurtrière d’un terroriste, et que le monde a besoin d’un « chevalier noir », c’est-à-dire d’une force qui agisse au-delà des lois et de manière clandestine pour que puisse survivre le peuple américain. Je ne sais pas pour vous, mais ça me rappelle quelque chose. Vous n’êtes pas convaincus ? Peut-être avez-vous besoin d’un argument visuel. Ne voyez-vous pas le rapport entre l’affiche du film "The Dark Knight" et la politique étrangère des Etats-Unis depuis 2001 ?

La souveraineté nationale française face à l’empire du spectacle

Le problème que pose cette dissimulation d’un message moral et politique controversé derrière une façade morale consensuelle et la transmission des deux en même temps dans les cerveaux des spectateurs français ne manquera pas de soulever dans certains esprits le problème plus général de la souveraineté nationale. Lorsqu’un individu reçoit avec engouement une œuvre spectaculaire qui précipite en lui, sans qu’il s’en aperçoive, un discours moral et parfois même politique, alors sa conscience est contournée, ne dispose plus de toutes les informations, et la liberté de cet individu est compromise. Lorsqu’un peuple reçoit les œuvres d’un empire du spectacle avec autant d’engouement, alors il y a danger pour la souveraineté de ce peuple, quel qu’il soit. Pour autant, il ne s’agit pas d’interdire la diffusion de ces œuvres et/ou leur réception par la population. Non, le travail à accomplir pour garantir la souveraineté des nations ne se situe pas au niveau des lois, mais bien au niveau des consciences. Informer les consciences, voilà la tâche de toute organisation politique se voulant réellement politique. Comment informe-t-on une conscience ? En lui révélant le réel qui se cache derrière le spectacle. Le cinéma, parce qu’il est un spectacle objectivé et revendiqué comme tel, me paraît l’un des points sensibles de l’empire culturel états-unien, en l’occurrence l’un des éléments du système impérialiste qui offre le plus d’indications sur la manière dont cette culture s’impose mondialement et, corrélativement, sur les moyens que l’on peut utiliser pour neutraliser son influence. Du coup, n’en déplaise à ceux qui le méprisent, tout individu désirant rester souverain a plus qu’intérêt à acquérir des connaissances sur le cinéma états-unien et à exercer son analyse des œuvres qu’il diffuse. Par là même, toute organisation politique entendant promouvoir, notamment en France, la souveraineté nationale a intérêt, je crois, à produire une véritable analyse des mécanismes par lesquels les films en provenance des États-Unis diffusent, en même temps qu’un spectacle populaire, des points de vue moraux et politiques pas toujours conformes aux intérêts nationaux, particulièrement aux intérêts français.