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La flotte stratégique britannique en danger

Londres est tentée de réduire le nombre de ses sous-marins nucléaires. Si le prochain cabinet avalisait cette proposition, la dissuasion britannique perdrait sa permanence à la mer, donc sa crédibilité.

Imaginez un conteneur équipé d’armes nucléaires accoster dans le port de New York après avoir traversé les océans depuis son départ d’Iran. « Tout le monde se focalise sur les missiles balistiques iraniens, alors qu’en les faisant dériver sur les mers, l’attaquant pourrait aisément masquer la provenance des armes. Or, dans le domaine nucléaire, le moindre doute sur la provenance de l’attaque nous empêcherait d’utiliser notre capacité de frappe en second. »

Le député conservateur James Arbuthnot, président du comité défense de la Chambre des communes et membre de la commission parlementaire pour le désarmement nucléaire, en fait régulièrement des cauchemars. Persuadé que « d’ici à vingt ans, une bombe atomique explosera à la surface de la terre », convaincu que « la prolifération est la plus grande menace, aujourd’hui, pour la planète », il doute que la dissuasion permette de répondre à toutes les menaces contemporaines.

Le débat agite l’échiquier politique britannique depuis plusieurs années. Mais le pavé dans la marre a été jeté en septembre dernier par le premier ministre Gordon Brown, qui, en partance pour la conférence sur le désarmement de New York, a proposé de réduire de quatre à trois sa flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). La démarche britannique intervient avant la révision, en début d’année prochaine, du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), dont l’ambition est de réduire le nombre d’armes atomiques dans le monde, mais dont le renouvellement reste à préciser. Elle s’inscrit aussi dans le contexte des difficiles négociations engagées par Washington et Moscou pour trouver un successeur à Start, le traité de réduction des armes stratégiques, qui expire le 5 décembre.

Au nom de la « relation spéciale » qui unit Britanniques et Américains, il est normal que Londres ait répondu si promptement à l’appel de Barack Obama en faveur d’un monde entièrement débarrassé des armes nucléaires. Très affectée par la crise financière, la Grande-Bretagne cherche désespérément à faire des économies. En première ligne en Afghanistan, son armée de terre creuse le budget de la Défense, affirme manquer d’équipements et pense que si l’engagement au « pays de l’insolence » devait durer longtemps, une attention particulière devrait être portée aux forces conventionnelles. C’est donc le nucléaire qui pourrait un jour faire les frais des faiblesses britanniques.

Conséquences irréversibles Avant de quitter Downing Street, Tony Blair avait obtenu, en 2007, après avoir surmonté une importante rébellion dans son propre parti, l’accord du Parlement pour reconduire la flotte stratégique. Mais depuis la crise, plusieurs ministres du gouvernement travailliste estiment que le renouvellement simultané des sous-marins lanceurs d’engins et la modernisation des missiles balistiques représentent un effort trop coûteux. Pourquoi, donc, ne pas se séparer d’un sous-marin ?

Des Brown, l’ancien ministre de la Défense, se dit persuadé que les avancées technologiques « permettront de faire demain avec trois ce que l’on peut faire aujourd’hui avec quatre ». Le risque, en tout cas, vaut selon lui la peine d’être pris. « Je ne crois pas que l’arme nucléaire ait préservé la paix en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais je suis certain qu’il faut à tout prix sauver le TNP, qui est aussi important que la conférence de Copenhague sur le climat. » Pour l’ancien ministre travailliste, il est vain de croire que la menace combinée du terrorisme et de la prolifération nucléaire puisse « disparaître grâce à la dissuasion ». Mais il est en revanche opportun de profiter de la dynamique nouvelle provoquée par l’élection d’Obama à la Maison-Blanche pour pousser au maximum le désarmement nucléaire dans le monde. D’autres pays, d’ailleurs, sont entrés dans la danse. Berlin, par exemple, a récemment affirmé son intention de se débarrasser des armes nucléaires américaines encore stationnées sur le sol allemand.

Si l’intention est bonne et l’objectif louable - montrer l’exemple pour convaincre l’Iran et la Corée du Nord de renoncer à la bombe atomique -, le fait de se séparer d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins aura pourtant des conséquences irréversibles sur le niveau du cinquième arsenal nucléaire du monde. En passant de quatre à trois bâtiments, la dissuasion britannique perdrait en effet le principe essentiel de permanence à la mer, qui est l’épine dorsale de la dissuasion britannique depuis quarante et un ans. « Il y a toujours un sous-marin en grande réparation, un autre en petite réparation. En avoir un sous l’eau, ce n’est pas suffisant : la collision entre le Triomphant français et le Vanguard britannique, en février, a immobilisé notre SNLE pendant sept mois ! », commente Jason Alderwick, spécialiste de la marine britannique à l’IISS, l’Institut international pour les études stratégiques.

Or, sans permanence à la mer, plus de dissuasion digne de ce nom : la Grande-Bretagne perdrait sa capacité de « frappe en second » et risquerait de ne pas pouvoir réagir à une attaque contre ses intérêts vitaux. « Londres ne pourra plus, ni répondre aux urgences, ni affronter une surprise stratégique. La crédibilité de sa dissuasion s’effondrera. De même que ses compétences dans ce domaine, car pour avoir des équipages au niveau, il faut pouvoir les entraîner tout le temps », prévient un expert français.

En France, où la dissuasion nucléaire est considérée comme l’assurance-vie du pays, une telle proposition provoquerait sans doute un choc tellurique dans les milieux de la défense. Mais à Londres, les doutes sur la dissuasion nucléaire traversent la plupart des partis politiques. Déjà limitée à sa composante maritime depuis l’abandon de la dimension aéroportée, la dissuasion britannique n’est pas autonome, les missiles, toujours au nom de la « relation spéciale » unissant Londres et Washington, sont fournis par les États-Unis.

Déboussolés par l’échec en Irak, déstabilisés par le manque de perspective en Afghanistan, qui affecte de plus en plus l’opinion publique, les Britanniques se sont mis à douter. « Puisque leur dissuasion n’est pas autonome, qu’ils ont besoin de soutenir davantage leurs forces conventionnelles si sollicitées en Afghanistan, les Britanniques se demandent aujourd’hui s’ils n’ont pas intérêt à se placer entièrement sous le parapluie nucléaire américain », explique un expert.

Le 18 novembre dernier, Londres a effectué un discret rétropédalage. L’amiral Stanhope, commandant de la Royal Navy, a confirmé que les forces navales ne pourraient pas assurer la permanence à la mer avec trois sous-marins, et défendu la nécessité d’en conserver quatre. Mais il appartiendra au prochain cabinet, probablement conservateur, de remettre à plat la politique de défense britannique et de se prononcer sur le nombre de SNLE qui composera la flotte stratégique à l’horizon 2020.

Nouveau rapport de forces au détriment de Londres

Or, en matière de dissuasion, les Britanniques peinent déjà à se maintenir au niveau. Le renouvellement de la flotte de sous-marins a pris du retard, car Londres doit attendre la décision américaine sur la taille des futurs missiles qui lui seront fournis, avant de se lancer dans la construction des nouveaux bâtiments. La dépendance vis-à-vis des Américains leur a également fait perdre de nombreuses compétences en matière de systèmes d’armes. « Les Britanniques sont un peu perdus. Ils se demandent s’ils vont être capables, à terme, de sauver leur dissuasion », résume un spécialiste français du dossier. Le débat, permanent en Europe sur le rôle de la dissuasion nucléaire depuis la fin de la guerre froide, n’a pas épargné la Grande-Bretagne. « Certains se demandent si ça vaut vraiment le coût de continuer à ce prix », résume le député conservateur James Arbuthnot.

Or, un abandon de la dissuasion nucléaire serait, à ses yeux, une mauvaise nouvelle pour la Grande-Bretagne. « Il nous arriverait la même chose qu’à l’Afrique du Sud après qu’elle eut renoncé à la bombe atomique : une baisse de puissance », explique-t-il. La relation entre les États-Unis et la Grande-Bretagne serait affectée par le nouveau rapport de forces, au détriment de Londres. La prolifération n’en serait pas freinée pour autant. « L’Iran et la Corée du Nord seront peu impressionnés par une telle démarche. Ils penseront surtout que la Grande-Bretagne a amorcé un lent déclin. » L’actualité internationale, en effet, nous en fournit chaque semaine des exemples : le désarmement des grands n’empêche pas - pour l’instant en tout cas - les puissances régionales de proliférer. Les négociations sur le programme nucléaire iranien piétinent. La Chine redouble d’efforts pour augmenter le nombre de ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et acquérir ainsi une capacité de « frappe en second ». L’Inde rêve de suivre le même chemin. « Face aux programmes nucléaires de l’Iran, de la Corée du Nord, du Pakistan, nous n’avons pas, pour l’instant, de garantie de sécurité équivalente à la dissuasion nucléaire », tranche un expert français.

À Paris, les doutes britanniques inquiètent. La France ne s’oppose pas au désarmement stratégique. Elle a d’ailleurs souvent montré l’exemple, en réduisant le nombre de ses têtes nucléaires et en démantelant la composante terrestre de sa dissuasion. Mais elle émet des doutes sur la viabilité, à court terme, de l’option « Global Zéro ». « Les Français pensent qu’il faut attendre l’avènement d’un monde plus sûr avant de dénucléariser », résume un spécialiste du dossier. En attendant, estime-t-on à Paris, il est indispensable de conserver l’indépendance totale de la dissuasion française, ses deux composantes, sous-marine et aérienne, et de continuer à investir dans de nouveaux sous-marins, de nouveaux missiles et de nouveaux Rafales.

La disparition de la dissuasion britannique aurait de lourdes conséquences en Europe. « Si la France devait être la seule puissance nucléaire en Europe, elle aurait du mal à défendre sa position, on l’accuserait de vouloir dominer le continent. Et puis, avons-nous envie que l’Europe entière passe sous parapluie américain ? », poursuit le spécialiste. L’Élysée, dit la rumeur londonienne, serait intervenu auprès de Gordon Brown pour le prévenir que le siège permanent de Londres au conseil de sécurité de l’ONU serait menacé si la dissuasion britannique venait à disparaître.

Pour sortir de l’impasse, certains Britanniques proeuropéens se prennent aujourd’hui à rêver d’une dissuasion commune entre la France et la Grande-Bretagne… Entre le rêve et la réalité, le chemin est encore très long. « Mais le seul avantage de la crise, pense Jason Alderwick, c’est que la France et la Grande-Bretagne vont être obligées, pour des raisons financières, de lancer des projets communs en matière de défense. »