Egalité et Réconciliation
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Le lucratif marché de l’aide aux réfugiés

Une "disneylandisation" de la misère

L’agence de voyages Projects Abroad propose à ses clients de venir en aide aux migrants débarqués sur la côte italienne. Au programme du séjour à 2000 euros : recensement et check-up sanitaire des infortunés.

 

Sur le fil Twitter de Projects Abroad, l’annonce est presque passée inaperçue, intercalée entre une invitation à un cours de plongée sous-marine et une mission surf en Afrique du Sud. « Volontaires recherchés pour un projet d’assistance aux réfugiés et aux migrants arrivant par bateau en Italie. Vos compétences peuvent faire la différence dans cette crise humanitaire ».

 

 

Cet été, Projects Abroad – multinationale du tourisme humanitaire basée dans le sud de l’Angleterre – débarque sur les côtes calabraises. Une première pour l’Europe occidentale. Spécialisée dans l’offre de séjours combinant tourisme et « don de soi », l’entreprise propose plus de 215 programmes répartis dans 32 pays. Des séjours facturés entre 1400 et 2600 euros pour deux semaines.

Dernier-né de l’industrie du « don de soi » (ou « voluntourism », selon sa contraction anglaise), le séjour calabrais a lui aussi un coût : 2015 euros la quinzaine. Même si l’expérience reste accessible à partir d’une semaine, précise le site de Projects Abroad qui revendique 100 000 missions depuis sa création en 1992.

 

Capitaliser sur la meilleure crise

Une manière de surfer sur l’actualité que dénonce Pierre de Hanscutter, directeur de l’organisme à but non lucratif belge Service Volontaire International (SVI) qui propose également des séjours humanitaires. « La stratégie de Projects Abroad consiste à repérer la catastrophe la plus attrayante, celle qui génère le plus de sympathie, puis à capitaliser dessus pour en tirer profit », critique-t-il. Une semaine après le tremblement de terre au Népal d’avril 2015, l’entreprise proposait déjà à ses volontaires des projets de reconstruction.

Rien qu’au pied de la Suisse, près de 80 000 migrants ont débarqué depuis le début de l’année, selon le HCR. En 2015, ils étaient 153 000 à échouer sur les côtes italiennes. L’instabilité politique en Turquie laisse présager que le flux n’est pas près de se tarir.

 

Une « disneylandisation » de la misère

Face à la saturation des agences gouvernementales et des infrastructures, « c’est aux particuliers et aux organisations de prendre le relais », justifie Projects Abroad. En Calabre, au programme de ces vacances balnéaires pas comme les autres : recueil des données personnelles des migrants, évaluation de l’état de santé des personnes à la descente des bateaux ou encore participation aux éventuelles tâches de recherche des familles en Europe. Cette dernière « activité » a toutefois disparu du site de Projects Abroad en fin de semaine dernière et qui est d’ordinaire réservée aux organismes spécialisés comme le CICR.

Un modèle d’affaires immoral pour Pierre de Hanscutter qui y voit une forme de « disneylandisation » de la misère. Pour lui, ce n’est pas à un organisme à but lucratif d’accueillir et de recenser les migrants : « Ce n’est pas parce qu’on est réfugié qu’on n’a pas le droit à une vie privée ».

 

Des volontaires qui dérangent sur le terrain

Mais le directeur du SVI n’est pas le seul à s’indigner. Nago Humbert, président fondateur de Médecins du Monde Suisse, affirme être « tombé à la renverse » en voyant la description du séjour humanitaire en Italie, accessible dès 16 ans et ne demandant pas de compétences particulières. Comme la plupart des activités de Projects Abroad. « Même les étudiants de médecine ne sont pas censés assumer le dépistage et le suivi médical des migrants et réfugiés. Que se passera-t-il si l’intervention d’un volontaire entraîne le décès d’un patient ? Nous avons un devoir vis-à-vis des populations que nous soignons : c’est de leur envoyer des professionnels », soutient le Neuchâtelois.

Médecins du monde Suisse, ONG fondée il y a 23 ans, opère dans 10 pays, dont la Grèce où la question des réfugiés est aussi aiguë qu’en Italie. « Nous avons déjà eu des problèmes avec des organisations similaires sur la frontière grecque, se rappelle Nago Humbert. On les croise souvent ces volontaires qui, après une semaine, pensent avoir tout compris de la crise migratoire et prennent des décisions qui conditionnent l’avenir des réfugiés ».

 

Les partenaires ne perçoivent rien

Le vice-président de Projects Abroad Thomas Pastorius – qui a accepté de nous répondre par courriel – esquive les critiques : « Dans tous les secteurs, les volontaires sont formés par nos partenaires locaux et sont tenus de réaliser uniquement les tâches qui correspondent à leurs capacités ».

Parmi ces partenaires annoncés : la section calabraise de la Croix Rouge italienne et l’association communautaire Rete dei Comuni Solidali (Recosol). La première n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais sa fédération annonce ne « pas avoir de partenariat avec l’organisation Projects Abroad. Nous leur avons demandé de bien vouloir retirer notre logo de leur site », confirme un porte-parole.

La seconde organisation affirme avoir été approchée par Projects Abroad mais ignorait que les séjours étaient facturés plus de 2000 euros. « Je ne crois pas qu’il soit éthique d’imposer un tel tarif pour du volontariat, réagit Giovanni Maiolo, coordinateur du centre d’intégration de Recosol dans le petit village de Gioiosa Ionica (7500 habitants). Cela ne correspond pas au coût de la vie ici et je peux vous assurer que nous ne percevons rien de cette somme ». De quoi assurer les marges de l’agence intermédiaire.

 

Un organisme à but non lucratif qui gagne des millions

Des agences de voyages déguisées en ONG. Pierre de Hanscutter, directeur de Service volontaire international (SVI), dénonce régulièrement les pratiques du volontourisme. Un secteur qui n’a rien à voir avec le volontariat, selon le fondateur de cet organisme à but non lucratif qui envoie également des jeunes en mission humanitaire.

« Projects Abroad est une société commerciale mais elle utilise le même registre lexical que les ONG pour pouvoir bénéficier dans tous les pays où elle est présente des avantages offerts aux associations, dénonce le fondateur du SVI. Elle ne paie d’ailleurs presque pas d’impôts ! » Sur son site, Projects Abroad – 700 emplois directs et indirects – affirme avoir payé 5 % d’impôts et de taxes sur son résultat 2014 mais communique davantage sur le nombre de tortues sauvées par ses volontaires que sur ses bénéfices.

Projects Abroad est divisé en plusieurs structures, toutes domiciliées en Angleterre et regroupées sous une holding : Beech View. Selon les données Bloomberg, son chiffre d’affaires s’est élevé en 2014 à 21,66 millions de livres sterling (28,2 millions de francs, au taux de change actuel) avec un bénéfice net de 1,72 million de livres. Une marge habituelle pour cette holding. Entre 2013 et 2010, ses profits annuels se sont échelonnés entre 1,4 et 2,1 millions de livres, selon les comptes consolidés de la société, que nous avons pu consulter.

Le fondateur et directeur de Projects Abroad, Peter Slowe, s’est toujours défendu d’avoir tenté de faire passer son entreprise pour une organisation caritative. Deux structures – Projects Abroad UK et Projects Abroad Travel – sont pourtant enregistrées comme des organismes à but non lucratif. Elles ne sont pas tenues de communiquer leurs résultats.

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