Egalité et Réconciliation
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Moldavie : une jeunesse « alternative » made in USA

Ils sont jeunes, créatifs, dynamiques, promeuvent la culture alternative dans une ancienne république soviétique et… sont financés par la CIA ! Plongée au cœur d’une jeunesse moldave qui semble particulièrement intéresser quelques multinationales et institutions US. Que leur vaut cet élan de générosité ? Simplement l’amour de la culture ?

Un atelier d’art « alternatif »...

« C’est quelque chose de très important pour nous », me raconte un jeune à propos d’un atelier artistique auquel il m’a convié. « Chaque samedi, nous réalisons des œuvres d’art. A la fin de l’année, nous les exposons puis les distribuons dans la rue. L’an dernier, ça a très bien marché ! Et nous espérons faire encore mieux cette fois-ci ! »

Nous avançons dans les rues de Chisinau, capitale de la Moldavie. Mon interlocuteur poursuit : « Vous avez de la chance. Cette semaine, c’est particulier. L’atelier se passe dans un endroit alternatif, en collaboration avec d’autres partenaires. » Bientôt apparaît le bâtiment où nous nous dirigeons : un ancien musée reconverti en espace culturel, où sont organisés des cours d’art, des spectacles et des expositions.

A peine entrons-nous que deux jeunes filles, vêtues en domestiques anglaises, nous offrent du thé et des cookies. Derrière elles, un stand Ahmad Tea London et de grands panneaux où l’on peut lire : « Le thé le plus distingué du monde ». Je m’étonne qu’un lieu réputé alternatif accueille ainsi des activités à visées commerciales. Mais apparemment, le fait que la soirée « underground » soit sponsorisée par une multinationale du thé ne dérange personne (1). Au contraire, les jeunes se poussent devant le stand pour recevoir les quelques sachets donnés en échantillon.

Je me ballade dans la salle. Certaines personnes dessinent sur des tee-shirts, d’autres fabriquent des masques, beaucoup sont simplement assises et bavardent en buvant leur thé. Il s’agit pour la plupart d’étudiants qui ont entre 16 et 25 ans. J’aperçois un écran où défilent les noms des partenaires de la soirée. En plus d’Ahmad Tea, il y a « Kineters » et « Papergirl ».

Papergirl, c’est l’organisation du jeune que j’ai rencontré, celle qui s’occupe des ateliers artistiques. Quant à Kineters, il s’agit d’un collectif « promouvant la "culture alternative" à travers le monde (2) ». Ce collectif, comme je l’apprendrai plus tard, est né lors des manifestations d’avril 2009 (la « Révolution Twitter ») au cours desquelles des milliers de jeunes moldaves sont descendus dans la rue pour contester la victoire des Communistes aux élections.

Une multinationale, un collectif lié à l’opposition anti-communiste... Je m’interroge de plus en plus sur le sens des ateliers Papergirl.

...financé par les USA

Papergirl est né à Berlin en 2006. C’est un projet artistique qui, comme me l’a dit mon ami, consiste à réaliser des œuvres d’arts et à les distribuer gratuitement dans la rue. En Moldavie, des ateliers ont été spécialement organisés pour offrir aux artistes un environnement propice à la création. Selon les membres de Papergirl, c’était une nécessité car les artistes moldaves n’auraient pas spontanément participé au projet.

« Ils pensent [que ce genre d’activités] est inutile et doivent beaucoup lutter pour survivre et faire leur autopromotion », m’explique Ana*, l’une des initiatrices du projet. « On a donc créé une ambiance avec du thé, des biscuits, de la musique. Tout le matériel a été mis à disposition. Les gens n’avaient qu’à venir et à créer ».

Une belle idée, mais financée comment ? « Nous avons reçu et recevons encore beaucoup de soutien de l’endroit où j’ai travaillé. Le directeur de cette organisation internationale est américain et, heureusement, il comprend et soutient notre enthousiasme. Ainsi, nous avons une pièce à notre disposition, du matériel de projection, des espaces de rangement, etc. » Cet « endroit » où Ana a travaillé n’est autre que l’American Councils for International Education (ACIE).

Cette organisation, créée pendant la guerre froide, a officiellement pour but de faciliter les échanges culturels entre les USA et divers pays, principalement de l’ex-URSS. En réalité, il s’agit d’un des nombreux instruments qu’utilisent les Etats-Unis pour répandre leur influence dans des zones jugées « instables » (c’est-à-dire qui ne se soumettent pas à leurs intérêts économiques). Parmi les partenaires et financiers de l’ACIE, on retrouve sans surprise l’USAID et la Fondation Soros, deux organismes liés à la CIA qui se sont entre autres récemment illustrés par leur soutien aux opposants vénézuéliens et syriens (3).

Est-ce tout ? Non. Papergirl reçoit également directement de l’argent de l’Ambassade des Etats-Unis. « Pour nos dépenses,poursuit Ana, nous avons fait une demande de bourse à l’Ambassade US et nous comptons faire de même cette année. C’est en fait comme ça que l’on obtient les fonds pour acheter tout ce dont nous avons besoin. »

« L’art de donner de l’art ». Seulement ?

La devise de Papergirl Moldavie est « l’art de donner de l’art ». On peut cependant s’interroger sur les raisons qui incitent l’Ambassade US et l’ACIE à soutenir ce projet. Il y a quelques années, Ana a participé à un programme d’échange aux USA. Elle en est revenue conquise : « Suivre les étoiles est la leçon la plus importante que j’ai apprise lors de mon expérience américaine. J’ai grandi dans une société où les rêves ne comptent pas vraiment : il s’agit de se conformer à la masse. L’Amérique m’a donné la force de poursuive mes propres rêves avant tout [...] J’ai trouvé l’inspiration et la motivation pour inciter d’autres personnes à explorer la vie sous des perspectives qui comptent vraiment. (4) »

De retour en Moldavie, c’est à travers l’art qu’elle a choisi d’exprimer son besoin de « liberté ». Il n’est pas étonnant qu’elle ait reçu pour cela le soutien des institutions US : c’était l’occasion d’entretenir des liens avec la jeunesse de Chisinau, de lui donner une image positive des Etats-Unis et de l’orienter indirectement vers des activités d’un autre type qu’artistiques : l’« Académie pour jeunes leaders féminines » ou encore les sessions « Business pour la jeunesse », organisées par l’ACIE et dont notre amie n’est autre que la chargée de communication (5).

C’était aussi l’occasion de promouvoir, sous le couvert d’activités culturelles, une idéologie individualiste profitable au monde de l’entreprise. Ana m’a d’ailleurs confié voir dans les membres de Papergirl « de jeunes leaders qui, lorsqu’ils auront grandi, auront Papergirl en tête et seront plus ouverts à tout ce qui est créatif et coloré. » Du tout cuit pour un pays souvent accusé d’avoir conservé une mentalité « soviétique » peu encline à l’esprit d’entreprise.

La Moldavie : une zone fortement convoitée

La Moldavie a successivement appartenu à la Russie tsariste, à la Roumanie et à l’URSS, avant d’acquérir son indépendance en 1991. Ce petit pays reste aujourd’hui profondément divisé entre mouvements pro-russes et pro-occidentaux. Le Parti des communistes de la République de Moldavie (PCRM), arrivé démocratiquement au pouvoir en 2001, a incarné un instant la première tendance. Il a cependant rapidement changé de cap, affirmant dès 2002 vouloir intégrer l’UE et entamant par la suite des partenariats avec l’OTAN (6).

Entre 2003 et 2008, son président Vladimir Voronin a envoyé quatre contingents militaires en Irak, ce qui lui a valu d’être félicité par Bush en personne (7). D’un autre côté, le PCRM s’est illustré par une politique économique qui a pu laisser ses partenaires occidentaux – en particulier US – sur leur faim. En 2008, un rapport du Congrès des Etats-Unis soulignait par exemple : « la vente de grandes sociétés a été arrêtée sous la loi communiste et l’investissement étranger en Moldavie est faible. (8) » De même, un rapport de la Fondation Soros dénonçait en 2010 : « La Moldavie de Voronin a été un cas par excellence de ce qu’on peut appeler une ’européanisation de façade’ (9) ».

Serait-ce donc pour contrer l’influence des « rouges », jugés trop peu conciliants, que les USA sont actifs auprès de la jeunesse de Chisinau ? Cela expliquerait la présence, de 2003 à 2006, d’Heather Hodges au poste d’ambassadrice US, personnage connu pour avoir auparavant travaillé à la déstabilisation de Cuba et que l’on retrouvera ensuite en Equateur lors du coup d’Etat avorté contre Rafael Correa (10).

Coup d’Etat qui eut lieu avec le soutien actif de l’USAID, cette même organisation dont nous évoquions plus haut les liens avec Papergirl. Bref, la Moldavie – jadis ottomane, russe, roumaine et soviétique – ne semble pas sortie de l’agenda des grandes puissances.

(1) Sur son site web, Ahmad Tea se vante d’exporter « dans plus de 70 pays et sur les six continents » (http://www.ahmadtea.com/about-us/ab...).

(2) http://www.kineters.com/wtf-is-kine...

(3) On lit sur le site de l’ACIE : « Funding comes from public and private sources, including the U.S. Agency for International Development ; the U.S. Department of State ; the U.S. Department of Education ; the Library of Congress, the National Endowment for the Humanities, the governments of the Russian Federation and Kazakhstan ; the World Bank ; the Carnegie Corporation ; the Open Society Institute/Soros Foundations, and other public and private donors. » (http://www.americancouncils.org/mis...). Pour les partenariats avec l’USAID, voir http://www.americancouncils.org/pro.... Sur le Vénézuela, voir le livre extrêmement bien documenté d’Eva Gollinger, Code Chavez. CIA contre Venezuela, préfacé par Michel Collon, Esch-sur-Alzette (Luxembourg), Marco Pietteur, coll. « Oser dire », 2007. Sur la Syrie, voir Bahar Kimyongür, Syriana. La conquête continue, Bruxelles/Charleroi, Investig’Action/Couleur Livres, 2011, notamment pp. 112-114.

(4) Témoignage publié pour le site du programme d’échange, disponible sur le compte Facebook de la personne en question.

(5) http://www.leadershe.md/ ; http://bfy2010.wordpress.com/our-team/

(6) Voir par exemple « Moldavie : un désir d’occident ? », entretien avec Vladimir Voronin, Politique internationale, n°99, septembre 2003, http://www.politiqueinternationale.... ;id_revue=14&content=synopsis.

(7) http://www.ziare.com/vladimir-voron....

(8) « Moldova : Background and U.S. Policy », archive divulguée par WikiLeaks, RS21981, 30/09/2008.

(9) Fondation Soros, EU–Moldova negotiations. What is to be discussed, what could be achieved ?, mai 2010.

(10) Voir Eva Golinger, « Behind the Coup in Ecuador. The Attack on ALBA », 01/10/2010, http://www.chavezcode.com/2010/10/b...

 






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