Egalité et Réconciliation
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Nestlé, c’est bon la vie ! Sauf pour les syndicalistes…

Deux associations portent plainte contre le célèbre chocolatier suisse pour l’assassinat d’un syndicaliste en Colombie. Les plaignants ne sont pas certains d’obtenir gain de cause mais leur démarche entend attirer l’attention sur un phénomène inquiétant : plus de la moitié des syndicalistes assassinés dans le monde le sont en Colombie. La plainte déposée contre Nestlé vise à forcer les grandes multinationales à prendre leur responsabilité en assumant la sécurité de leurs travailleurs dans les filiales colombiennes. Elle soulève aussi de nombreuses questions sur la violence structurelle en Colombie et la nature du modèle néolibéral.

Nestlé ! Nestlé et ses délicieuses céréales fortes en chocolat. Nestlé et le célèbre Maurice qui pousse le bouchon un peu trop loin. Nestlé et ses mannequins au ventre plat qui déambulent une bouteille de Contrex à la main. Nestlé, son chocolat suisse, son lait pour nourrissons, ses croquettes pour chats et ces cinquante coups de couteau… Cinquante coups de couteau plantés dans la chair de Luciano Romero une nuit de septembre en Colombie.

Au-delà de l’univers idyllique des friandises et des contrats-minceur, il y a la réalité d’un géant de l’industrie agro-alimentaire et celle de ce syndicaliste colombien assassiné le dix septembre 2005. Luciano Romero a travaillé pendant plusieurs années pour Cicolac, filiale colombienne de Nestlé que le géant suisse a acquis vers 1997. Romero était engagé dans la défense des travailleurs de l’usine et dénonçait les violations des droits humains commises à l’encontre des syndicalistes. Ce combat lui valut plusieurs arrestations administratives par la police colombienne ainsi que des menaces de groupes paramilitaires.

C’est qu’il ne fait pas bon être syndicaliste en Colombie. Ce pays d’Amérique latine détient un triste record : chaque année, près de la moitié des syndicalistes tués dans le monde le sont en Colombie. Ainsi, ces dernières vingt-cinq années, 2500 d’entre eux y ont perdu la vie. Une tendance à la baisse mais on dénombre encore 51 victimes pour 2010. Cette violence, structurelle, est généralement le fruit de groupes paramilitaires liés à l’Etat.

Ces groupes ont vu le jour dans les années 60, lorsque le gouvernement colombien, avec le soutien des Etats-Unis, commença à armer des civils pour lutter contre l’ « ennemi intérieur ». Cet ennemi, c’était principalement des militants progressistes inspirés par la révolution cubaine. Fidel Castro et ses comparses avaient insufflé un vent de révolte en Amérique latine si bien que Washington craignait de perdre le contrôle de son jardin privé. De leur côté, les alliés locaux des Yankees étaient prêts à tout pour garder leurs privilèges. La répression sera terrible.

Au fil du temps, et alors que la guerre civile embrasait le pays, les groupes paramilitaires ont pris du poids en Colombie. Ils sont non seulement devenus le bras armé de la répression étatique, mais ils ont également grimpé les échelons de la société colombienne. Si bien qu’aujourd’hui, certains chefs paramilitaires appartiennent à l’élite économique et politique du pays. D’où leur intérêt direct à réprimer le mouvement syndical pour exploiter au maximum la main-d’œuvre.

Dans la province de Cesar où est implanté Nestlé, les paramilitaires sont très liés aux grands propriétaires terriens et aux producteurs de lait. Militant infatigable, Luciano Romero était un caillou dans la chaussure de ces différents acteurs aux intérêts croisés. En 1999, la Commission intéraméricaine des droits de l’homme ordonna à l’Etat colombien de garantir la sécurité de Romero. Selon ces injonctions, le syndicaliste aurait dû bénéficier de gardes du corps et d’une voiture blindée. Las, Romero obtint juste une installation radiotéléphonique. En 2002, le chef de la délégation syndicale de Cicolac et la direction bataillaient ferme pour négocier une nouvelle convention collective.

Dans ce climat tendu, la direction accusa les syndicalistes de vouloir forcer les grands propriétaires et les producteurs à baisser le prix du lait. Des accusations lourdes de conséquence lorsqu’on connaît les liens étroits entretenus par ces acteurs avec les paramilitaires. Des représentants locaux de Nestlé accusèrent même, à tort, Romero d’être un combattant de la guérilla. Ces représentants avaient conscience des risques encourus par le syndicaliste : ils lui proposèrent un visa pour qu’il s’exile.

Romero refusa mais en 2004, il fut contraint de s’éclipser quelques temps, les menaces devenant de plus en plus inquiétantes. De retour en Colombie, il entreprit une action en justice contre son ancien employeur pour réintégrer l’usine de Cicolac. Romero apporta aussi son témoignage au Tribunal Permanent des Peuples pour dénoncer les exactions commises au sein de l’entreprise Nestlé en Colombie. Ce témoin-clé aurait dû comparaître à Berne en octobre 2005 mais il fut assassiné quelques semaines avant le procès.

Des crimes impunis ?

Le cas de Luciano Romero n’est malheureusement pas isolé. Et dans plus de 90% des affaires, ces crimes demeurent impunis. Au mieux, seuls quelques auteurs directs comme les tueurs à gages sont condamnés. En revanche, la responsabilité des chefs paramilitaires et celle des grandes compagnies sont rarement engagées.

En Colombie, un travail judiciaire est en cours sur l’assassinat de Luciano Romero. Il a déjà permis de condamner cinq subordonnés du groupe paramilitaire AUC qui domine la province de Cesar. D’autres font l’objet d’une instruction. En outre, le juge Nirio Sanchez a exigé du ministère public qu’il enquête sur Cicolac. En effet, Romero s’apprêtait à témoigner à Berne contre l’entreprise et d’autres employés de la firme ont été tués dans des circonstances similaires. Mais depuis 2007, les enquêtes sur la filiale colombienne de Nestlé patinent et ne semblent pas prêtes de remonter jusqu’aux responsables de la multinationale en Suisse.

C’est pourquoi l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) et le syndicat colombien SINALTRAINAL ont déposé une plainte auprès du ministère public de Zug en Suisse contre la SA Nestlé et plusieurs de ses dirigeants. L’ECCHR est une organisation indépendante basée à Berlin. Elle œuvre pour la défense des droits humains à l’aide de moyens juridiques. SINALTRAINAL est un syndicat colombien du secteur agro-alimentaire. Fondé il y a trente ans, il mène notamment une campagne importante contre Coca-cola.

Ces deux organisations estiment que la responsabilité des dirigeants suisses peut être engagée. Dans un communiqué, elles précisent : « La direction suisse de l’entreprise était parfaitement au courant de la situation de risque dans laquelle se trouvaient les collaborateurs en Colombie et avait connaissance des dangers considérables qu’elle représentait pour la vie des syndicalistes concernés. Elle est restée cependant inactive, expliquant que ces questions avaient été déléguées à sa filiale colombienne. »

Pourtant, remarquent l’ECCHR et SINALTRAINAL, cette attitude est contraire aux Corporate Business Principles de Nestlé. Dans cette charte, la multinationale s’engage à se conformer aux droits humains et aux normes de base en matière de travail. Elle déclare également que le respect de ces principes n’est pas laissé au bon vouloir des représentations locales mais constitue une obligation valable pour l’ensemble des entreprises Nestlé. Autrement dit, la direction suisse ne devrait pas se laver les mains des exactions commises dans sa filiale colombienne Cinocal.

C’est pourquoi l’ECCHR et SINALTRAINAL attaquent les responsables de Nestlé en justice. La plainte a encore du chemin à parcourir avant d’aboutir à une éventuelle condamnation. Il faudra tout d’abord que le ministère public de Zug détermine, au terme d’une procédure d’instruction, si l’affaire mérite de passer au tribunal. Si c’est le cas, un procès statuera de l’innocence ou de la culpabilité de la direction de Nestlé. Pas sûr que les plaignants obtiennent gain de cause mais indépendamment du résultat, leur démarche tend à ouvrir un débat juridique sur le phénomène de la violence exercée contre les syndicats en Colombie.

Comme le souligne Maître Alirio Uribe Munoz, l’affaire pourrait créer un précédent juridique pour deux raisons : « Elle pourrait briser le système d’impunité. (…)Elle va permettre d’attirer l’attention sur la responsabilité d’entreprises comme Nestlé, qui savent très bien à quels dangers s’exposent leurs employés en se syndiquant pour défendre les droits des salariés si elles n’interviennent pas contre ces actes de violence et en deviennent ainsi les complices silencieux. »

L’ECCHR et SINALTRAINAL attendent des entreprises qu’elles adoptent une politique en accord avec les standards internationaux en matière de droits humains. Même si le ministère public de Zug se déclarait incompétent pour poursuivre pénalement la direction suisse de Nestlé, les plaignants ne compteraient pas en rester là : ce serait le signe pour eux que les normes suisses doivent être réformées.

La plainte déposée contre Nestlé pour le meurtre de Luciano Romero s’inscrit donc dans une lutte globale pour la défense des travailleurs en Colombie. Elle soulève des questions sur le rôle des multinationales dans ces pays du Sud où sévit l’ultralibéralisme sauvage. Combien de syndicalistes devront encore payer de leur vie avant que les entreprises s’engagent à prendre leur responsabilité vis-à-vis de leurs travailleurs ?

Plus encore, le meurtre de Luciano Romero pose aussi de sérieuses questions sur la société colombienne. Le droit des travailleurs pourra-t-il être garanti tant que les paramilitaires auront des intérêts directs dans l’exploitation de la main d’œuvre et resteront chevillés au gouvernement en tant que bras armé de la répression politique ?

Enfin, le meurtre de Luciano Romero représente la face hideuse du néolibéralisme poussé à l’extrême. Ce meurtre n’est pas un accident, il est le résultat logique d’un système basé sur la recherche de profits maximum au profit d’une minorité au pouvoir. On pourrait croire que ce genre de choses n’arrivent qu’en Colombie, ce pays dangereux, loin de chez nous, où sévissent les narcotrafiquants.

Certes, le néolibéralisme y est poussé à l’extrême. Mais à des stades d’avancement divers, ce virus sorti des laboratoires de l’école de Chicago a contaminé d’autres foyers partout dans le monde : en Asie, ce sont des enfants qu’on exploite ; en Afrique, ce sont des paysans qu’on exproprie ; en Europe, ce sont les syndicats qu’on décrédibilise alors que les gouvernements sous la coupe des marchés financiers imposent des mesures d’austérité profondément injustes. Que justice soit donc rendue à Luciano Romero : nous lui serons toujours reconnaissants du combat qu’il a mené au prix de sa vie.