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Une fonctionnaire risque l’exclusion pour avoir critiqué l’administration dans un livre

Elle s’ennuyait profondément dans son travail d’administratrice territoriale. On lui accordait un délai de dix jours pour des synthèses qu’elle écrivait en deux heures. Une journée pour des graphiques réalisés en vingt minutes. Alors, une chargée de mission à la délégation aux affaires européennes et internationales du conseil régional d’Aquitaine prend un pseudonyme et décide d’écrire un roman inspiré de son expérience et de celle d’autres amis. Zoé Shepard, son nom d’emprunt, signe en mars 2010 chez Albin Michel "Absolument dé-bor-dée !" : le Paradoxe du fonctionnaire, affublé d’un bandeau pour le moins accrocheur : "Comment faire 35 heures… en un mois !"

Quatre mois plus tard, le conseil de discipline de la région Aquitaine s’est prononcé pour une exclusion de deux ans de la fonction publique territoriale. La décision finale reviendra à Alain Rousset, président PS de la région, qui pourra opter pour une révocation pure et simple de la fonction publique.

La jeune femme avait pourtant pris toutes les précautions pour qu’on ne puisse pas les identifier, elle et son employeur. Action située dans une mairie imaginaire de la région parisienne, personnages fictionnels (Coconne, Grand Chef sioux, l’Intrigante) : rien ne permettait, en théorie, de reconnaître la ville de Bordeaux.

Mais le conseil régional d’Aquitaine soupçonne vite la chargée de mission d’être à l’origine du livre. D’après le journal Sud-Ouest, l’administratrice aurait été confondue par un collègue des ressources humaines. Tous deux sont issus de la même promotion de l’Institut national des études territoriales, l’ENA des collectivités. "Plusieurs collaborateurs m’ont signalé s’être reconnus dans le livre de Zoé Shepard, suite notamment à des interviews qu’elle avait donnés pour assurer la promotion de son livre", ajoute Jean-Luc Mercadié, directeur général des services du conseil régional.

"SI ON NE M’AVAIT PAS DÉNONCÉE, PERSONNE N’AURAIT PU SE RECONNAÎTRE"

"Ils se sont sentis humiliés, injuriés, diffamés, et souvent de manière injuste. Certains d’entre eux sont en très mauvais état", poursuit celui qui affirme s’être lui aussi reconnu dans le roman. Zoé Shepard ne croit pas à cette version. "La région n’a présenté aucun témoignage, écrit ou oral, lors du conseil de discipline", explique la jeune femme, "complètement écœurée" par l’avis de ce dernier. "Quatre-vingt-dix pour cent de mes anecdotes ont une base réelle. Elles proviennent de la région, mais aussi de mes stages ou des expériences de mes amis. Chaque personnage du roman est composé de quatre ou cinq personnes réelles. Leurs descriptions sont à l’opposé de ce qu’ils sont dans la vraie vie."

La jeune femme affirme que ses collègues qui prétendent s’être reconnus ne l’ont fait que sur la base des fonctions des personnages du roman et non de leurs caractères. "Si on ne m’avait pas dénoncée, personne n’aurait pu se reconnaître."

Après avoir pris conseil auprès d’un avocat, l’administration décide, le 3 mai 2010, de suspendre Zoé Shepard durant quatre mois. Le 30 juin, le conseil régional publie un communiqué où il annonce que Zoé Shepard sera convoquée à un conseil de discipline le 1er juillet "en raison de son manquement à l’obligation de réserve et de discrétion qui incombe à tout agent public".

"Il est profondément inadmissible que des fonctionnaires travaillant dans l’ombre se voient injuriés et diffamés de façon grossière, alors que la qualité de leur travail n’est pas mise en doute dans la réalité. C’est donc pour laver leur honneur que la région a suspendu de toutes ses fonctions l’auteure désormais identifiée", poursuit le communiqué. Jean-Luc Mercadié affirme que la publication de ce communiqué a été décidée comme réponse à la médiatisation de l’affaire par Zoé Shepard.

UNE SANCTION LOURDE

"Cette sanction est totalement disproportionnée", estime Joan Taris, élu Modem au conseil régional, qui a pris la parole lors de la dernière séance plénière pour dénoncer "l’attitude jusqu’au-boutiste" de la collectivité. "C’est une affaire compliquée, au croisement entre le devoir de réserve et la liberté d’expression", ajoute l’élu, qui rappelle que la révocation est synonyme de fin de carrière dans l’administration. "Le conseil aurait tout aussi pu négocier un départ de Zoé Shepard de la région Aquitaine."

Le conseil de discipline aura duré cinq heures et demie. Le jury s’est prononcé en faveur d’une exclusion de deux ans, sans salaire, et avec impossibilité de travailler durant cette période dans la fonction publique. "Une sanction lourde", reconnaît le directeur des services de la région. "C’est hallucinant, cinq des sept jurés n’avaient pas lu mon livre. Comment peut-on juger ce que l’on ne connaît pas ?" se désole Zoé Shepard. La décision finale sera rendue d’ici un mois par Alain Rousset. La jeune femme n’en restera pas là. "Quelle que soit sa décision, je porterai l’affaire devant le tribunal administratif."