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Du mir au soviet

Extrait du livre Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, d’Alexandre Skirda :

« Il convient de faire ici une réserve sur l’utilisation du terme “utopiste”, utilisé souvent à propos de tous ces dissidents promoteurs de contre-sociétés. Nous nous inscrivons en faux contre cette désignation : ces gens vivaient dans l’immédiat et non pour un avenir chimérique ; leurs entreprises étaient tout à fait réalistes et c’est les déprécier que de les traiter de cette façon.

C’est là une démarche assez classique des historiens de la realpolitik, persuadés du bien-fondé des systèmes dominants, dont ils sont les plumitifs serviles. L’utopie consiste justement à croire que tout cela peut continuer ainsi, alors que tout nous prouve le contraire. Ces gens sont habitués à voir ces paysans avec les yeux des poméchtchikis pour lesquels ce n’étaient que de sombres brutes tout justes bonnes à trimer pour leur compte. J.-B. Séverac remarque cette inégalité de traitement qui “saute vite aux yeux de l’Occidental qui voyage en Russie. Nous croyons ne rien exagérer en disant qu’il a souvent l’impression que le moujik (paysan), pour bon nombre de membres des classes supérieures, est d’une race inférieure à la leur”. Ajoutons que le terme moujik a toujours été perçu dans la langue russe comme une insulte équivalant à “imbécile”, “sombre crétin”, ou au mieux comme désignant quelqu’un d’inculte ou illettré (nié gramotnyj), disqualifié à tous points de vue ; en quelque sorte, une non-personne.

Ce préjugé provenant de citadins bourgeois ou intellectuels révélait non seulement leur ignorance totale du monde paysan, mais surtout une méfiance, sinon une hostilité méprisante. Ce parti pris dégénérera en haine psychopathologique chez Lénine et les siens qui ne verront en le paysan qu’un potentiel koulak, petit propriétaire terrien, leur pire ennemi. Lénine avait l’œil rivé sur le jugement de Marx sur la France rurale qui avait amené Napoléon III au pouvoir et écrasé par la suite les communards de Paris. Comparaison n’est pas raison, pourrait-on objecter et les paysans russes n’étaient pas les petits propriétaires paysans français du XIXème siècle, Marx lui-même l’avait reconnu. Attitude qui sera, hélas, à l’origine de la plus grande tragédie du XXème siècle : la “solution finale” de cette paysannerie par l’extermination de millions de ses membres par les armes, la déportation ou la famine organisée, durant la guerre civile et la collectivisation forcée des années 1929-1934.

On ne peut s’empêcher, au terme de cette étude sur les traditions démocratiques et égalitaires à travers l’histoire de la Russie, d’établir une filiation directe entre le vétché, le mir et l’artel avec la création des soviets (conseils) lors de la première révolution russe de 1905, puis de l’explosion de 1917. Cela tombe sous le sens car l’ancien russe “soviet” et “vétché” sont synonymes, et pourtant à notre connaissance, c’est la première fois qu’elle est ici établie. Elle est complètement occultée par tous les historiens soit de l’ancienne URSS et de l’actuelle Russie, soit occidentaux qui font autorité en la matière.

Prenons par exemple l’étude – excellente par ailleurs – d’Oscar Anweiler sur les Soviets en Russie, 1905-1921, parue en 1958 : pas un mot ni sur le vétché, ni sur le mir et l’artel. Chose étonnante : ils subissent le même traitement chez le libertaire Voline, auteur de La Révolution inconnue, pourtant à l’origine du premier soviet à Saint-Pétersbourg . On pourra objecter, certes que les premiers soviets ont été urbains et composés d’ouvriers, mais c’est oublier que ceux-ci l’étaient de fraîche date et conservaient presque toujours un lien avec leur commune d’origine, dont ils connaissaient les us et coutumes. Les similitudes de fonctionnement sont grandes : assemblées générales permanentes, sinon régulières, élection de délégués, appelés d’abord “starostes” puis “députés”, soumis à un contrôle direct et révoqués en cas d’insatisfaction. Il en sera ainsi en 1905 pour les premiers soviets ouvriers, soldats et paysans, et de nouveau en 1917. Ce n’était donc pas le fruit d’une génération spontanée, ils ne sortaient pas du néant, mais n’étaient que la forme urbaine du mir la plus adaptée à une situation nouvelle.

Après la prise de pouvoir par les bolchéviks et avant son élimination par Staline, le mir, à la surprise de beaucoup, avait survécu à la guerre civile et continuait à fonctionner comme auparavant. En fait, si les paysans ont été gommés de l’histoire russe, à notre avis, c’est parce qu’ils ont été syncrétisés avec le régime autocratique tsariste – qualifié de féodal – et par conséquent considérés comme “arriérés” et exclus de l’histoire “progressiste”, obnubilée, elle, par le pouvoir d’État, citadin par définition. Comment expliquer que l’on prétende faire l’histoire d’un pays à travers ses castes dirigeantes en évacuant celle de son peuple ? Au lecteur d’en juger. »

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4 Commentaires

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  • #347132
    Le 4 mars 2013 à 11:45 par Thomas M.
    Du mir au soviet

    Article typiquement trotskiste. Or, Trotski est aussi en porte-à-faux par rapport a Marx, qui bien avant l’arrivée de Trotski, déclarait déjà qu’il n’était pas Marxiste. Le tort de Marx était, selon ses détracteurs, de vouloir hâter les choses par excès d’orgueil. D’autres, plus subtiles, rappellent son origine juive et les similitudes entre le rêve juif du retour d’Eden (non acceptation du bannissement initial) et l’aspiration, qu’il pense intrinsèque à l’Homme, à un retour au communisme primordial. Si la seconde critique peut mettre Marx dans le camp de la subversion maçonnique pour certains, la première rappelle que Trotski était du marxisme dont Marx ne voulait justement pas et qu’il commença a regretter, puisqu’il avait fini par lui donner naissance en s’écartant de son domaine, la philosophie.

    En revanche, il est intéressant de voir la similitude qu’on peut relever entre la bourgeoisie pré-communiste et post-communiste dans son mépris du paysans. Ce qui confirme que le marxisme est bien une idéologie bobo de domination, et ce intrinsèquement, alors que le constat initial de Marx était justement de la fatalité d’un soulèvement et non de sa gestion par des élites. Elites qui écrivent d’ailleurs cet article, complètement déconnectées du peuple, à l’origine de la Commune de Paris et qui suit aujourd’hui le FN ou s’abstient.

    Et justement, là où le bat blesse, c’est qu’on ne remet nulle part ce "marxisme" en question dans cet article, qu’on continue à louer le communisme politique, ce qui est une contradiction (malgré tout l’idéalisme du monde), et qu’on oublie de dire que le régime tsariste, s’il méprisait le gueux des campagnes, lui offrait tout de même une meilleure protection et respectait son travail. Si l’on veut faire le boulot, il faut aller jusqu’au bout.

     

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    • #347209
      Le Mars 2013 à 13:12 par Bertrand DGD
      Du mir au soviet

      Vous faites erreur, Skirda n’est pas trotskiste, c’est un anarchiste, ou pour être plus précis un communiste-libertaire, donc fondamentalement anti-trotskiste. Ses amis Makhnovistes ukrainiens ont été massacrés par l’armée rouge sous les ordres de Trotsky lui-même, après avoir vaincu les blancs tsaristes de Wrangel pendant la guerre civile de 1921.

       
  • #347436
    Le 4 mars 2013 à 17:07 par bobforrester
    Du mir au soviet

    bonjour

    C’est toujours amusant de lire la prose des spécialistes en "marxisme" qui surfent tout schuss sur l’écume de la pensée, la plus forte du 19e siècle, d’un homme de science qui a pris place dans le Panthéon des grands esprits humains à l’égal d’Aristote ou d’Einstein et qui a ouvert le "continent histoire " comme la justement qualifié Althusser.
    Ces jobards forts en gueule plus ou moins fachos plus ou moins anti sémites, bourgeois jusqu’au trognon, vont chercher leurs arguments dans les ordures des groupuscules anti ouvriers qui n ont rien compris au matérialisme historique , à la science de l histoire , à la théorie de la lutte des classes et à ses conséquences politiques. La politique communiste ne consiste pas à bâtir des châteaux en Espagne ou à appliquer de force sur la réalité économique un canevas, une recette toute prête pour les temps futurs , mais en se basant sur l’étude du mouvement réel , en déduire par l analyse , une politique destinée à la maîtrise des forces économiques et sociales. C’est ça la position matérialiste qu’elle soit appliquée à l économie ou à n importe quelle science ! Naturellement ça défrise les anarchistes les gauchistes et autres socio-démocrates petits bourgeois . Le Parti , la discipline de parti , l esprit de parti , le centralisme démocratique , ça leur est intolérable, habitués qu’ils sont à vivre confortablement dans du coton ou à exercer seuls dans leur coin loin des masses disciplinées par le travail salarié qui est leur prison mais aussi la condition de leur organisation de combat de classes. La dérive autoritaire stalinienne est étrangère dans son principe même au marxisme. C’est une trahison du léninisme . Lénine n avait il pas dans son "testament" réclamé qu on écarte Staline du secrétariat général en raison notamment de sa brutalité ? Avec cette brute et sa bande de sbires on est passé de la dictature du prolétariat à la dictature SUR le prolétariat des usines et des campagnes , grosso modo .

     

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    • #347611
      Le Mars 2013 à 19:57 par Staline
      Du mir au soviet

      La critique de Staline est assez cocasse,pour ne pas dire contradictoire,pour quelqu’un qui définit le marxisme comme un outil permettant de saisir le mouvement réel !
      En effet le concept,combien frauduleux,de "Stalinisme"est à prendre en considération avec le contexte russe et international...allons jusqu’au bout de la logique,appliquons "la théorie du reflet" pour cette époque qu’on a coutume de décrire empiriquement,voyons avec objectivité les perspectives qui s’offraient à Staline à ce moment là. A l ’aune de tout cela ,on se rendra compte que Staline n’a fait que suivre les principes des "cahiers philosophiques"de Lénine en se basant,non pas sur des châteaux en Espagne,non pas sur les dires de Marx,mais sur l’immanence du réel,sur un moment particulier du processus historique en devenir.
      Juste pour rappel ,la prépondérance du parti,l’alliance ouvrier-paysan,le massacre de Kronstadt,l’apologie des grands Russes ,la NEP NE SONT PAS DANS LES ECRITS DE MARX !Donc faisons attention à ne pas lancer des anathèmes à tort et à travers,à avoir des réflexes pavloviens guidés par l’idéologie dominante.