Egalité et Réconciliation
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Échec de la fusion BAE-EADS

Que reste-t-il après une trahison ? L’intention…

La faillite du projet de fusion BAE-EADS fut accueillie par un mélange de déception, de tristesse et de noble fureur par la quasi-totalité des commentaires. Déception et tristesse pour l’Europe, supposée être la grande perdante de l’affaire, et fureur contre les États égoïstes, qui auraient manqué cette superbe occasion rien que pour satisfaire leurs vilains intérêts. En y regardant de plus près, ce poignant récit devient exactement son inverse.

L’Europe devrait être soulagée d’avoir reçu une seconde chance avant de se réveiller un jour pour voir son secteur stratégique télécommandé depuis Washington par le duo Pentagone-Maison Blanche. Et le seul reproche que l’on puisse faire aux gouvernements (à part leurs mobiles, parfois bien piteux au regard des enjeux), c’est qu’ils n’ont pas été plus fermes.

Distorsions de la vérité

Échec pour l’Europe ? En réalité, l’équation fut simple. Nous avions d’un côté une société, BAE Systems, anciennement British Aerospace, qui s’était tellement investie dans sa carrière d’outre-Atlantique que c’est le ministre de la Défense de Sa Majesté lui-même (Geoffrey Hoon à l’époque), qui constate à son sujet dès 2003 qu’elle « n’est plus britannique ». De l’autre, un EADS dont les dirigeants sont à ce point fascinés par l’Amérique et ses éventuels contrats supposés mirifiques, qu’ils répètent à qui veut l’entendre qu’ils sont devenus « un bon citoyen américain ». Et, dans cet esprit, essuient, de la part des États-Unis, humiliation après humiliation avec un inébranlable sourire. Difficile d’imaginer qu’en additionnant ces deux, on aurait obtenu un « champion européen » de l’aéronautique et de la défense, autrement dit un support essentiel de notre indépendance. Par ailleurs, les protagonistes n’ont même pas eu cette prétention. Les deux se présentent comme des leaders « mondiaux » ou « globaux » dans leurs domaines respectifs, et se méfient comme du feu de l’adjectif européen, jugé trop risqué du point de vue de leur projet prioritaire qui est la pénétration-conquête du gigantesque marché de défense des États-Unis. Or il n’y a pas deux façons de le faire. On n’y est vraiment admis qu’après avoir levé le soupçon même d’une quelconque interférence étrangère (et encore ; il arrive que le seul souvenir d’une origine autre qu’US suffise pour se retrouver sur la touche), et ayant accepté des règles du jeu garantissant une soumission totale aux intérêts américains. Ou mieux : en devenant, en Europe par exemple, la courroie de transmission de ces mêmes intérêts.

Précisons d’emblée : que l’emprise US sur ses fournisseurs d’armement soit telle n’est pas un reproche, on parlerait même plutôt d’un modèle. Elle n’en pose pas moins un problème. Notamment quand il s’agit d’entreprises à l’origine européennes. C’est-à-dire souvent créées, financées, soutenues à bout de bras pendant des décennies par l’argent des contribuables-citoyens. Non pas par bonté d’âme, et certainement pas pour des raisons mercantiles, mais justement parce qu’elles sont les dépositaires d’une expérience, d’un savoir-faire, d’atouts humains, technologiques et industriels très spécifiques, qui sont comme autant d’ingrédients indispensables à notre liberté de décision et à notre marge de manœuvre autonome. Aussi faudrait-il noter que si les gouvernements européens renoncent à leur droit de regard dans leurs industries stratégiques au profit du secteur privé, ce n’est sans doute que provisoirement que l’Amérique pourra en profiter. La même logique de l’appât du gain qui pousse aujourd’hui une entreprise ainsi « normalisée » vers le Pentagone, pourra très bien un jour le conduire vers d’autres horizons.

Dans tous les cas, ce genre de « normalisation » n’a rien à voir avec les intérêts commerciaux, politico-diplomatiques et stratégiques des Européens. Le fait même qu’une telle opération ait pu être mise en avant comme un progrès de l’Europe, et son échec déploré comme un sérieux revers, nous éclaire sur une confusion aussi pernicieuse qu’originelle. Entre deux usages distincts de l’adjectif « européen ». Celui-ci se référant d’une part au dépassement des nations par des procédés bureaucratico-institutionnels, que ce soit dans des structures supra- ou transnationales (du type Commission de Bruxelles ou EADS). De l’autre, il marque une distinction par rapport au reste du monde, sur une base cette fois-ci géopolitique. Le deux ne se confondent point ; bien au contraire. L’européanisation au sens institutionnel risque de n’être qu’un cache-nez pour servir des intérêts qui ne sont nullement européens au sens stratégique du terme, notamment si l’entité soi-disant européenne se crée sans prendre en compte explicitement l’impératif de souveraineté.

Échec du politique ? Difficile de voir par quel raisonnement détourné la faillite du projet des industriels est devenue, dans les chroniques et commentaires, la défaite des politiques. Comme si c’était aux hommes d’affaires de définir le cap, et nos élus n’avaient d’autre devoir que de leur emboîter le pas. Il est vrai que les gouvernements eux-mêmes sont entrés dans le jeu, et se sont empressés de rejeter toute responsabilité de « l’échec » soit les uns sur les autres, soit sur les industriels. Toujours est-il que l’on doit à la chancelière allemande d’avoir évoqué d’autres considérations (tels les emplois, sites industriels, parité franco-allemande) que le tout-privé, tout-marché. Et ceci indépendamment de ce que l’on puisse penser du bien-fondé, des limites ou de l’opportunisme de certains de ses motifs. Les Britanniques, eux, sont restés fidèles à leur vision aussi ridicule qu’orthodoxe sur la liberté des affaires. Brillamment illustrée par cette remarque de l’ex-ministre des finances britannique Alistair Darling, interviewé au sujet de la fusion, et prônant une participation aussi minimale que possible des États : « Il existe un danger que les décisions concernant les activités commerciales et de défense soient prises sur des bases politiques plutôt que sur ce qui est le mieux. » On ne peut que féliciter nos amis d’outre-Manche pour leur projet hallucinant d’éradication des considérations politiques dans le domaine de la défense. En attendant toujours, et depuis longtemps, qu’ils développent des arguments.

La position de Paris reste, quant à elle, une des grandes énigmes de l’affaire. En toute logique, dès le début de ces négociations absurdes, la France aurait dû se lever de la table et fermer la porte derrière elle. Comme l’a rappelé fin septembre Robin Niblett, directeur du prestigieux Chatham House britannique : « La France cherche depuis longtemps à garder un contrôle national sur ses industries aéronautiques et de la défense, à la fois à cause de la valeur qu’elles représentent pour l’économie nationale, et comme un moyen d’accroître l’influence internationale du pays. »

Eh bien, justement. Si on a pu entendre dans la bouche de l’un ou de l’autre ministre des arguments pertinents (sur la pérennité de l’outil industriel ou l’impératif d’indépendance par exemple), on avait beau chercher une quelconque position tranchée et cohérente, cette retenue ne pouvait s’expliquer que de deux façons. Soit par lâcheté et abdication, soit par une tactique adoptée de plus en plus fréquemment par les négociateurs de l’Hexagone. En effet, après des décennies de lutte solitaire à la Don Quichotte (au sein de l’Alliance atlantique entre autres), ces derniers temps la diplomatie française préfère souvent ne pas sortir du bois, tant qu’il y a quelqu’un d’autre qui fasse blocage à sa place. Mais même si c’était le cas, on peut s’interroger sur le bien-fondé, sur ce dossier particulier, du choix du profil bas. Plus grave encore, les divisions manifestes au sein de la classe politique entre ceux qui pensaient souveraineté et stratégie, et ceux qui ne répétaient que « l’Europe, l’Europe » en sautant sur leurs chaises « comme un cabri », n’augurent pas bien de l’avenir. On aurait attendu davantage de la part d’un pays qui, traditionnellement, a la conscience aiguë de l’importance économique, politico-diplomatique et stratégique des questions d’armement.

Car il s’agit là d’enjeux plus larges, évidemment. Comme l’avait observé Renaud Bellais, auteur de l’excellent livre Production d’armes et puissance des nations (et par ailleurs devenu chargé d’affaires au sein du département Affaires publiques France d’EADS) : « La défense constitue l’archétype du bien collectif. » Étant donné sa nature, « la logique économique induit que les gouvernements devraient en être le producteur et, qui plus est, le producteur exclusif ». Or, force est de constater que « la période récente a marqué la fin d’un système dans lequel la production de défense était entièrement contrôlée par l’État », et « le modèle émergent met prioritairement l’accent sur l’offre privée ». Et à Bellais de rappeler cette remarque venue de deux figures emblématiques de la diplomatie et de la défense US que sont Kenneth Adelman et Norman Augustin : « Le premier principe fondamental de l’acquisition de la défense, est que ce processus ne devrait jamais être confondu avec le système de la libre entreprise ». Avis transmis à nos amis britanniques. Bellais conclut sa magistrale démonstration de deux cents pages en notant l’importance des potentialités qu’engendrent les besoins d’armement, en fonctionnant aussi comme un rempart contre le désengagement de l’État et comme un alibi pour le financement « recherche et développement ». Ainsi, dit-il, « la production d’armements peut donc contribuer à la puissance des nations non seulement directement (en renforçant leur potentiel militaire), mais aussi indirectement (en participant à la croissance économique) ». Constat particulièrement riche de sens ces temps-ci…

La voie « BAE Systems »

Or c’est précisément toute cette vision stratégique du secteur que la direction d’EADS sacrifie volontiers pour suivre l’exemple de l’ex-British Aerospace. Car l’intérêt premier de la fusion pour EADS aurait été d’utiliser la réputation, l’implantation et le carnet d’adresses de BAE Systems aux USA pour réaliser enfin la grande percée tant attendue sur le marché américain. Un regard plus approfondi sur le modèle choisi pourrait donc être instructif. Sa filiale américaine, BAE Systems Inc., est en effet l’un des principaux fournisseurs du département de la Défense des États-Unis. En 2011, elle y réalisait 14,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires, près de la moitié du groupe BAE. À comparer avec les 20 % que constituent les contrats avec le MoD [Ministry of Defense, ndlr] britannique. Signe révélateur : l’entreprise occupe la très honorable quatrième place sur la liste des lobbyistes de la défense outre-Atlantique avec, depuis le début de l’année, une contribution de plus de 2,5 millions USD à la vigueur de la vie démocratique aux États-Unis.

Pour y participer à plein, BAE Inc. a dû se soumettre à des réglementations extrêmement strictes, dont un accord spécial de sécurité, le fameux SSA ou Special Security Agreement. Celui-ci prévoit des administrateurs « indépendants » nommés par Washington, au moins aussi nombreux que les autres membres du conseil d’administration. Ces derniers doivent, de toute façon, quitter de temps en temps la salle de réunion, en fonction de la nature des sujets et du niveau de classification des informations. Comme l’a remarqué Mike Turner, patron du BAE en 2006 : « Les membres britanniques de la direction de l’entreprise, moi y compris, peuvent regarder les résultats financiers, mais beaucoup de domaines concernant la technologie, le produit, le programme nous restent invisibles. Le SSA nous permet d’opérer aux États-Unis comme une société américaine. » En effet, le cloisonnement doit être total entre la maison mère et sa filiale. Ce qui est garanti par ce que le chercheur Hélène Masson appelle « un environnement réglementaire très contraignant », articulé autour du dispositif de contrôle des exportations, connu sous le nom ITAR. Lequel rend toute synergie au sein du groupe BAE pratiquement inimaginable.

Répétons encore une fois : en installant ces réglementations draconiennes, dont ITAR à portée extraterritoriale, les États-Unis sont absolument dans leur droit. Ils font ce qu’ils jugent être le mieux du point de vue de leur sécurité nationale. C’est aux autres de se poser des questions sur les conséquences pratiques de leur choix. Comme le note Masson, « poussé par les contraintes réglementaires américaines (…), le centre de gravité du groupe BAE Systems s’est progressivement déplacé du Royaume-Unis vers les États-Unis ». Au point que « aujourd’hui, BAE Systems Inc. ne consolide pas uniquement les activités de BAE Systems sur le territoire américain. Ses deux principales branches d’activité, armement terrestre et électronique/avionique/C4ISR, sont toutes deux dirigées depuis les États-Unis ».

Autrement dit, dès lors qu’une partie de l’entreprise se trouve dans le champ d’attraction du Pentagone, on assiste à un phénomène de contagion. La forte présence de fonds d’investissement américains dans le capital du groupe BAE, son statut de membre à part entière dans l’AIA (Aerospace Industries Association), ainsi que sa participation, sous la direction de Lockheed Martin, au programme d’armement le plus important (et le plus calamiteux) du Pentagone, à savoir l’avion F-35/Joint Strike Fighter, supposé évincer tous les rivaux occidentaux, ne font finalement qu’ajouter au tableau. BAE, dans son ensemble, est « devenu une société de facto américaine », comme le constate le directeur du Chatham House.

Cette quasi-naturalisation appelle néanmoins plusieurs observations. D’une part, la direction de cette entreprise pourtant stratégique ne s’en cache pas un instant : leur américanisation fut motivée par des raisons purement mercantiles. « Nous allons où se trouve l’argent, les marchés et les dépenses publiques de demain », avait déclaré à l’époque le directeur général de BAE Systems. D’autre part, il convient de garder à l’esprit que le cloisonnement imposé par Washington n’est pas qu’un problème interne à l’entreprise de non-dégagement de synergies, mais aussi un sérieux handicap pour la coopération entre Européens. BAE n’a plus grand-chose à y apporter dès lors que la majeure partie de ses activités se trouve verrouillée aux US.

Sur le plan politique, il est à noter que l’entreprise tend à s’affranchir complètement du Royaume-Uni, qui pèse de moins en moins dans son portefeuille, par rapport notamment à l’Amérique. C’est ainsi, que malgré son special share (action spéciale, la même construction dont auraient dû se contenter, en principe, les gouvernements français et allemand après la fusion), Londres a dû regarder les bras croisés quand en 2006 BAE s’est débarrassé de ses parts (20 % du capital) dans Airbus. Et ce bien que le gouvernement britannique ait « fait part de sa grande inquiétude ». La direction de l’entreprise n’avait d’yeux que pour les États-Unis. Selon Turner, il était temps « de vendre notre part afin de pouvoir nous concentrer sur notre stratégie transatlantique de défense et d’aérospatiale ». En plus du capital ainsi libéré et réinvesti en Amérique, il s’agissait aussi de se désengager d’un Airbus dont les disputes commerciales avec Boeing pouvaient potentiellement nuire à la capacité de BAE à gagner des contrats avec le gouvernement fédéral.

Autre épisode instructif : au moment des discussions européennes en 2005 sur une éventuelle levée de l’embargo contre la Chine (à laquelle le Royaume-Uni fut favorable à l’origine), les dirigeants de BAE se sont précipités à préciser que, pour appliquer une telle décision, ils auraient besoin de l’autorisation de Washington au même titre que de celle de Londres. Et au porte-parole de BAE d’y ajouter : « En tant que société, nous sommes bien entendu préoccupés par l’impact de ces mesures sur les États-Unis. Nous espérons très fortement que le gouvernement britannique fera tout ce qui est dans son pouvoir pour s’assurer que le gouvernement américain ait le sentiment que nous soutenons leur point de vue. » Exemple parfait du déplacement de loyauté.

Ironie de l’histoire, en cette période de coupes budgétaires massives, même cette américanisation exemplaire ne suffit pas. Une des raisons qui ont poussé BAE vers EADS est que la société commence à souffrir outre-Atlantique de sa nationalité résiduelle, et de ses origines pas 100% US. La compagnie craint de voir ses opportunités se rétrécir au profit de champions nationaux comme Boeing et Lockheed. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule équipe à n’en tirer aucune leçon : la direction d’EADS.

L’impasse EADS

Sur les traces de BAE, l’entreprise européenne se place actuellement aux États-Unis au cinquième rang des lobbyistes de défense – avec 1,4 millions de dollars dépensés depuis le début de l’année 2012, et un total de 3,5 millions l’an dernier. Le tout pour réaliser moins d’un dixième du chiffre d’affaires américain de BAE, et au prix d’humiliations spectaculaires. Comme le fut la perte du méga-contrat des avions ravitailleurs, début 2011, après de longues années d’une épopée tumultueuse, et dans des conditions unanimement qualifiées de « honteuses ». Le ministre français des Affaires européennes est allé jusqu’à parler d’un « affront pour la France et pour l’Europe ». Mais rien n’y fait. EADS vient d’annoncer, début juillet dernier, l’ouverture d’un site d’assemblage en Alabama pour son avion A320 – le même projet qu’elle avança pour l’A330 en cas de succès dans l’appel d’offres du Pentagone. Cette fois-ci sans poser aucune condition. Au même moment, il se voit recalé par l’AIA (l’Association américaine des industries aérospatiales), dont le président précise : « Nous sommes ici pour représenter les intérêts des États-Unis (industrie) et nous ne croyons pas qu’il soit approprié pour des gouvernements étrangers d’utiliser l’AIA pour faire du lobbying auprès du nôtre. »

Pourtant, EADS n’a pas ménagé ses efforts pour faire oublier ses origines européennes, et la présence d’États en son sein. Depuis 2004, date de la mise en place de sa filiale US sous l’appellation EADS North America, la compagnie ne cesse de multiplier les démarches pour peaufiner son profil et accroître son « empreinte » outre-Atlantique. Le patron de la nouvelle unité annonce, dès le premier jour, qu’ils ont l’intention de « se créer une citoyenneté US », et la société procède à l’embauchage massif de lobbyistes, de capitaines d’industrie et de hauts gradés à la retraite. Et ce avec un si bon flair que l’actuel directeur général/président du conseil d’administration, Sean O’Keefe, est pressenti comme un des candidats possibles au poste de Secrétaire à la Défense sous une éventuelle présidence Romney.

Bien évidemment, la filiale nord-américaine a signé un SSA comme il se doit, mis en place tous les cloisonnements nécessaires, et appris à vivre avec toutes les contraintes ITAR. Surtout, EADS dans son ensemble a développé le même réflexe d’alignement qui est la marque de fabrique des compagnies dont une ou plusieurs unités font affaire avec le Pentagone – à la différence près qu’il l’applique déjà pour la promesse même de pouvoir figurer dans la course aux contrats. Ainsi, sur le même dossier épineux de la levée de l’embargo européen contre Pékin en 2005, le coprésident allemand d’EADS a son propre mot à dire : « Même si l’UE décide de lever l’embargo, en tant qu’entreprise nous devrons suivre notre propre politique. Nous sommes très conscients de nos intérêts. Et nous sommes fermement décidés à faire une offre très attractive à l’US Air Force pour le renouvellement de sa flotte d’avions ravitailleurs, et à nous établir sur le marché de défense américain, le plus grand au monde. Les menaces américaines de cesser tous les transferts et exportations de technologies vers l’Europe montrent clairement que nous devons tenir compte des États-Unis pour tout ce qui touche à la Chine et à Taiwan. Nous sommes vulnérables et dépendants. »

Arrêtons-nous un instant. De telles déclarations ont pour conséquence immédiate que, sur un dossier crucial dans nos relations avec un acteur géopolitique de premier rang, l’Europe perd la face. Et ceci n’a rien à voir avec ce que l’on pense de l’utilité, de la légitimité ou de l’efficacité de l’embargo, c’est simplement une question de crédibilité. Il est pour le moins consternant de voir l’une de nos entreprises stratégiques se déclarer d’emblée prête à se désolidariser d’une décision politique si elle la trouve contraire aux vœux de l’Amérique. À force de désengagements des États et de fuite vers une hypothétique expansion outre-Atlantique, nous nous mettons à la merci de menaces, pressions et chantages. Or des pressions, il y en a. Pendant qu’Airbus concourait pour le contrat de ravitailleurs US, des voix se sont élevées un peu partout, et en particulier au Congrès, pour faire le lien entre cet éventuel contrat et les disputes commerciales entre Airbus et Boeing au sujet de leurs subventions respectives. Et ce ne sont pas des broutilles. Aux dernières nouvelles, l’Europe réclame pas moins de 12 milliards de dollars de sanction par an aux USA pour non-respect des décisions de l’OMC. La menace d’un arrêt du transfert des technologies (une plaisanterie, vu l’étanchéité de la cloison ITAR) est un autre thème récurrent, de même que l’attente d’un comportement plus accommodant de la part des gouvernements français et allemand.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’apprécier le projet de fusion avec BAE. Lequel eut du moins le mérite de mettre le projecteur sur une tentation aussi cohérente que pernicieuse de la direction du groupe EADS. Il s’agit, pour eux, de faire d’une pierre deux coups : diluer autant que possible la présence des États européens (sous prétexte que l’entreprise deviendrait ainsi plus « normale », une bien curieuse idée vu que l’on parle d’aéronautique et de défense), pour faciliter l’accès d’EADS aux contrats américains. En termes pratiques, cela signifierait se débarrasser de l’Europe afin de mieux pouvoir se ranger sous le contrôle de Washington. On aurait du mal à assimiler la manœuvre à autre chose qu’à de la trahison. Le tout pour se retrouver dans une situation absurde où les États européens, privés de leurs derniers vestiges d’influence dans ce secteur de souveraineté, se verraient sous une pression constante pour miner encore davantage et leurs intérêts et leur crédibilité. Et ceci pour faire plaisir à une société qui, en se faisant l’avocat des exigences et conditions des autorités US, ne cesserait de couper l’herbe sous ses propres pieds.

Dernières précisions

Il convient d’ajouter deux observations à propos de l’ex-plan de fusion BAE-EADS. La première concerne le contexte, la seconde se réfère à la façon de faire. Il est d’abord vrai que, sur le papier, le projet apparaissait comme le point d’aboutissement d’un processus d’"européanisation" lancé par les gouvernements quinze ans auparavant. En effet, le traité d’Amsterdam de 1997 fut le premier texte UE à prévoir explicitement une coopération en matière d’armement, en appui de la mise en place, encore hypothétique, d’une Europe de la défense. Et c’est à la fin de cette même année 1997, le 9 décembre, que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont publié une déclaration conjointe pour dire qu’ils « partagent un intérêt politique et économique essentiel à ce que l’Europe dispose d’une industrie aérospatiale et d’électronique de défense efficace et compétitive ». L’un des objectifs de la réorganisation-intégration annoncée fut de « garantir que l’Europe joue pleinement son rôle dans sa propre défense ». En ce sens, cette déclaration doit être considérée comme le précurseur de celle de Saint-Malo, cosignée par Londres et Paris un an plus tard (et reprise par les Quinze de l’UE au sommet de Helsinki en juin 1999), qui lança la défense européenne sur de toutes nouvelles bases. Non plus à l’intérieur de l’OTAN (ce que prétendait faire à l’époque le fameux IESD ou Identité européenne de sécurité et de défense), mais à l’extérieur de l’Alliance.

La naissance de cette PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) sous l’enseigne de l’UE marquait, une fois n’est pas coutume, un vrai changement de paradigme. Au point de provoquer, malgré toutes les précautions d’usage dont on entourait la « petite », un déluge de réactions hystériques de la part des analystes/commentateurs euro-atlantistes. Et un flot continu de menaces et de mises en garde venant de Washington, où s’installa immédiatement la panique. Hélas, les choses ont beaucoup changé depuis. Si les Américains ne s’indignent plus en entendant parler de la PESD/PSDC (c’est ainsi que le traité de Lisbonne l’avait rebaptisée), et paraissent même soutenir l’idée, c’est qu’elle a été, en cours de route, profondément dénaturée. Elle a évolué dans un sens (toujours souhaité par les Britanniques, il faut le dire) où elle ne risque plus de déranger d’aucune manière l’emprise US sur l’Europe. Tant et si bien que des experts de plus en plus nombreux recommencent ces jours-ci de parler d’IESD, prônent un re-transfert de la défense européenne sous les ailes de l’OTAN, et ne dédaignent pas d’évoquer une sorte de fusion entre la PSDC et l’Alliance. Loin d’être donc dans la droite ligne des projets d’il y a quinze ans, le plan BAE-EADS se serait donc plutôt inscrit dans ces tentatives de réatlantisation de notre défense.

Finalement une dernière remarque, celle-ci au sujet de la fuite. Il semblerait, en effet, que les positions « obstructionnistes » des États ne se soient vraiment durcies qu’après les ébruitements sur l’existence des pourparlers. Que se serait-il passé si… ? On ne le saura sans doute jamais. Mais une chose est certaine : il aurait été beaucoup plus commode pour les protagonistes de conduire l’opération de manière discrète, pour ne pas dire secrète, que de voir les gouvernements obligés à étaler leurs divergences et leur propension à l’abdication sur la place publique. Dans tous les cas, ce serait réconfortant de croire qu’un ou plusieurs hauts fonctionnaires français – ayant encore le sens de l’État, le souvenir de la notion de souveraineté et de son lien avec la démocratie en particulier – n’aient pas été complètement étrangers à la divulgation de l’affaire. C’est du moins ce que l’on espère. Car trop souvent, des dossiers d’armement pourtant cruciaux du point de vue de leur implication politico-stratégique sont dissimulés ou présentés à la va-vite à l’opinion publique, sous prétexte qu’ils seraient trop techniques. La seule raison pour laquelle ce n’était pas le cas cette fois, c’est que les média, alertées par la fuite, furent attirées par la dimension quantitative de la fusion proposée (visant à créer le futur numéro un mondial du secteur, avec 78 milliards d’euros de chiffre d’affaires). L’enseignement que peuvent en tirer les promoteurs-sympathisants du projet, c’est qu’au lieu d’un grand coup de trahison, il vaut mieux continuer à procéder par petits abandons successifs – ce qu’ils font déjà jour après jour, dans l’impunité que leur procure l’ignorance, l’indifférence, voire la complicité d’une grande partie de l’élite politico-médiatique.

Hajnalka VINCZE