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Le fardeau de Jérusalem

Ce poème presque inconnu de Kipling a récemment refait surface. Il semble avoir été composé après 1930, alors que le problème de la Palestine s’aggravait rapidement (voir Harry Ricketts, Rudyard Kipling : A Life, 2000). Après la mort de Kipling (janvier 1936), son épouse décida de ne pas publier le poème, pour éviter une éventuelle polémique. Elle en donna cependant une copie à Lord Webb-Johnson, chirurgien et ami de Kipling. Webb-Johnson le publia dans une édition de luxe privée, en même temps qu’un autre petit texte non-publié de Kipling (« A Chapter of Proverbs ») ; il offrit également un exemplaire de cette édition à la Reine Mary, puis à la British Library en 1940 et à diverses institutions. En 1943, la Faculté Royale des Chirurgiens, qui possédait un autre exemplaire, en fit présent à Churchill. Ce dernier en envoya à son tour un exemplaire à Roosevelt en octobre 1943, avec une courte lettre qui se terminait ainsi : « Je comprends que Mme Kipling ait décidé de ne pas les publier au cas où ils pourraient mener à une controverse et il est donc important que leur existence ne soit pas connue et qu’il n’y ait aucune référence publique à ce cadeau » (lettre de Churchill à Roosevelt, 17 octobre 1943). Deux strophes furent publiées dans la biographie de Kipling par Carrington en 1955. Le poème complet fut publié pour la première fois dans la biographie de Kipling par Lord Birkenhead en 1978, puis reproduit dans un livre de Christopher Hitchens en 1990.

La version ci-dessous correspond au tapuscrit d’origine (de Webb-Johnson), chaque strophe anglaise se terminant par « Jérusalem ». Cette version originale comportait aussi une citation biblique en exergue (juste au-dessous du titre) :

Mais Abraham dit à Sarah,
« Regarde, cette servante est à toi.
Fais avec elle ce qu’il te plaira ».
Et quand Sarah la maltraita,
Elle s’enfuit devant elle.
(Genèse, 16 : 6)

Le titre du poème, qui est bien sûr un clin d’œil de Kipling à son célèbre « Fardeau de l’homme blanc » (1899), laisse entendre que le projet sioniste en Palestine est devenu un fardeau pour l’Angleterre et pour l’Occident. Les trois dernières strophes ne peuvent que conforter le lecteur dans cette impression, notamment la phrase « Et les Gentils accablés / Doivent en plus / Supporter le poids / De la haine d’Israël ». Quant au vers final, il résonne comme une prophétie sinistre – et les prophéties de Kipling se sont souvent révélées exactes.


Le fardeau de Jérusalem


Rudyard Kipling

Dans les jours anciens
Et au fin fond des déserts
Naquit une querelle –
Pas encore apaisée –
Entre le fils de Sarah
Et l’enfant d’Agar
Qui était centrée sur Jérusalem.

(Pendant qu’au dessous
De la branche éternelle
Du chêne de Mamré,
Parmi un peuple étranger
Le Patriarche dormait paisiblement
Et son épouse
Ne rêvait pas non plus de Jérusalem)

Car Ismaël vivait
Là où il était né,
Et campait là
Dans des tentes de poils
Entre le Chameau
Et l’Epine –
A Beersheba, au sud de Jérusalem.

Mais Israël cherchait
Emploi et nourriture
Aux genoux du Pharaon,
Jusqu’à ce que Ramsès
Renvoie sa fâcheuse multitude,
En les maudissant,
Vers Jérusalem.

A travers le désert
Ils passèrent,
Et lancèrent leur horde
Sur un gué du Jourdain,
Et s’ouvrirent un chemin
Par le pillage et l’incendie
Vers la Jérusalem jébuséenne.

Puis les Rois et les Juges
Gouvernèrent le pays,
Et ne furent pas bons pour Israël,
Jusqu’à ce que Babylone étende la main,
Et les chasse de Jérusalem.

Et Cyrus les renvoya à nouveau,
Pour continuer comme ils avaient fait,
Jusqu’à ce que Titus en colère
Renverse la structure de Jérusalem.

Puis ils furent dispersés
Au nord et à l’ouest,
Pendant que chaque Croisade
Faisait apparaître plus sûrement
Que le fils vengeur d’Agar
Possédait la Jérusalem mahométane.

Là Ismaël établit
Son Etat du désert,
Et forma une croyance
Pour servir ses besoins. –
Allahou Akbar !
Dieu est grand ! »
Il la prêcha à Jérusalem.

Et chaque royaume
Qu’ils traversaient,
Proche ou lointain,
Se dressait de haine ou de peur,
Et dépouillait et torturait,
Chassait et massacrait
Les parias de Jérusalem.

Ainsi fut leur sort –
Moitié voyants, moitié esclaves –
Et les âges passaient,
Et à la fin
Ils se tenaient devant
La tombe des tyrans,
Et évoquaient Jérusalem.

Nous ne savons pas
Quel Dieu accompagne
La race mal aimée
Dans chaque lieu
Où ils amassent
Leurs dividendes
De Riga à Jérusalem.

Mais le passage
Du temps fait apparaître
A chacun
(sauf le Hun)
Que cela ne paie pas
De contrarier Cohen de Jérusalem.

Car sous les bouclettes
Et la fourrure du rabbin
(Ou les parfums et les bagues
Des rois du cinéma)
Le sang d’Ur,
Lointain et azyme,
Reste inébranlablement
Attiré par Jérusalem.

Là où Ismaël attend son heure
A sa place –
Un voleur ose,
Comme c’était prédit,
Se tenir devant
Le visage de son frère –
Le loup sans Jérusalem.

Et les Gentils accablés
Doivent en plus
Supporter le poids
De la haine d’Israël,
Parce qu’il n’est pas
Porté à nouveau
En triomphe à Jérusalem.

Pourtant celui qui engendra
La querelle sans fin
Et qui ne fut pas assez brave
Pour sauver
La fille esclave
De l’épouse furieuse,
Il t’apportait le malheur, Jérusalem !