Egalité et Réconciliation
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Les « live » sur TikTok ou la fascination pour le vide (existentiel)

Définition des « live » sur TikTok : des gens qui n’ont rien à dire parlant à des gens qui n’ont rien à faire. Des personnes normales sont propulsées stars parce que beaucoup d’autres les regardent vivre. La fascination pour l’Autre n’a pas encore livré tous ses secrets.

 

 

Dans les années 2000, un programme sur TF1 qui s’appelait Vie ma vie permettait à une personne de vivre un moment la vie d’un autre.

Une personnalité partage le quotidien d’un inconnu qui possède un métier (pompier, boucher, etc.). La personnalité se met ensuite au travail, en se mettant à la place de l’inconnu.

Aujourd’hui que la télé est morte, tout se passe sur le Net, et précisément sur les réseaux sociaux. TikTok n’est pas uniquement le média des jeunes : il y a aussi plein de vieux, qui y racontent leur vie, et se font beaucoup d’abonnés. On a fait un tour dans l’algo qui nous mène de live en live. En voiture !

 

Premier live : Alixaa

Quoi, Gilles qu’est-ce qu’y a ? Après t’es en weekend ou t’es en vacances ?

Là ce n’est pas un live (celui qui nous a servi de base est passé) mais une petite vidéo. Il n’y a pas d’objet, Alixaa ne propose rien, elle se propose elle et répond aux (11 000) abonnés, qui lui sont fidèles. Certains sont gentils, quelques-uns donnent des sous, un peu lui balancent des vannes, mais les plus méchants sont bloqués. S’ensuit un défilé de dialogues sans intérêt entre Alixaa et les tchateurs : bonjour, comment ça va, ça va, merci, salut.

Donner à chacun les moyens de produire son média

Le principe général, c’est une nana qui fait sa vie (vaisselle, rangement) et qui lit les messages en direct. Elle devient une « amie » pour des milliers d’autres abonnés. On dit que l’amitié est unilatérale.

 

Deuxième live : Jufrasca se touche les cheveux en parlant à la cam

« Ça ? C’est de la grenadine... J’aime pas le rhum moi, beurk... Grave. »

Les femmes sur les live ne font rien d’exceptionnel, mais être femme suffit à agglutiner les mouches. Il y a tant de mecs seuls, tant de détresse affective ou sexuelle, tant d’addiction au porno, que regarder une femme quelconque faire son ménage, même pas en tenue sexy !, ça rend les mecs accros, fidèles, et même payants.

 

 

Au-delà de la prisonnière domestique (elles n’ont pas l’air de souffrir, à la maison), il y a la jolie ou la sexy. La jolie est en général jeune et mince, la sexy bien en chair. Ce sont les deux corps qui cartonnent. Les mecs se retiennent pour ne pas se faire bloquer, alors ils font des compliments, en général mal tournés, on sent qu’ils claviotent à une main. En face de ces reines, une nuée de timides, d’idiots, de malheureux et de puceaux. Les propositions maladroites de mariage, d’union, de relation, pleuvent.

 

Troisième live : une pétasse et un trans (pas trans selon lui) dans un TER

L’avantage de ce live, c’est qu’on ne perd pas de temps. La pétasse et le (ou la) trans prennent le train, la qualité de la vidéo est médiocre, le son pas terrible, mais ça suffit pour faire du clic. La plupart des questions tournent autour du sexe réel du trans. Cela nous rappelle quelque chose.

 

Quatrième live : on a oublié qui c’est

Dans le live suivant, on voit un pêcheur maigre. Ce qui l’intéresse, plus que le poisson, c’est d’augmenter ses vues : « Punaise chuis à 7k5, incroyab’ ». Quand il réfléchit (à ce qu’il va dire), il se gratte les fesses en live, il décrit la pêche mais on ne voit rien. Il répond quand même aux questions plates qui émergent des 7 500 curieux :

« Non chuis pas gaucher chuis droitier, à chaque fois que vous dites ça je crois que la caméra elle est inversée. »

Cinquième live : le jeune agriculteur dans son tracteur

Le garçu a collé la cam dans un coin de sa cabine, il écoute un rap avec le chanteur qui parle de se « faire sucer ». On apprend aussi que « la pute est raffinée ». Le gars ne parle même pas, il regarde son volant et écoute son « son », ses abonnés écoutent donc un rap qui parle de putes et le jeune paysan sert de médiateur.

Sixième live : une jeune fille de petite vertu très peinturlurée

Elle, c’est un peu la synthèse du rien :

« ’est la galère vous parlez même pas wesh… Cherche du réel… Mais d’t’à l’heure j’vais faire un brushing tout tu vas voir qu’ils [ses cheveux, NDLR] sont trop bien ! »

Elle aussi écoute et chante sur un rap, et on entend des voix masculines qui chantent « on nous suce tous la queue ». On se demande si elle comprend ce qu’elle susurre. Dans une autre strophe, on arrive à comprendre « j’ai gagné trop d’oseille », qu’elle reprend aussi mécaniquement.

Nous sommes toujours dans le rêve de fric et de grande vie.

Les filles parlent d’elles, les mecs font quelque chose

Après ce tour d’horizon, on admet qu’on s’est sentis aspirés par le vide, un continent fascinant, tout en profondeur, sans fond, des abysses qui donnent le vertige et qui nous font prendre conscience que l’esprit n’a pas de limites, l’absence d’esprit non plus.

Du côté des garçons, on ne peut attirer le chaland en ne faisant rien, ou la vaisselle, alors on fait quelque chose : on a un métier, une activité. L’un pêche des objets métalliques dans les étangs, l’autre trie des pierres sur un tapis roulant.

Il se peut que les lives cités aient disparu, mais il faut nous faire confiance, on s’est bien tapé toute la vaisselle. Et après ? Le live TikTok creux est la rencontre entre deux univers : d’un côté le croisement entre la lutte contre la pauvreté – gagner trois sous – et le désir d’exister, de l’autre le croisement entre une solitude existentielle, parfois une misère affective, doublée d’une curiosité plus ou moins malsaine.

 

 

Les jeunes (ou les gens) se choisissent leurs propres stars, qui leur ressemblent, le talent ou la compétence, cette différence entre les êtres, n’ayant plus d’importance. Il suffit d’être normal, de parler normalement, d’avoir des soucis normaux, des réactions normales, pour être un Élu. Le tout forme un zoo humain avec des animaux en live dans des cages (symbolisées par le cadre de la cam), et le public qui regarde et qui paie, pour se voir dans un miroir même pas déformant. Un miroir plus ou moins valorisant, puisque le semblable, qui a pensé à se mettre en scène, gagne de l’argent à n’être que lui-même, sans plus.

On peut parler d’un système narcissique masturbatoire de fascination pour le semblable, qui valide sa propre existence, de chaque côté de l’écran. Masturbatoire car il n’aurait pas de fin hors de soi.

L’ère du rien qui fascine