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Moscou, 31 décembre 1999 : Boris Eltsine confie la Russie à Vladimir Poutine

Le 31 décembre 1999 à 12h, heure de Moscou, Boris Eltsine prononce une allocution surprise à la télévision et annonce qu’il renonce à la présidence de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine, Premier ministre depuis le mois d’août, est désigné président par intérim. Retour sur son ascension, cruciale pour la Russie et les relations internationales, à travers une série d’extraits du livre Vladimir Bonaparte Poutine, de Yannick Jaffré, disponible sur Kontre Kulture.

 

« [Vladimir Poutine] est certainement le petit-fils du cuisinier de Lénine puis de Staline. Son père s’engage dans les troupes militaires du NKVD durant la Seconde Guerre mondiale. Né en octobre 1952, il baigne dans le patriotisme soviétique. Mais par sa mère pratiquante, dont il dit toujours porter la médaille de baptême, l’orthodoxie entre également dans l’univers familial. Élève moyen, garçon volontiers bagarreur, il pratique sérieusement le judo. Ses horizons de jeune soviétique urbain paraissent à ce point tracés par la première partie du socialisme, qu’on imagine les dissidents n’être candidats dans son esprit qu’à l’infamie des traîtres. Il dira plus tard avoir été attiré vers le renseignement par des films d’espionnage. Au milieu des années 1970, le KGB le recrute à l’université où il poursuit des études de droit.

J’attire déjà l’attention du lecteur sur le fait que cette formation de juriste est, pour le cerner, au moins aussi importante que sa qualité de “tchékiste [1]” – bien connue, elle, et généralement retenue contre lui. Il intègre la Cinquième direction chargée de la lutte contre les dissidents, accomplissant alors des missions dont on ne sait que peu. Il suit en 1984 à Moscou une formation dispensée par l’Institut du Drapeau rouge, tout juste rebaptisé Institut Andropov. Notation fréquente au long de sa carrière, on remarque chez lui un caractère parfois irascible qui n’altère pas le sens de la discipline. Germaniste, il est nommé l’année suivante à Dresde, en RDA, sous la couverture du poste de directeur d’une “Maison de l’amitié germano-soviétique”. Il dépend dès lors de la Première direction générale du KGB, le service du renseignement extérieur. Une telle affectation signifie à son bénéficiaire une promotion moyenne. Il y brûle les documents de sa section en novembre 1989, alors que s’effondre le mur de Berlin.

De retour à Moscou, il attend, observe, refuse un poste dans l’appareil du KGB car, dira-t-il plus tard, “j’avais déjà compris que l’avenir d’un tel système était compromis. Et occuper le coeur du système en attendant sa chute était trop difficile [2].” [...]

Ainsi que l’indique sa froide déclaration sur l’URSS, il se résout de raison à sa mort sans enthousiasme particulier pour ce qui lui succède, comme si le sort de la Russie l’emportait dans son esprit sur l’opposition entre des systèmes qui durent tant qu’ils valent, et ne valent qu’efficaces. C’est qu’on sent vivre chez lui un patriotisme rationnel plutôt que romantique. Quant à son univers intellectuel et esthétique, je ne peux, là encore, qu’essayer de faire parler des données éparses. Les Russes apprécient chez lui une langue tenue, précise, nette, “juridique”, qui tranche sur celle de ses prédécesseurs. [...]

Poutine (après une brève traversée du désert où l’officier en réserve du KGB est à l’occasion chauffeur de taxi “sauvage”) se rapproche de son ancien professeur à la faculté de droit, Anatoli Sobtchak, nouveau maire réformateur libéral de Leningrad (redevenue Saint-Pétersbourg en septembre 1991). Sobtchak le nomme directeur des relations extérieures de la métropole baltique puis, de 1992 à 1996, premier adjoint chargé des questions économiques et financières, des relations extérieures et de la sécurité. Il acquiert à ce poste une réputation de compétence à peine écornée par l’échec de l’opération “matières premières contre nourriture”, qui semble avoir donné lieu à des faits de corruption [3].

Dans la même période, il serait donc resté “un certain temps” officier du KGB. [...] Poutine présente alors, comme la plupart des cadres, un profil mixte : ni réfractaire soviétique, ni tout à fait “nouvelle Russie”, un pied dans l’ancien régime, l’autre dans le nouveau. Il est battu aux législatives de décembre 1995 sous l’étiquette “Notre maison la Russie” – parti de la majorité présidentielle sans grande consistance idéologique. Après qu’il a perdu l’élection municipale de juin 1996, Sobtchak est poursuivi pour corruption. Poutine, fidèle à son mentor, démissionne sur-le-champ, refusant de servir son successeur. Cette démonstration de loyauté est décisive dans sa trajectoire car elle le fait remarquer d’Eltsine. Au cours de l’été 1996, il “monte” à Moscou comme adjoint au directeur des affaires de la présidence, Pavel Borodine, puis intègre en mars 1997 l’administration présidentielle à la direction du contrôle et devient, dans la foulée, premier adjoint pour les relations avec les régions et les collectivités territoriales – au moment où le Kremlin redoute au sein des entités fédérées les tendances centrifuges qu’il y a lui-même d’abord favorisées. Cette dernière attribution, significative, place d’emblée Poutine sur un front où sa disposition étatiste trouve à s’exprimer. Nommé premier responsable adjoint de l’administration présidentielle en mai 1998, puis, consécration personnelle, directeur du FSB en juillet de la même année, il complète sa position dans l’État en mars 1999 quand il entre au Conseil de sécurité nationale. [...] Il devient Premier ministre le 10 août suivant, après que Chamil Bassaïev est entré au Daghestan. Ce chef de guerre tchétchène entretient d’étroites relations avec Berezovski, toujours lui, qui, comme Khodorkovski, a beaucoup commercé avec la Tchétchénie. [...]

Poutine n’est à cet instant que le quatrième Premier ministre de la période d’instabilité politique ouverte en mars 1998, qu’accélère la vertigineuse crise financière du mois d’août. Il paraît alors le dernier pantin sorti de la poche d’un Eltsine aux abois, entouré par l’ironie dont les Russes ont le secret : “La seule décision qu’Eltsine peut effectivement mettre en œuvre, c’est la démission de son Premier ministre ! [4]” Poutine se lance énergiquement dans la campagne des législatives de décembre 1999 en créant le parti Unité, dernier avatar d’un parti présidentiel qui ne s’est jamais, sous Eltsine, installé durablement dans la vie politique russe. Les législatives sont un succès : bien que légèrement devancé par un Parti communiste qui rassemble 25 % des voix, Unité en obtient 23 % [...]. Au terme de conciliabules aisément imaginables visant à garantir sa tranquillité judiciaire à la “Famille”, Eltsine nomme Poutine président par intérim le 31 décembre 1999. Il signe ce jour un décret conférant l’immunité au président sortant – geste de loyauté qui le maintient dans le cercle du précédent pouvoir. Il en trace le dernier point avant de prendre la tangente en s’envolant le soir même pour la Tchétchénie. »

Notes

[1] C’est ainsi que se nomment eux-mêmes les membres du service qui, de la Tcheka (acronyme abrégé de “Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage”) fondée par Félix Djerzinski en décembre 1917, au FSB actuel (“Service fédéral de sécurité” en passant par le fameux KGB (“Commission pour la sûreté de l’État”), a donc reçu beaucoup de noms (GPU et NKVD encore, dans les intervalles) et pris un poids variables dans l’appareil d’Etat soviétique, relativement faible sous Staline, croissant dans la dernière période de l’URSS, de Brejnev à la chute, quand Poutine l’intègre.

[2] Ouvrage collectif avec Natalia Gervorkian, Natalia Timakova, et Andreï Kolesnikov, Rasgovory y Vladimirom Putinym ot pervogo litsa (Discussions avec Vladimir Poutine à la première personne), Moscou, Vagrius, 2000, p. 75. Cité par Arnaud Kalika dans L’Empire aliéné. Le système du pouvoir russe, CNRS éditions, 2008, p. 21.

[3] Saint-Pétersbourg connaissant une grave pénurie alimentaire au début des années 1990, il avait été conclu une série d’accords rassemblés sous cette appellation. Un député russe, Marina Salié, avait alors accusé nommément Poutine de signer des licences d’exportation de matières premières sans qu’aucune nourriture ne parvienne à la ville en contrepartie. Elle a réitéré ces accusations au début de l’année 2010, à l’approche du second procès de Mikhaïl Khodorkovski qui, on le verra, concentre sur sa personne des enjeux majeurs. Aucune preuve tangible n’est à ce jour venue les confirmer.

[4] Marie Mendras (dir.), Comment fonctionne la Russie ? Le politique, le bureaucrate et l’oligarque, CERI/Autrement, 2003, p. 27.

Pour en savoir plus sur le président russe, chez Kontre Kulture :

 






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