RFK Jr. et l’Indicible
La récente biographie de Dick Russell, The Real RFK Jr. : Trials of a Truth Warrior, contient deux chapitres sur la quête de vérité de Robert Kennedy Jr. sur les assassinats de son père et de son oncle. Dans le chapitre 28, Russell raconte comment Bobby Jr. fut initié à cette quête par le livre de James Douglass, JFK and the Unspeakable : Why He Died and Why It Matters, publié en 2008, (traduction française : JFK et l’Indicible, 2013, éditions Demi-Lune). Bobby fut si impressionné qu’il envoya le livre à Ted Sorensen, rédacteur des discours du président Kennedy, qui lui répondit en 2010 avec le même enthousiasme [1].
Cela illustre l’impact remarquable du livre de James Douglass, qui a reçu le soutien de certains des plus éminents chercheurs sur l’assassinat de JFK, dont le cinéaste Oliver Stone. Il est représentatif de l’école dominante – je les nommerai les théoriciens de la CIA, pour faire court –, mais l’auteur, un théologien pacifiste catholique doté d’un grand cœur et d’un esprit mystique, donne à son livre une saveur spirituelle et une dimension presque mythique. C’est l’histoire d’un Cold-Warrior, un homme pris dans l’idéologie guerrière américaine de la guerre froide, transformé en artisan de paix pendant la crise des missiles de Cuba en 1962 ; un homme qui a sauvé l’humanité d’un Armageddon nucléaire ; un homme qui a vu la mort approcher, mais est resté à la hauteur de son idéal de désarmement nucléaire ; un héros immortel au sens plein du terme ; un Christ, presque.
Le scénario de base du livre est discutable. Selon Jim DeEugenio, la « conversion » que raconte Douglass n’a pas eu lieu, car Kennedy n’a jamais été un Cold-Warrior, malgré sa rhétorique lors de la campagne de 1960 [2]. D’autres détails du récit de Douglass, tels que l’utilisation d’un sosie de Oswald (emprunté au livre de Richard Popkins de 1966, The Second Oswald), ont également fait l’objet de critiques. Néanmoins, Douglass est à juste titre reconnu comme le plus éloquent et le plus émouvant avocat de la théorie incriminant la CIA.
Qu’est-ce qui ne va pas chez Douglass ?
J’ai été impressionné par le livre de Douglass lorsque je l’ai lu pour la première fois en 2011. C’est lui qui m’a lancé dans une quête intellectuelle des plus fascinantes, et j’en suis reconnaissant. J’ai incité les éditions Demi-Lune à le traduire. Mais, en l’espace d’un an, alors que je me familiarisais avec une partie de la bibliographie de Douglass et explorais d’autres pistes de recherche, je me suis rendu compte que deux gros dossiers sont totalement absents de l’enquête menée par Douglass : Johnson et Israël. C’est une caractéristique commune à la plupart des ouvrages ou films de cette école, comme le récent documentaire d’Oliver Stone écrit par James DiEugenio, que j’ai critiqué ici.
Je trouve également la structure du livre de Douglass un peu trompeuse : entremêler l’histoire d’Oswald (qui prouve qu’il a été manipulé par la CIA), et l’histoire de Kennedy (qui prouve qu’il était détesté par la CIA), maintient un sentiment constant de corrélation entre ces deux histoires, et constitue une solide preuve circonstancielle de l’implication de la CIA dans l’assassinat, mais cela ne prouve pas que les cerveaux de l’assassinat faisaient partie de la CIA. Loin de là.
Tout d’abord, de quelle CIA parle-t-on ? Certainement pas la CIA que connaissait son directeur John McCone, nommé par Kennedy. La plupart des théoriciens de la CIA s’accordent sur le fait que les ficelles qui ont manipulé Oswald provenaient du bureau du chef du contre-espionnage, James Jesus Angleton. Selon les mots de John Newman, un théoricien respecté de la CIA, « personne d’autre au sein de l’Agence n’avait l’accès, l’autorité et l’esprit diaboliquement ingénieux pour gérer ce complot sophistiqué » [3]. Mais Angleton n’était certainement pas « la CIA ». Il dirigeait plutôt une « seconde CIA au sein de la CIA », comme l’a écrit Peter Dale Scott [4]. Selon son biographe Jefferson Morley, Angleton agissait hors de tout contrôle et libre de toute responsabilité ; son supérieur Richard Helms « laissait Angleton faire ce qu’il voulait, sans poser de questions » [5]. McCone, lui, n’avait pas la moindre idée de ce que faisait Angleton. Un autre biographe, Tom Mangold, note que l’équipe de contre-espionnage d’Angleton « possédait sa propre caisse noire secrète, qu’Angleton contrôlait étroitement », un arrangement « qui donnait à Angleton une autorité unique pour diriger ses propres petites opérations sans supervision excessive » [6]. En fait, Angleton était considéré par beaucoup de ses pairs comme un fou dont l’obsession paranoïaque de découvrir les taupes soviétiques causait de grands dégâts à l’Agence. La seule raison pour laquelle il n’a pas été licencié avant 1974 (par le directeur William Colby) est que, comme Edgard Hoover au FBI, il gardait trop de dossiers sur trop de personnes.
Il est inconcevable qu’Angleton ait dirigé toute l’opération. Mais s’il n’obéissait pas aux ordres de Richard Helms – et il n’existe aucun élément de preuve démontrant que Helms était au courant de l’assassinat –, sous quelle direction ou sous quelle influence opérait-il ? Question facile : outre le contre-espionnage, Angleton dirigeait le « bureau israélien » de la CIA, et il avait des contacts plus intimes avec la hiérarchie du Mossad qu’avec la sienne. Il aimait les Israéliens autant qu’il détestait les communistes – croyant apparemment qu’un homme ne pouvait pas être les deux à la fois. Meir Amit, chef du Mossad de 1963 à 1968, l’a décrit comme « le plus grand sioniste » à Washington, tandis que Robert Amory, chef de la direction du renseignement de la CIA, l’a qualifié d’ « agent israélien coopté » [7]. Alors qu’Angleton s’est trouvé discrédité et isolé aux États-Unis après sa démission forcée, il a été honoré en Israël. Après sa mort en 1987, selon le Washington Post, cinq anciens chefs du Mossad et du Shin Bet et trois anciens chefs des renseignements militaires israéliens ont assisté à une cérémonie « pour rendre un dernier hommage à un membre bien-aimé de leur fraternité secrète ». Entre autres services rendus à Israël, « Angleton a aidé Israël à obtenir des données techniques sur le nucléaire » [8].
James Douglass ne mentionne jamais la connexion israélienne d’Angleton. Il ne mentionne jamais non plus la connexion israélienne de Jack Ruby, bien que Seth Kantor l’ait écrit en 1978 dans son livre Who Was Jack Ruby ?. Pour Douglass, il est simplement « Jack Ruby, propriétaire d’une discothèque connecté à la CIA » [9]. Ce n’est qu’en scrutant les notes de fin que nous pouvons connaître son vrai nom, Jacob Rubenstein, qui soudain ne sonne plus très sicilien. Ruby n’était pas de la « Mafia ». Comme son mentor Mickey Cohen, il était lié à la fois à Meyer Lansky (chef du réseau juif qui dominait le Syndicat du crime) et à Menahem Begin (ancien terroriste en chef de l’Irgoun).
Enfin, Douglass, comme la plupart des théoriciens de la CIA, tient Johnson à l’écart de son enquête, ignorant les preuves innombrables de son implication avant, pendant et après le crime. Comment Douglass a-t-il pu manquer Johnson ? Simplement, en ne posant pas la question la plus importante : comment ont-ils tué Kennedy ? En d’autres termes : Pourquoi Dallas ? Le Texas était un État hostile pour Kennedy (« Nous arrivons au pays des fous », confia Kennedy à Jackie en débarquant de l’avion), mais c’était le royaume de Johnson, qui y connaissait tous ceux qui détestaient Kennedy et pouvait contribuer au guet-apens. À tout le moins, on ne peut contourner l’hypothèse selon laquelle les conspirateurs savaient à l’avance que Johnson les couvrirait. Mais Douglass l’a contournée.
Je dis « Dimona », tu dis « Auschwitz »
Après avoir correspondu avec Douglass pour chercher un éditeur français, je lui ai fait part de mes préoccupations par courrier électronique et par lettre. Tout d’abord, je lui ai conseillé de lire le livre de Phillip Nelson, LBJ : The Mastermind of JFK’s Assassination (2010), et je l’ai encouragé à reconsidérer le rôle de Johnson. Il m’a répondu qu’il avait acheté le livre de Nelson mais ne l’avait pas trouvé convaincant, sans donner de détails.
Plus tard, j’ai demandé à Douglass pourquoi il n’évoquait pas la détermination de Kennedy à contrecarrer les ambitions nucléaires d’Israël. L’effort de Kennedy pour conduire le monde vers le désarmement nucléaire constitue le thème central du livre de Douglass. L’opposition résolue de Kennedy au projet nucléaire militaire secret d’Israël est la manifestation la plus dramatique de cet effort. Pour quelle raison Douglass a-t-il choisi de ne pas en parler ? Je lui ai posé la question dans une interview pour le site français Reopen 9/11 et dans une longue lettre personnelle. Dans l’interview, Douglass a répondu : « Je n’ai trouvé aucun indice convaincant qu’Israël soit impliqué dans l’assassinat de Kennedy. L’histoire que j’ai écrite porte sur les raisons de sa mort. Pour qu’Israël soit incluse dans cette histoire, il faudrait que la résistance de Kennedy au programme d’armement nucléaire israélien soit liée au complot contre sa vie. » Par lettre, Douglass a répondu à mes arguments par un témoignage personnel sur la manière dont l’écrivain juif André Schwarz-Bart, auteur du roman Le Dernier des Justes (1959) « a contribué à me libérer de l’héritage si meurtrier de la chrétienté et à me donner une perspective juive que j’avais besoin de voir depuis un wagon approchant d’Auschwitz ». Sur cette base, Douglass m’a dit qu’il ne partait pas du présupposé d’une responsabilité d’Israël dans l’assassinat de Kennedy, le 11 Septembre ou tout autre crime.
Sa justification m’a semblé hors de propos et irrationnelle, mais très révélatrice. Si je dis « Dimona », Douglass répond « Auschwitz », ce qui implique, je suppose, que les Juifs ne devraient pas être soupçonnés de culpabilité dans l’assassinat de JFK puisqu’ils sont, par essence, des victimes innocentes qui ont déjà été si souvent soupçonnées à tort des pires crimes (par les chrétiens). Ou bien devais-je comprendre que le mot « Dimona » a des connotations antisémites ? Quelle que soit la raison, le fait troublant est que Douglass a décidé d’omettre de son livre tout ce qui pourrait suggérer une complicité d’Israël avec « l’Indicible ». Nous pouvons dire de Douglass ce que Stephen Green a écrit à propos de Johnson après novembre 1963 : « Il ne voyait pas Dimona, n’entendait pas Dimona, et ne parlait pas de Dimona. » [10]
Normalement, je ne partage pas le contenu d’une lettre personnelle, mais je fais une exception parce que la référence de Douglass à Schwarz-Bart n’est pas confidentielle (il a écrit des articles sur lui) et parce qu’elle est d’intérêt public, en tant qu’explication de la censure que les théoriciens de la CIA s’imposent constamment à eux-mêmes concernant Israël en général, et Dimona en particulier. L’autocensure peut être stratégiquement justifiable. Par exemple, vivant en France, je ne professe pas ouvertement mes croyances hérétiques sur la Chose, afin d’éviter d’être mis en prison par la puissante Inquisition qui règne ici. Je peux donc également concevoir que Douglass s’autocensure dans une stratégie visant à minimiser le risque d’être banni par les éditeurs et à maximiser le lectorat. Ce n’est pas ce que Douglass m’a dit, mais si c’est néanmoins la vraie raison, je peux même admettre que cela en valait la peine, puisque le livre de Douglass a converti RFK Jr. et d’autres personnes influentes à la fausseté de la théorie officielle.
Cependant, c’est une chose d’éviter complètement un sujet et une autre d’écrire un livre prétendant avoir résolu une fois pour toutes l’assassinat de Kennedy, tout en dissimulant les faits qui pourraient suggérer une solution différente. C’est en fait pire que cela : Douglass a gardé le silence sur l’intransigeance de Kennedy à propos de Dimona, alors que cela aurait renforcé sa thèse principale sur la détermination de Kennedy à arrêter et inverser la prolifération nucléaire. Douglass n’a pas voulu donner à ses lecteurs la moindre chance de commencer à imaginer qu’Israël avait un rôle quelconque dans le problème de Kennedy avec la course à l’armement nucléaire. C’est ce qui m’a amené à dire qu’Israël est le véritable « indicible » dans JFK et l’Indicible, et c’est ce qui m’a motivé à écrire The Unspoken Kennedy Truth (Qui a maudit les Kennedy ? en version française, éditions Kontre Kulture).
La théorie de la CIA comme bouclier pour Israël
Dans cet article, j’expliquerai en détail pourquoi la théorie de la CIA est fausse. Par « théorie de la CIA », je ne veux pas dire la théorie selon laquelle des officiers de haut rang de la CIA seraient impliqués (je crois que tel est bien le cas). Je veux dire la théorie selon laquelle un groupe restreint de cadres de la CIA, avec quelques hauts gradés militaires, aurait orchestré l’assassinat, seraient à l’origine du complot. En réponse à la question « Qui a tué JFK ? » nous pouvons bien sûr inclure à la fois la CIA et le Mossad, ainsi que Johnson, le FBI, le Pentagone, la mafia, les exilés cubains anti-Castro, les barons du pétrole texans, et que sais-je encore. Il est en effet possible que des personnes liées à tous ces groupes aient été impliquées. Mais la question importante est la suivante : quel groupe a été le moteur de l’opération et a entraîné les autres ? Qui a conçu l’intrigue bien avant que d’autres n’y soient impliqués ? Qui, dans la répartition des tâches, connaissait le plan dans sa globalité ? Non pas qui a tiré sur Kennedy, mais qui tirait les cordes principales ? Comme nous le verrons, la réponse ne peut pas être la CIA. Elle ne peut pas être Angleton, ni même Johnson.
J’exprime ma gratitude pour le travail des dizaines de chercheurs qui ont monté le dossier contre la CIA à partir des années 1960. Certains d’entre eux sont héroïques. Ils ont réuni suffisamment d’éléments pour prouver le complot et la dissimulation au-delà de tout doute raisonnable. C’est une grande réussite. Cependant, leur théorie générale se focalisant sur la CIA doit désormais être reconnue comme un échec. Dès le départ, c’était une fausse piste. Vince Salandria, l’un des premiers critiques de la commission Warren (son premier article date de 1964), considéré comme un maître par de nombreux chercheurs et par Douglass lui-même (qui lui a dédié son livre), fut désillusionné par sa propre théorie de la CIA, déclarant franchement au journaliste d’investigation Gaeton Fonzi en 1975 : « J’ai bien peur que nous ayons été induits en erreur. Tous les critiques [de la commission Warren], moi-même compris, ont été induits en erreur très tôt. […] Les intérêts de ceux qui ont tué Kennedy transcendent désormais les frontières nationales et les priorités nationales. Il ne fait aucun doute que nous avons affaire aujourd’hui à une conspiration internationale. » [11].
La théorie de la CIA (un complot domestique, inside job) sert de couverture aux véritables conspirateurs, tout comme la théorie du KGB. La théorie du KGB s’est rapidement effondrée parce qu’elle ne contient aucune vérité, tandis que la théorie de la CIA est plus résistante parce qu’elle contient une part de vérité. La CIA est profondément compromise, mais les cerveaux de l’opération sont ailleurs. Ils avaient besoin que la CIA soit suffisamment compromise pour que le gouvernement américain soit obligé de couvrir l’affaire dans sa totalité. En même temps, les cerveaux de l’opération utilisent les accusations contre la CIA (partiellement valides) pour détourner les soupçons de leur propre groupe. C’est pourquoi les sayanim israéliens travaillant dans l’information, l’édition ou le cinéma ont diligemment maintenu la théorie de la CIA vivante dans l’opinion publique, dans une stratégie pré-planifiée de limited hangout. Dans mes articles précédents et mon livre, j’ai donné des exemples d’agents sionistes plantant des panneaux indicateurs pour diriger les sceptiques vers la CIA et la mafia (plutôt que vers le Mossad et la Yiddish Connection). L’exemple classique est Arnon Milchan, producteur du film d’Oliver Stone JFK qui, de son propre aveu, a été un agent israélien particulièrement impliqué dans l’espionnage et la contrebande au profit du programme nucléaire israélien. Un autre exemple, qui m’avait échappé auparavant, est celui du New York Times révélant le 25 avril 1966 que Kennedy « avait déclaré à l’un des plus hauts responsables de son administration qu’il voulait "briser la CIA en mille morceaux et la disperser aux quatre vents" », une déclaration impossible à vérifier mais devenue l’une des plus citées par les théoriciens de la CIA, qui dans ce cas précis font preuve d’une confiance aveugle dans la fiabilité du New York Times [12].
Une preuve supplémentaire que certains théoriciens de la CIA sont moins intéressés à rechercher la vérité qu’à couvrir les crimes d’Israël m’est parvenue il y a quelques semaines, sous la forme d’un e-mail de Benjamin Wecht, fils de Cyril Wecht et administrateur du colloque annuel sur l’assassinat de JFK à l’institut Cyril H. Wecht des sciences médico-légales et du droit de l’université Duquesne, à Pittsburg :
Je vous écris pour vous informer que l’affiche que vous avez proposée pour présentation ici le mois prochain a été rejetée, car elle ne répond pas aux normes académiques de cette institution et, en outre, elle adopte une position qui, à notre avis, serait particulièrement incendiaire – voire perturbatrice – à ce moment et à cet endroit.
C’était en réponse à une soumission que Karl Golovin et moi-même avons envoyée pour la « poster session » du prochain colloque (voir mon affiche ici en haute résolution). Compte tenu du caractère spécieux du déni de Wecht de mes « normes académiques », et compte tenu de sa position selon laquelle accuser Israël du crime du siècle est « incendiaire » et « perturbateur », je pense qu’il est juste de qualifier Wecht et l’organisation qu’il représente de chiens de garde (gate-keepers) éhontés pour Israël. Je rappelle d’ailleurs que le président du colloque, Cyril Wecht, médecin légiste qui a dénoncé sans relâche le mensonge de la « balle unique », était un ami de l’inventeur de ce mensonge, Arlen Specter, qu’il a soutenu publiquement dans sa campagne pour le Sénat en 2004 et à nouveau 2010. Qu’on y réfléchisse bien : comment une telle chose est-elle possible, si ce n’est en vertu d’une loyauté envers Israël qui dépasse et même méprise la recherche de la vérité ? Wecht et Spencer sont tous deux de fervents sionistes : l’un accuse la CIA, tandis que l’autre accuse Oswald, parce que ce sont deux manières de protéger Israël [13].
Johnson a-t-il déjoué le plan de la CIA ?
Pour comprendre pourquoi la théorie de la CIA est fausse, nous devons commencer par sa plus grande incohérence. Presque unanimement, de Mark Lane à James Douglass, les théoriciens de la CIA supposent que l’assassinat a été conçu comme une opération sous fausse bannière visant à blâmer Castro et/ou les Soviétiques et à justifier des représailles à leur encontre.
C’est une hypothèse logique, basée sur deux faits incontestables. Premièrement, le coupable prédéterminé avait le profil d’un communiste pro-Castro, un profil dont la fabrication incluait des visites et des appels téléphoniques d’un faux d’Oswald aux ambassades soviétique et cubaine à Mexico fin septembre et début octobre 1963.
Deuxièmement, nous savons qu’envahir Cuba pour renverser le régime pro-soviétique de Castro était l’obsession de la CIA depuis la fin des années 50. Sous la direction d’officiers comme Howard Hunt, la CIA a financé et formé militairement des milliers d’exilés cubains anticastristes à Miami. En conséquence, « la présence de la CIA à Miami a atteint des dimensions écrasantes », écrit le journaliste d’investigation Gaeton Fonzi. Même après la baie des Cochons (avril 1961), « une guerre massive et, cette fois, véritablement secrète, fut déclenchée contre le régime castriste », impliquant des avions, navires, entrepôts d’armes et camps d’entraînement paramilitaires. Et même après la crise des missiles de Cuba (octobre 1962), lorsque Kennedy s’est engagé à ne pas envahir Cuba, les Cubains anticastristes employés par la CIA continuaient de provoquer des incidents avec Cuba. En avril 1963, par exemple, le groupe paramilitaire Alpha 66 a attaqué des navires soviétiques afin « d’embarrasser publiquement Kennedy et de le forcer à agir contre Castro », selon les mots du conseiller de l’Alpha 66 à la CIA, David Atlee Phillips [14].
Ces deux faits – le profil pro-castriste du pigeon Oswald et les plans de guerre anticastristes de la CIA – conduisent à la conclusion trop évidente que le but de la fusillade de Dallas était de forger un faux prétexte pour riposter contre Cuba. Cette théorie est devenue si dominante dans les recherches sur JFK qu’une majorité de gens la considère comme prouvée sans aucun doute.
Et pourtant, elle présente un défaut majeur : il n’y a pas eu d’invasion de Cuba après l’assassinat de Kennedy. Ce fait est embarrassant pour les théoriciens de la CIA. Même s’ils n’aiment pas le dire ainsi, cela signifie que le plan de la CIA a échoué. Si les conspirateurs pensaient que l’arrestation d’Oswald et la publicité de ses liens avec Cuba et l’Union soviétique entraînerait une guerre contre Cuba et peut-être contre l’Union soviétique, ils ont dû être terriblement déçus. James Douglass crédite Lyndon Johnson pour l’échec de leur plan :
En faisant de Cuba et de l’URSS des boucs émissaires dans l’assassinat du président, par l’intermédiaire d’Oswald, la CIA conduisait les États-Unis vers une invasion de Cuba et une attaque nucléaire contre l’URSS. Cependant, LBJ ne voulait pas commencer et terminer sa présidence par une guerre mondiale [15].
À son crédit, Johnson a refusé de faire porter la responsabilité du meurtre de Kennedy aux Soviétiques ; à son discrédit, il a décidé de ne pas confronter la CIA sur ce qu’elle avait fait à Mexico. Ainsi, même si l’objectif secondaire du complot d’assassinat a été contrecarré, son objectif principal a été atteint. [16]
En effet, à partir du 23 novembre, Johnson a usé de tout son pouvoir nouvellement acquis pour étouffer la rumeur d’un complot communiste, et il a commencé à sélectionner les membres de la commission Warren avec pour mission expresse de prouver la théorie du tueur solitaire afin d’éviter une guerre nucléaire qui, selon son leitmotiv, tuerait « 40 millions d’Américains en une heure ». Johnson ne semble jamais avoir envisagé d’envahir Cuba. Il a tenu la promesse faite par Kennedy à Castro et à Khrouchtchev de ne pas le faire – une promesse que la CIA considérait comme un acte de trahison. En bref, selon Douglass, Johnson ne faisait pas partie du complot, et il a frustré les conspirateurs qui avaient parié qu’il suivrait leur scénario. Johnson n’a pas pu sauver Kennedy, mais il nous a sauvés de la Troisième Guerre mondiale. Et il a aussi sauvé les conspirateurs : personne n’a été viré.
Ce n’est tout simplement pas crédible. Comment quelqu’un qui travaille sur l’assassinat de JFK peut-il exclure avec autant de désinvolture LBJ des suspects, alors qu’il devrait être le principal suspect en termes de mobile (la présidence), de moyens (la vice-présidence) et d’opportunité (Dallas). Considérez simplement le fait peu connu, révélé par le Dr Charles Crenshaw de l’hôpital Parkland de Dallas dans son livre Conspiracy of Silence (1992), que Johnson appela personnellement Crenshaw au téléphone pendant que celui-ci essayait de sauver la vie d’Oswald, pour lui intimer l’ordre d’obtenir des aveux d’Oswald avant sa mort (« I want a deathbed confession from the accused assassin ») [17]. Le mot important ici est « mort », comme l’a bien compris le Dr Crenshaw. Il est clair que Johnson voulait que le travail de Ruby soit terminé. Malgré cette ingérence directe et scandaleuse de Johnson, les théoriciens de la CIA affirment que Johnson n’était pas impliqué dans le complot, mais seulement dans la dissimulation.
Résumons à nouveau comment Douglass et les théoriciens de la CIA voient les choses : la CIA a assassiné Kennedy sous le faux drapeau communiste de Cuba, avec le présupposé que Johnson allait riposter contre Castro. La CIA a travaillé les médias dans ce sens (car, vous savez, la CIA contrôle les médias). Mais Johnson, bien que surpris le 22 novembre, a rapidement réagi et a pris le contrôle de toutes les enquêtes et même de la couverture médiatique, pour faire échouer le plan de la CIA.
Cela a dû être exaspérant pour la CIA d’être privée de son invasion de Cuba après tous ses échecs précédents – le fiasco de la baie des Cochons, le règlement pacifique de la crise des missiles cubains, et maintenant l’assassinat du président pour rien. La CIA a-t-elle alors envisagé d’assassiner Johnson dans la foulée ? Non, il n’y a aucun signe de tension entre Langley et le Bureau ovale après novembre 1963. On nous demande de croire que la CIA, totalement désarmée par la réaction inattendue de Johnson, a cédé sans combattre et s’est rangée à la théorie inutile et absurde du tueur solitaire, mettant à la poubelle leur fausse bannière soigneusement mise en scène. Allen Dulles lui-même, le directeur de la CIA limogé par Kennedy après la baie des Cochons, a rejoint la commission Warren chargée par Johnson d’éteindre les rumeurs d’un complot communiste. Les grands médias se sont rapidement mis au pas et la conspiration communiste a complètement disparu de l’actualité.
Réfléchissez-y et tirez votre propre conclusion quant à la crédibilité de ce scénario. Cela se résume à ceci : pensez-vous que le plan des conspirateurs a échoué ou qu’il a réussi ? S’il a réussi, alors ce n’était pas le plan de la CIA tel que le voient les théoriciens de la CIA. C’était le plan de quelqu’un d’autre.
Le coup invisible
Pourquoi la CIA voudrait-elle tuer Kennedy, de toute façon ? Pourquoi ne pas simplement lui faire perdre les élections de 1964 ? La CIA avait sûrement les moyens de le faire, si son contrôle sur les médias était aussi grand qu’on nous le dit. La CIA avait-elle un besoin urgent et impératif de tuer Kennedy, qui ne pouvait pas attendre un an de plus ? Non. Au cours de l’année de campagne qui commençait, Kennedy n’allait pas faire quoi que ce soit qui puisse donner à ses ennemis une raison de l’accuser d’apaiser les communistes (comme son père avait voulu apaiser les nazis). Concernant le Vietnam par exemple, Kennedy a déclaré à son proche assistant Kenny O’Donnell : « Si j’essaie de me retirer complètement du Vietnam maintenant, nous allons avoir une nouvelle campagne à la Joe McCarthy sur les bras. Mais je pourrai le faire après être réélu. Donc il faut à tout prix que je sois réélu. » [18] Il a signé, le 11 octobre 1963, une directive prudente (NSAM 263) prévoyant le retrait de « 1 000 militaires américains d’ici la fin de 1963 » et « d’ici la fin de 1965 […] de la majeure partie du personnel américain » [19]. Mais si Kennedy était défait électoralement en 1964, cette directive aurait été facilement annulée, et elle l’a d’ailleurs été par Johnson. Seuls Johnson et Israël avaient un besoin urgent et impératif de se débarrasser de Kennedy : Johnson parce que les Kennedy était sur le point de détruire Johnson politiquement pour l’éliminer de leur second mandat, et Israël, en raison de la détermination de Kennedy de faire échouer son programme de développement nucléaire à Dimona.
La recherche sur l’assassinat de JFK doit partir du postulat qu’il s’agissait d’un coup d’État. Les théoriciens de la CIA ont tendance à minimiser le fait primordial que l’assassinat a entraîné un changement de président. Alors répétons l’évidence : ceux qui ont assassiné Kennedy voulait mettre Johnson au pouvoir. C’est pourquoi vaincre Kennedy électoralement n’était pas une option : Johnson serait tombé avec Kennedy (de surcroît, sa corruption épique était sur le point d’être exposée au grand jour). La mort de Kennedy était la seule chance pour Johnson de devenir président – et peut-être d’éviter la prison. Mais Johnson ne pouvait pas y parvenir seul, alors je reformule : la mort de Kennedy était le seul moyen pour les conspirateurs de mettre Johnson aux commandes du pays. Le but de l’assassinat de Kennedy n’avait rien à voir avec Cuba ; il s’agissait simplement de remplacer Kennedy par Johnson. Ce fut une réussite, pas un échec.
Pouvons-nous identifier ces conspirateurs ? S’ils avaient besoin de Johnson comme président en 1963, ce sont probablement eux qui avaient au préalable forcé Kennedy, par le chantage, à prendre Johnson comme vice-président en 1960, afin que, si et quand cela serait nécessaire, ils puissent remplacer Kennedy par Johnson. Parmi ceux qui ont intrigué pour cela en 1960 se trouvait le chroniqueur du Washington Post, Joseph Alsop, qui se considérait comme « l’un des plus fervents partisans américains de la cause israélienne », comme on l’apprend dans l’hommage nécrologique du New York Times (ici). Arthur Schlesinger Jr. nous apprend que Kennedy a pris sa décision après une conversation à huis clos avec Alsop et son patron Philip Graham [20]. Après l’assassinat de Kennedy, Alsop fut le premier à exhorter Johnson à créer une commission présidentielle pour convaincre le public qu’Oswald avait agi seul. Son argument principal : « On ne doit pas imposer au ministre de la Justice [Robert Kennedy] la tâche pénible d’examiner les preuves concernant l’assassinat de son propre frère. » [21]
Il fallait que ce soit un « coup d’État invisible » pour que les Américains soient persuadés que rien ne changerait sauf le président et que, dans de nouvelles circonstances, Johnson agirait comme Kennedy l’aurait fait. Il y a une chose que Johnson a inversée, mais les Américains n’ont commencé à s’en apercevoir que trente ans plus tard. Cela concernait les relations des États-Unis avec Israël et avec les ennemis d’Israël. Johnson était absolument indispensable, non pas pour la CIA, mais pour Israël : aucun autre président ne serait allé aussi loin que Johnson pour soutenir l’invasion israélienne de l’Égypte et de la Syrie en 1967. Aucun autre président américain, pas même Truman, n’aurait laissé Israël s’en sortir avec le massacre de l’USS Liberty. Johnson ne les a pas seulement laissés s’en tirer, il les a aidés à le faire [22].
Johnson était l’homme d’Israël. Cela explique pourquoi il a rempli la commission Warren d’agents israéliens, tels qu’Arlen Specter, que le gouvernement israélien honorera à sa mort comme « un défenseur inébranlable de l’État juif » [23].
David Ben Gourion
Imaginez le détective Columbo enquêtant sur l’assassinat du président Kennedy. Il voudrait sûrement savoir si Kennedy s’était disputé avec quelqu’un peu avant sa mort. Dans un scénario décent, il mettrait alors la main sur une correspondance récemment déclassifiée qui montre, selon les mots de Martin Sandler, éditeurs de The Letters of John F. Kennedy (2013), qu’ « une amère dispute s’était développée entre le Premier ministre israélien David Ben Gourion, qui croyait que la survie de sa nation dépendait de sa capacité nucléaire, et Kennedy, qui y était farouchement opposé. En mai 1963, Kennedy écrivit à Ben Gourion pour lui expliquer pourquoi il était convaincu que la poursuite par Israël de l’arme nucléaire constituait une menace sérieuse à la paix mondiale » [24].
Le 12 mai, Ben Gourion supplia Kennedy de reconsidérer sa position sur Dimona : « M. le Président, mon peuple a le droit d’exister […] et cette existence est en danger. » [25] En lisant dans cette même lettre une référence bizarre au « danger qu’une seule balle puisse mettre fin à la vie et au régime [d’un roi] » [26] , Columbo se demanderait si c’était une menace voilée. En lisant la lettre suivante de Kennedy (15 juin), il constaterait que Kennedy est resté ferme et a insisté pour une visite immédiate « au début de l’été » pour « résoudre tous les doutes quant au caractère pacifique du projet Dimona ». Kennedy a clairement indiqué que l’engagement américain envers Israël pourrait être « sérieusement compromis » en cas de refus. Intrigué par le fait que les archives ne contiennent aucune réponse de Ben Gourion, Columbo apprend bientôt que Ben Gourion a démissionné en recevant la lettre de Kennedy. « Beaucoup pensent que sa démission était due en grande partie à son différend avec Kennedy au sujet de Dimona », écrit Martin Sandler. L’insinuation est que la démission de Ben Gourion faisait partie d’un changement de méthode pour éliminer l’obstacle Kennedy. Ben Gourion confia le problème aux sionistes les plus durs qui avaient toujours prôné l’assassinat et le terrorisme, ceux qu’il avait marginalisés en 1948 mais qui étaient de retour dans l’arène politique et le poussaient depuis sa droite. Il démissionna à la fois pour laisser la main aux assassins, et pour préserver sa place dans l’Histoire au cas où les choses tourneraient mal.
Il faut bien comprendre la situation de Ben Gourion : l’Égypte, l’Irak et la Syrie venaient de former la République arabe unie et proclamaient la « libération de la Palestine » comme l’un de ses objectifs. Ben Gourion écrivit à Kennedy que, tels qu’il connaissait les Arabes, « ils sont capables de suivre l’exemple des nazis ». Prétendre qu’il ne s’agissait là que de rhétorique serait méconnaître l’importance de l’Holocauste dans la psychologie juive. Aux yeux de Ben Gourion, les Arabes ne comprenaient que la force, et la nécessité pour Israël de disposer de la dissuasion nucléaire n’était pas négociable.
La doctrine nucléaire israélienne n’a d’ailleurs pas changé. Elle a deux faces complémentaires : la bombe atomique pour Israël, pas de bombe atomique pour les Arabes ou les Iraniens. Quiconque s’oppose à l’un de ces deux principes stratégiques menace l’existence d’Israël et doit être éliminé. Ronen Bergman donne de nombreux exemples dans son livre Lève-toi et tue le premier. L’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël (2019). Voici un extrait de la façon d’agir de Meir Dagan, nommé par Ariel Sharon au Mossad en 2002 pour « perturber le projet d’armes nucléaires iranien, que les deux hommes considéraient comme une menace existentielle pour Israël » :
« Dagan agit de plusieurs manières pour accomplir cette tâche. Le moyen le plus difficile, mais aussi le plus efficace, pensait Dagan, était d’identifier les principaux scientifiques iraniens en matière de technologie nucléaire et de missiles, de les localiser et de les tuer. Le Mossad identifia quinze de ces cibles, et réussit à en éliminer six. » [Ronen Bergman, Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, John Murray, 2019, p. 3]]
Ben Gourion confia donc le problème Kennedy à ceux qui avaient toujours eu recours à ces méthodes anciennes et éprouvées. Yitzhak Shamir fut peut-être en charge de l’opération. Mis au ban par Ben Gourion après l’assassinat en 1948 du médiateur de l’ONU, le comte Folke Bernadotte, Shamir avait été autorisé à réintégrer le Mossad en 1955, où il avait formé une équipe spécialisée dans l’assassinat avec d’anciens membres du Léhi (ou Stern Gang). Cette unité fut active jusqu’en 1964, l’année qui suivit l’assassinat de JFK. Il a mené environ 147 attentats contre des ennemis présumés d’Israël, ciblant particulièrement « les scientifiques allemands travaillant au développement de missiles et d’autres armes avancées pour l’Égypte » [27]. Comme je l’ai déjà signalé (ici), Yitzhak Shamir justifiait ses méthodes par la Torah, « dont la moralité surpasse celle de tout autre corps de lois dans le monde ». Un tel psychopathe biblique n’aurait eu aucun scrupule à assassiner Kennedy. Yitzhak Shamir deviendra Premier ministre en 1983, juste après Menahem Begin, un autre terroriste responsable de l’attentat à la bombe contre l’hôtel King David en 1946. De toute évidence, l’assassinat de Kennedy a profondément changé non seulement l’Amérique, mais aussi Israël. En réalité, aucune mort n’a eu un effet aussi profond sur l’histoire du monde que celle de Kennedy.
Abraham Feinberg
Le problème Kennedy avait une autre dimension que, dans mon scénario, Columbo découvrirait en empruntant le livre The Samson Option de Seymour Hersh dans sa bibliothèque locale. Il y apprendrait qu’en 1960, Kennedy avait été approché par le financier sioniste Abraham Feinberg, dont la mission, écrit Hersh, était « d’assurer le soutien continu du Parti démocrate à Israël » (en d’autres termes, acheter des candidats démocrates). Après la nomination de Kennedy par les démocrates, Feinberg organisa une rencontre entre le candidat et un groupe de donateurs juifs dans son appartement new-yorkais. Le message de Feinberg était, selon ce que Kennedy rapporta à Charles Bartlett : « Nous savons que votre campagne est en difficulté. Nous sommes prêts à payer vos factures si vous nous laissez contrôler votre politique au Moyen-Orient. » Kennedy fut profondément choqué et décida que « s’il parvenait un jour à devenir président, il ferait quelque chose à ce sujet » [28]. Entre-temps, il empocha 500 000 dollars juifs et récolta 80 pour cent des votes juifs. Une fois au pouvoir, il fit de Myer (Mike) Feldman son conseiller pour le Moyen-Orient. Selon Alan Hart, « c’était une dette politique qui devait être payée. La nomination de Feldman était l’une des conditions du financement de la campagne par Feinberg et ses associés » [29]. Kennedy savait que Feldman était un espion israélien à la Maison-Blanche. « J’imagine que Mike organise une réunion des sionistes dans la salle du cabinet », a-t-il dit un jour à Charles Bartlett [30]. Kennedy pensait peut-être qu’il y avait un avantage à savoir qui l’espionnait, mais il sous-estimait probablement l’ampleur de l’espionnage israélien dans la Maison-Blanche. Il sous-estimait également à quel point Feinberg et ses amis sionistes le tenaient pour redevable.
Kennedy n’a jamais cédé sa politique au Moyen-Orient à Israël. L’ancien diplomate américain Richard Curtiss fait remarquer dans son livre A Changing Image : American Perceptions of the Arab-Israeli Dispute : « Il est surprenant de voir, avec le recul, qu’à partir du moment où Kennedy est entré en fonction en tant que candidat d’un parti fortement dépendant du soutien juif, il a commencé à […] développer de nouvelles et bonnes relations personnelles avec des dirigeants arabes. » [31] Le paradoxe n’échappait pas à Feinberg. Kennedy devait être puni. Compte tenu de la circonstance aggravante de la politique d’apaisement de son père pendant la Seconde Guerre mondiale, une punition biblique s’imposait.
Feinberg était une figure puissante à laquelle les chercheurs sur l’assassinat de JFK devraient accorder davantage d’attention. Fondateur de l’organisme de levée de fonds Americans for Haganah, il était aussi profondément impliqué dans le réseau israélien de contrebande d’armes aux États-Unis, dont Jack Ruby avait fait partie. Dans les années 1950 et 1960, outre la création de l’AIPAC, il était activement impliqué dans la quête israélienne de la bombe nucléaire [32]. C’est Feinberg qui organisa la seule rencontre entre Ben Gourion et Kennedy, à New York le 30 mai 1961, lorsque Ben Gourion supplia pour la première fois Kennedy de détourner son regard de Dimona [33]. Commentant cette réunion, Feinberg déclara à Hersh que Ben Gourion n’éprouvait que mépris pour Kennedy, et avait une haine viscérale pour son père [34]. Il faut également noter que Feinberg avait collecté des fonds pour Johnson depuis sa première élection volée au Sénat en 1948 [35].
Le scénario du complot piraté
Revenons à la contradiction interne de la théorie de la CIA, c’est-à-dire à l’échec du prétendu plan de la CIA visant à déclencher l’invasion de Cuba. John Newman, officier retraité de l’armée américaine et professeur de sciences politiques, a pensé à une solution. Dans un épilogue ajouté à l’édition 2008 de son livre Oswald and the CIA originellement publié en 1995, Newman explique que le véritable objectif du costume communiste taillé pour Oswald n’était pas de déclencher l’invasion de Cuba, mais de créer un prétexte de « sécurité nationale » que Johnson utiliserait pour étouffer toutes les enquêtes et intimider les responsables gouvernementaux, les médias et jusqu’à l’Américain moyen, afin de faire accepter la théorie du tireur solitaire pour ne pas déclencher une guerre nucléaire mondiale. Les connexions communistes d’Oswald ont fait la une des journaux juste assez longtemps pour faire paniquer tout le monde, puis le gouvernement a offert le salut à une nation reconnaissante : faites semblant de croire qu’Oswald a agi seul, sinon les Soviétiques vous feront Hiroshima. Cela a parfaitement fonctionné, car c’était le plan A et non le plan B.
L’analyse de Newman constitue une notable amélioration de la théorie de la CIA. Mais elle ne résout pas le problème. Puisque Newman croit qu’il s’agissait d’un plan de la CIA, et plus précisément du plan d’Angleton, cela soulève la question de savoir pourquoi la CIA aurait mis en place un plan qui les priverait d’un prétexte facile pour envahir Cuba. Il faut également considérer qu’Angleton a défendu la théorie du complot communiste toute sa vie. Lorsque l’officier du KGB Yuri Nosenko a fait défection aux États-Unis en 1964 et a prétendu savoir avec certitude que les Soviétiques n’avaient rien à voir avec l’assassinat de John F. Kennedy, Angleton était déterminé à prouver qu’il mentait et l’a gardé en détention sous privation et interrogatoire intense pendant 1 277 jours. Il n’a pas réussi à briser sa volonté et Nosenko a finalement reçu les excuses du gouvernement américain. Mais Angleton est resté fidèle à sa théorie du KGB et est la principale source du livre d’Edward Jay Epstein, Legend : The Secret World of Lee Harvey Oswald (1978), qui rejetait la faute sur le KGB [36].
Angleton défendait-il cette théorie afin de maintenir les Américains dans la peur d’une guerre atomique s’ils ne continuaient pas d’avaler la théorie du tueur solitaire ? C’est possible, mais cela ne ressemble pas à Angleton qui, selon tous les témoignages, était véritablement obsédé par l’importance de blâmer les Soviétiques pour tous les maux de la Terre. Je pense qu’il est plus probable qu’Angleton ait été amené à croire, dès le début, que son plan conduirait à une invasion de Cuba, à une répression contre les sympathisants communistes, et peut-être à une Troisième Guerre mondiale.
Cela nous amène à émettre l’hypothèse qu’il existait en réalité deux plans distincts, l’un incorporant l’autre. Angleton, ainsi que Howard Hunt et quelques autres officiers de la CIA qui s’occupaient des exilés cubains, suivaient un plan qui consistait notamment à blâmer Castro pour l’assassinat de Kennedy. Mais ils ont été doublés par un autre groupe de conspirateurs, qui ne cherchaient pas à renverser Castro et ne s’intéressaient même pas à l’Amérique latine, mais avaient d’autres préoccupations. Ce groupe a surveillé et probablement même inspiré le plan de la CIA, mais l’a détourné de son objectif initial. Ils supervisaient l’ensemble du projet d’un point de vue plus élevé, tandis que les conspirateurs de la CIA n’en voyaient qu’une partie, bien qu’ils pensaient tout voir.
En allant plus loin, certains ont émis l’hypothèse que le plan de la CIA ne prévoyait pas un véritable assassinat, mais seulement une tentative ratée, destinée non pas à tuer Kennedy mais à exercer sur lui une pression irrésistible pour qu’il engage des représailles contre à Cuba. Dans cette hypothèse, le plan inoffensif de la CIA a été utilisé et modifié par un groupe qui voulait éliminer Kennedy et mettre Johnson à son poste.
Dans Final Judgment, Michael Piper mentionne plusieurs chercheurs qui ont évoqué cette possibilité que la CIA se soit trouvée complice d’un assassinat commis par un tiers et n’ait eu d’autre choix que de couvrir l’ensemble du complot afin de couvrir la part qu’elle y avait prise [37]. Dès 1968, un auteur écrivant sous le pseudonyme de James Hepburn faisait allusion de manière énigmatique à cette idée dans L’Amérique brûle – un livre qui mérite d’être lu, bien informé et perspicace sur la politique de Kennedy. « Le plan, écrit Hepburn, consistait à influencer l’opinion publique en simulant une attaque contre le président Kennedy, dont la politique de coexistence avec les communistes méritait une réprimande ». Puisque les choses ne se sont pas déroulées selon « le plan », cela implique qu’il y avait un plan au-dessus du plan, une conspiration tissée autour de la conspiration [38].
Dick Russell, le récent biographe de RFK Jr., avait réfléchi à la possibilité d’un tel complot dans le complot dans The Man Who Knew Too Much (1992), en se basant sur le témoignage de Gerry Patrick Hemming, un agent de la CIA qui avait entraîné des exilés cubains anti-Castro en Floride et a croisé la route d’Oswald en 1959. Hemming a déclaré à Russell : « Il y avait une troisième force – à peu près en dehors des canaux de la CIA, en dehors de notre propre opération privée dans les [Florida] Keys – qui faisait toutes sortes de conneries, et ce, tout au long de 1963. » Selon Russell, Gerry Patrick Hemming « soutient que certains des exilés qui pensaient connaître la partition en 1963 sont aujourd’hui convaincus qu’ils étaient utilisés. […] Ils ont mordu à l’hameçon » [39].
Piper a également attiré l’attention sur un livre écrit par Gary Wean, ancien détective de la police de Los Angeles, intitulé There is a Fish in the Courtroom (1987, deuxième édition 1996) [40]. Wean prétend avoir été informé de source sûre que la CIA a été entraînée dans le complot en croyant participer à une simulation d’attentat ratée, mais a été doublée par un autre groupe. Wean identifie ce groupe comme la Mishpucka – le nom que les gangsters juifs donne à leur organisation criminelle ethnique (le mot signifie « la famille » en yiddish). Wean a beaucoup à dire sur les liens de la Mishpucka avec l’État profond israélien.
Écrivant en 1987, Wean ne voyait d’autre mobile à la Mishpucka que l’argent que Kennedy leur ferait perdre en mettant fin à la guerre froide. JFK a été tué parce qu’il « était sur le point de négocier la paix mondiale », et c’était mauvais pour les affaires. Nous savons aujourd’hui qu’Israël avait un besoin plus précis et plus urgent d’éliminer Kennedy.
Tout bien considéré, je trouve que le scénario d’un projet d’assassinat manqué organisé par la CIA et transformé en un véritable assassinat par Israël n’est pas tout à fait satisfaisant, pour la raison suivante : un tel plan de la CIA était voué à l’échec, car Kennedy n’aurait pas été dupe. Il aurait su que Castro n’y était pour rien et il n’aurait pas cédé à la pression. Au contraire, il aurait demandé à son frère de mener une enquête approfondie et aurait découvert qu’Oswald était un pion de la CIA. Sa vengeance se serait retournée contre la CIA, pas contre Castro. Peut-être qu’Angleton était assez fou pour penser qu’il aurait pu manipuler Kennedy et s’en tirer sans problème. Mais il était aussi assez fou pour vouloir assassiner Kennedy pour de vrai.
Quoi qu’il en soit, le scénario le plus probable, à mon avis, est qu’Angleton ait été encouragé ou convaincu, directement ou indirectement par ses « amis » du Mossad et par Johnson, d’organiser l’embuscade de Dallas, ou d’y contribuer, avec peut-être, l’aide de Hunt et de quelques exilés cubains, sans oublier les services secrets (même si la participation de ces derniers au crime a plutôt été supervisée par Johnson).
Pourquoi Israël avait-elle besoin de détourner une opération de la CIA, plutôt que mener sa propre opération indépendamment ? Tout simplement, comme je l’ai dit, parce qu’Israël avait besoin que la CIA soit si profondément compromise que l’ensemble du gouvernement américain soit tenu de garder le secret sur toute cette affaire. Ils avaient besoin de la CIA non pas tant pour préparer la scène de l’attentat que pour la nettoyer ensuite et dissimuler leur crime. Ils avaient également besoin de preuves de l’implication de la CIA en tant que limited hangout pour orienter les sceptiques dans cette direction – une stratégie qui a connu un tel succès que la théorie de la CIA est désormais mainstream.
Ce scénario est similaire à celui que j’ai théorisé pour le 11 Septembre (ici), et je crois qu’il s’agit du principe opérationnel favori des Israéliens.