L’ennemi désigné après les attentats du 11 Septembre, c’est le terrorisme islamiste, le premier terme de cette expression étant progressivement devenu synonyme du second, l’islamisme ne pouvant s’exprimer d’une autre manière que par la violence, associée à la volonté de conquête. Dès lors, difficile de parler d’islam en France sans que les positions s’arc-boutent, d’autant que cette image déplorable de la religion musulmane est entretenue avec le plus grand soin par ceux-là mêmes qui prétendent la combattre. Les musulmans sont présents sur tous les continents et sont implantés en Europe depuis des siècles (dans les Balkans). Aussi, une question se pose : l’islam n’est-il rien d’autre que la religion des Arabes ?
Dans le courant du XXe siècle, on compte quelques intellectuels français qui se sont intéressés à l’islam de manière non politique, comme René Guénon, Henri Corbin ou même Louis Massignon. La question de l’islam politique s’est finalement imposée comme essentielle dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les conséquences de la création de l’État d’Israël en 1948, la guerre d’Algérie, la révolution iranienne en 1979 sont autant d’épisodes liés à l’influence occidentale sur des terres peuplées de musulmans. Cependant, l’un des tournants majeurs est certainement la guerre d’Afghanistan, de 1979 à 1989, durant laquelle la CIA, cherchant à contrecarrer l’avancée soviétique, finança la formation des moudjahidines avec l’aide de l’Arabie saoudite qui en profita pour y infuser le salafisme.
Si l’on prend une métaphore mécanique pour comprendre le rôle attribué à l’islam en Occident à partir des années 2000, on pourrait voir l’islamisme comme un accélérateur d’une politique visant à créer une situation d’instabilité dans les pays occidentaux, et en particulier en France, où la politique migratoire digne des « sociétés ouvertes » a été le carburant nécessaire pour la combustion de l’unité nationale. Dans ce système, les attentats islamistes ont joué le rôle de l’embrayage qui permettait de passer à la vitesse supérieure. Après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, et les nombreuses autres attaques sur le sol français et européen, la destruction des musulmans de Palestine par Israël pouvait être présentée, par les thuriféraires du régime de Tel-Aviv, comme une réponse à l’impérialisme islamiste, au « fascislamisme » – néologisme absurde de BHL – au nazisme musulman enfin, puisque Nethanyahou ira jusqu’à déclarer, lors du 37e Congrès de l’Organisation sioniste mondiale qui s’est tenu à Jérusalem du 20 au 22 octobre 2015, que la responsabilité de la Shoah reposait sur le mufti de Jérusalem qui aurait suggéré à Hitler de « brûler » les juifs d’Europe afin qu’ils ne viennent pas se réfugier en Palestine [1].
La politique expansionniste de l’État d’Israël peut compter sur ses relais en France pour justifier son projet en se prévalant d’une lutte de la civilisation occidentale contre les invasions barbares. Éric Zemmour va jusqu’à écrire, par exemple, que Saint Louis était un roi juif et qu’il n’a expulsé les juifs du royaume que par admiration pour le concept de peuple élu, concept qu’il souhaitait dorénavant détourner au profit du peuple franc [2]. Dans ce récit de civilisation, l’islam est essentiel, même si le discours médiatique maintient une distinction hypocrite entre « islamisme » et islam.
« Tous les musulmans ne sont bien entendus pas des terroristes mais en revanche tous les terroristes sont musulmans. L’islam doit se poser des questions dont l’islamisme se développe en son sein. Quand une religion voit proliférer à l’intérieur de sa communauté des gens qui… pic.twitter.com/VKIA8fVrXo
— Haziza Frédéric (@frhaz) January 12, 2025
Il faut donc commencer par une chose : l’islam est-il au service des Arabes comme la Torah est au service des Juifs ? Faut-il penser que le Coran est destiné à une interprétation tribale de la révélation ?
1. Lectures profanes, textes sacrés
L’arabe est une langue synthétique, le français, une langue analytique. Il est impossible de traduire en français certaines tournures de l’arabe sans en réduire la portée. Pour exemple, le mot ‘Aql (عقل) est traduit parfois en français par intellect, mais le plus souvent par raison, ce qui est une erreur majeure, puisque le ‘Aql désigne une faculté intellective supérieure à la raison. L’islamologue français d’origine iranienne, M. Amir-Moezzi propose par exemple de traduire ce terme par « hiéro-intelligence ». Quoi qu’il en soit, cette confusion autour de la raison ne vient pas uniquement des Occidentaux. L’islam a largement été influencé par la philosophie grecque, surtout sous les Abbassides, et de nombreux savants musulmans d’aujourd’hui pensent le ‘Aql comme une forme de raison, proche de celle que concevaient les Lumières.
Sans entrer plus avant dans ce genre de considérations, restons sur une approche simple et « politique », telles qu’elle forme l’alpha et l’oméga de la pensée moderne, que ce soit chez les contempteurs occidentaux de l’islam ou chez les fanatiques et les idiots utiles de l’islam dévoyé.
Sur les 114 sourates que contient le Coran, 113 commencent par le nom du Miséricordieux. Or quand un « intellectuel » d’aujourd’hui parle du Coran, le mot qui vient en premier, c’est la violence. Michel Onfray a lu le Coran, du moins la traduction, ce qui lui fait au moins un point commun avec le salafiste de base, mais ce n’est pas le seul, nous le verrons. Prenons le temps de regarder quelques versets caractéristiques de cette violence et essayons d’en dégager quelques enseignements.
Parmi les passages coraniques qui furent cités par les plus enragés des djihadistes lorsqu’ils commettaient des actes abominables, souvent sur des musulmans, il y a le verset 33 de la sourate 5 (Al Ma’ida – La table servie) : « La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposés, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment. » [3]
On se réfèrera avec profit à l’analyse détaillée qu’a produite l’islamologue Moreno al Ajamî qui s’appuie sur une méthode très raisonnable pour dégager une signification des versets les plus malmenés [4]. En substance, il montre que ce verset fait référence à un épisode que l’on retrouve dans la Bible : au Xe siècle avant Jésus-Christ, Jeroboam, qui était au service du roi Salomon, en vient à craindre pour sa vie et s’enfuit en Égypte où il trouve refuge auprès de Shishak, identifié comme le Pharaon Sheshonq Ier, fondateur de la XXIIe dynastie et ayant régné de 943 à 922 avant Jésus-Christ. À la mort de Salomon, Jeroboam retourne à Canaan où il entre en conflit avec le nouveau roi Roboam, fils de Salomon. Un schisme se produit en 928 avant notre ère entre les douze tribus : dix tribus suivirent le roi Jéroboam, et fondèrent le royaume d’Israël, mettant ainsi fin à l’État hébreu de David et Salomon. Les deux autres tribus, celles de Juda et de Benjamin, suivirent Roboam à Jérusalem dans ce que l’on nomma le royaume de Juda. Jeroboam fit réaliser deux veaux d’or qu’il présenta à son peuple en leur enjoignant de les adorer. En 926 ou 925 avant notre ère, le roi d’Égypte nommé « Shishak » entra en Canaan, ravagea plusieurs villes et s’empara, d’après le livre des Rois, de « tous les boucliers en or que Salomon avait faits » [5]. De fait, le récit de la campagne militaire de Sheshonq Ier en Canaan a été gravé sur le mur du temple d’Amon à Karnak.
Ainsi, le verset du Coran décrit le châtiment subit par les « enfants d’Israël » mentionnés dans le verset précédent (Al-Ma’ida 5:32) pour avoir commis des « excès sur la terre » : ils furent tués, ou crucifiés, ou mutilés ou expulsés du pays par les armées du pharaon. Ils se sont détournés de Dieu et se sont eux-mêmes livrés à la vindicte des hommes. Interpréter ce verset comme une licence divine pour la cruauté, c’est l’exact illustration de ce proverbe chinois : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
Autre passage souvent cité pour dénoncer la violence du Coran, le verset 34 de la sourate 4 (An-Nisa’ – les femmes) et notamment l’extrait suivant : « Quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, faites lit à part, et frappez les… ». Le verbe arabe, traduit aujourd’hui de manière systématique par frapper, est le verbe daraba ( َض َرب ). En arabe ancien, ce verbe possède une quarantaine de significations différentes et il est utilisé à de nombreuses reprises dans le Coran mais très rarement avec le sens de frapper. Par ailleurs, le verset suivant invite les époux en désaccord à avoir recours à un arbitre afin de favoriser la réconciliation. Tout indique que le sens du verbe daraba est ici « s’éloigner » et non frapper [6]
Pourquoi les Arabes ont-ils compris qu’il fallait frapper les femmes et non s’éloigner d’elles, alors même que le prophète de l’islam n’a jamais frappé aucune de ses épouses ? Pour une raison simple : les Arabes ont une vision tribale du prophète et du Coran. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’un prophète arabe et d’un livre arabe, avant d’être une révélation divine.
Dernier exemple, celui du verset très connu concernant le châtiment réservé aux voleurs. Le verset 38 de la sourate 5 (Al Ma’ida) est ainsi traduit : « Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez la main, en punition de ce qu’ils se sont acquis, et comme châtiment de la part d’Allah. Allah est Puissant et Sage. » Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce verset n’a pas donné lieu à une application régulière et indiscutée car il posait un certain nombre de problèmes pratiques. En réalité, sa traduction est aussi fautive que sa compréhension par les locuteurs arabes eux-mêmes. En effet, le verset utilise le mot main au pluriel suivi du possessif « leurs » (ايديهما). Or en arabe, le pluriel ne commence qu’à partir de trois puisque pour désigner deux éléments, on utilise le duel. Ainsi, cela signifierait qu’il faudrait couper à chacun d’eux (le voleur et la voleuse) trois mains, ce qui est bien sûr absurde. C’est ce constat qui amène M. al Ajami à traduire ce verset ainsi : « Le voleur et la voleuse, réduisez leur puissance en rétribution de ce qu’ils auront tous deux acquis. » [7] D’un verset qui condamne l’accumulation et la rétention du capital favorisant la pauvreté, on a fait un verset qui pouvait s’abattre sur le misérable condamné à voler, potentiellement à cause d’une mauvaise répartition de la richesse. L’inversion est complète.
2. « Nul n’est prophète en son pays »
Ces quelques éléments permettent de rappeler que, si le Coran est la source du savoir en islam, son interprétation nécessite un accompagnement. Nombre d’éléments fondamentaux de la religion sont cités dans le Coran sans les détails nécessaires à leur réalisation pratique, à commencer par les prières quotidiennes qui ne sont décrites en détail que par les hadiths.
Cet état de fait mène à deux questions fondamentales : comment interpréter un texte dont la valeur symbolique détient en elle-même des significations accessibles à tous (mais même dans ce champ de compréhension, les exemples des versets cités précédemment montrent que, sur des questions concrètes, l’interprétation commune peut renverser complètement le sens du texte originel) et des sens qui sont de l’ordre des « grands mystères » ?
La deuxième question concerne le porteur de la Révélation. Dans l’islam, le prophète Muhammad transmet le message divin, compilé dans le Coran, et explicite son contenu. Explicitations qui sont rapportées par les hadiths qui constituent la sunna. Par conséquent, la solidité de cet édifice repose sur la confiance des musulmans envers l’impeccabilité du messager.
Il y a déjà quelques années de cela, le polémiste algérien Aldo Sterone, qui prend bien soin de préciser qu’il n’est ni sunnite, ni chiite, revenait sur les bases islamiques enseignées dans les écoles algériennes [8]. Au-delà des critiques, très nombreuses, que l’on peut émettre par ailleurs sur ce bloggeur, il s’interrogeait sur la différence qui existe entre les deux grandes écoles de l’islam concernant cette impeccabilité du prophète. Il cite ainsi la sourate 80 (‘Abasa – Il s’est renfrogné) : le verset mentionne une personne qui a dédaigné un pauvre homme, mais sans nommer celui qui est à l’origine de cette attitude hautaine. Pour les savants sunnites, celui qui s’est « renfrogné » et s’est détourné d’un aveugle (ibn Umm Maktum) venu le questionner est le prophète lui-même. Pour les savants chiites, l’impeccabilité du prophète rend impossible cette interprétation et attribuent l’acte à un membre des banu Umayyah (qui fonderont plus tard la dynastie des Omeyyades). Cette divergence, qui pourrait paraître secondaire, prend une tournure bien plus déterminante si l’on observe les événements qui se sont déroulés juste avant la mort du prophète, et à plus forte raison après sa mort. En effet, il existe un épisode attesté par l’histoire islamique officielle qui permet de saisir les enjeux de l’impeccabilité ou non du prophète. Ainsi, alors que ce dernier agonisait sur son lit, il s’adressa aux compagnons qui l’entouraient en leur demandant de lui apporter de quoi écrire afin qu’il leur transmette une dernière instruction qui préserverait la communauté des croyants de l’erreur après sa mort. Or, Omar ibn al-Khattab, celui qui devait devenir le deuxième calife, s’opposa à ce que l’on accède à la demande du prophète en affirmant que ce dernier était en train de délirer et que le Coran suffisait amplement à la communauté des croyants. S’ensuivit une dispute parmi les compagnons présents à laquelle le prophète mis fin en leur demandant de se retirer [9].
Cet épisode est désigné sous l’expression de « calamité du jeudi » dans les sources islamiques. Et en effet, cette dispute qui a éclaté en présence du prophète agonisant n’a jamais été réglée. Les sunnites ont par la suite justifié l’attitude d’Omar en expliquant qu’il souhaitait simplement épargné des efforts supplémentaires à un mourant, les chiites y voient le refus d’Omar et de ses partisans de laisser le prophète nommer son successeur en la personne d’Ali ibn Abi Talib. Mais en parlant de « délire », on laissait planer un doute considérable : si le prophète de Dieu, tel qu’il était théoriquement reconnu par l’ensemble de la communauté musulmane (puisque l’attestation de la foi musulmane contient le témoignage de l’unicité divine et de l’authenticité du messager) pouvait délirer, à partir de quand cette possibilité devait-elle être envisagée ? Cela peut-il s’étendre à d’autres paroles du prophète ? Pire, à la Révélation elle-même ? Il ne s’agit donc pas d’une question secondaire et la querelle qui est née alors brûle encore aujourd’hui. Il faut savoir que les chiites et les sunnites s’appuient sur deux hadiths, ou plutôt deux versions d’un même hadith, pour trancher cette question. La première version, celle sur laquelle les chiites fondent leur affirmation, est reconnue par les deux écoles puisqu’elle se trouve dans les sources sunnites les plus importantes. C’est le hadith dit al-Thaqalayn (les deux trésors), que le prophète a prononcé à plusieurs reprises, mais dont la version la plus souvent mise en avant est celle énoncée lors du pèlerinage d’adieu au moment d’une étape sur la route du hajj reliant Médine à La Mecque, dans le lieu-dit Ghadir Khumm situé près d’un point d’eau. Dans cette région désertique, sous un soleil de plomb, il tint un célèbre discours devant la communauté islamique rassemblée autour de lui, dont le passage suivant constitue la conclusion :
« Il semble que j’ai été appelé et que je vais répondre (à cet appel divin). En vérité, je laisse parmi vous deux choses précieuses, l’une étant plus grande que l’autre : le Livre d’Allah et ma famille, mes Ahl al Bayt (َ أَهْلبَيْتِي). Regardez bien comment vous me remplacerez à leur sujet, car ces deux-là ne se sépareront jamais jusqu’à ce qu’ils me rejoignent au Bassin (du Paradis). »… Puis il a pris la main d’Ali et a dit : « Celui dont je suis le maître, voici son maître. Ô Allah, aime ceux qui l’aiment et sois l’ennemi de ceux qui lui sont ennemis. » [10]
L’authenticité de ce récit n’est donc pas remise en question mais l’interprétation sunnite en minimise la portée (ce qui interroge une fois de plus sur l’importance accordée à la parole du Prophète) et met en avant une autre version de ce hadith dans laquelle « ma famille » est remplacée par « ma sunna » (سنتي) [11]. Les savants sunnites sont pourtant très critiques envers les rapporteurs de cette version du hadith car ils ne sont pas considérés comme fiables. D’aucuns précisent d’ailleurs qu’une confusion a été possible entre deux mots que l’ont ne peut différencier lorsque les points diacritiques sont absents, ce qui était courant dans l’écriture arabe des premiers siècles de l’islam. Ainsi, sans les points, la confusion entre سنتي (ma sunna) et نسبي (ma lignée) devient possible. De surcroit, cette version pose un autre problème puisque l’interdiction de la compilation des hadiths a été promulguée sous le premier calife, Abu Bakr et fut maintenue jusqu’au calife Omar II (calife de 717 à 720 du calendrier chrétien) [12].
3. Mu’awiya avant Machiavel
Dans l’histoire officielle de l’islam, après la mort du prophète établie généralement en l’an 10 de l’hégire, soit l’année 632 du calendrier chrétien, quatre califes dits « bien dirigés » se succédèrent à la tête de la Oumma jusqu’en 66 de l’hégire (661), date de l’assassinat du quatrième calife Ali. La séquence qui s’ensuit est considérée comme une période trouble, marquée par les dissensions et les conflits, cela jusqu’à ce que la dynastie des Omeyyades asseye définitivement son pouvoir. En réalité, les troubles ont commencé bien avant et le clan des banu Umayyah, issu de la tribu des Quraysh, y joua un rôle déterminant. Le premier membre du clan des banu Umayyah à parvenir au pouvoir après la mort du prophète est Uthman qui fut calife de 644 à 656 du calendrier chrétien. Uthman eut une conception très clanique de son califat et plaça les membres de sa famille à des postes clés du pouvoir. Cette attitude couplée à l’utilisation des fonds du trésor de la Oumma pour gratifier les Omeyyades suscita des mécontentements, en particulier en Égypte où les musulmans se soulevèrent contre son pouvoir. Uthman fut finalement assassiné en l’an 35 de l’hégire (656 de notre ère) et ceux qui l’avaient désigné comme calife se tournèrent vers Ali pour lui en confier la charge. Cela marque ce que l’on nomme la Grande Discorde ou Première Fitna durant laquelle les musulmans se divisent entre sunnites, chiites et kharidjites. Si les kharidjites sont bien apparus au moment du conflit qui opposa Ali à Mu’awiya, les tensions entre sunnites et chiites étaient antérieures, même si les termes pour désigner ces deux camps n’étaient pas encore définis.
Mu’awiya était le fils d’Abu Sufyan, du clan des banu Umayyah qui fut un ennemi acharné du prophète jusqu’à sa conversion en 630 après la conquête de la Mecque par Muhammad. L’islam remettait en cause la position sociale du clan omeyyade et Abu Sufyan prit rapidement la tête de la lutte contre la nouvelle religion, en particulier après la défaite subie par les Mecquois polythéistes à la bataille de Badr en 624. Après la conversion à l’islam du clan omeyyade, ses membres reçurent l’amnistie et on leur confia des postes importants ; leur influence politique s’accrut. Lorsque Uthman devient calife en 644, son neveu Mu’awiya est déjà gouverneur de Syrie et contrôle la Palestine. Mu’awiya, homme politique très habile, parvient à manier les alliances pour défier Ali qu’il refuse de reconnaître comme Calife. Officiellement, Mu’awiya fonda son combat sur la nécessité de venger l’assassinat de son oncle Uthman. Lors de la bataille de Siffin, en 657, et alors qu’il était sur le point d’être défait, l’un des généraux de Mu’awiya, Amr ibn al-As, demanda à ses troupes de hisser des feuillets du Coran au bout des lances pour demander une conciliation avec Ali. Ce geste sema la confusion dans les troupes du calife qui fut contraint d’accepter un arbitrage à l’issue duquel il fut décidé que le califat ne devait revenir ni à Ali, ni à Mu’awiya. En rentrant en Syrie, ce dernier se fit proclamer « prince des croyants ». Une partie de l’armée d’Ali fit défection et les kharidjites entreprirent d’assassiner les trois protagonistes de l’arbitrage de Siffin : Ali, Mu’awiya, et l’un des arbitres, Amr ibn al-As. Ce dernier échappa à l’attentat, Mu’awiya fut blessé mais survécu. Seul Ali périt, frappé par une lame recouverte de poison alors qu’il était prosterné pour la prière matutinale, le 19 du mois de Ramadan en l’an 40 de l’hégire, soit le 26 janvier 661.
Après sa mort, Mu’awiya contraint le fils d’Ali, Hassan, à signer un traité dans lequel ce dernier renonçait au califat au profit de Mu’awiya qui, en échange, jurait de ne pas désigner de successeur. Hassan se retira à Médine où il mourut empoisonné en 670. À la mort de Mu’awiya, en 680, c’est son fils Yazid qui lui succède, en violation du traité signé par Mu’awiya et Hassan. Le frère de ce dernier, Hussein, refusa la nomination de Yazid qui passait par ailleurs pour un débauché, et se mit en route pour Koufa afin de rejoindre ses partisans qui lui garantissaient leur loyauté. Hussein et ses fidèles, soit 72 personnes dont les membres de sa famille, sont arrêtés dans la plaine de Karbala (située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de l’actuel Bagdad) à l’automne 680, par les armées de Yazid et sont taillés en pièce. Hussein est décapité et sa tête est amenée à Damas.
Dès l’accès au califat de Mu’awiya en 661, celui-ci ordonna que le nom de Ali soit maudit lors des prières du matin et du soir. Cette injonction fut effective jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Omar II qui mit fin à l’insulte quotidienne, en l’an 717. Pendant plus de cinquante ans, des confins de l’Asie centrale jusqu’à l’Afrique du nord, et plus tard, jusqu’à la péninsule ibérique, les émirs omeyyades insultaient et maudissaient celui que le prophète de l’islam avait désigné comme le « maître des croyants » lors du pèlerinage d’adieu à Ghadir Khumm [13]. Nous savons par ailleurs que Mu’awiya a financé la rédaction de hadiths dont l’objectif était de salir le nom d’Ali tout en s’attribuant pour lui-même et les membres de son clan des qualités illustres [14]. Une version arabe et ancienne du « salir et récupérer ».
Encore en 915, alors que les Abbassides sont au pouvoir, An-Nasai, l’auteur d’un des plus grands recueils de hadiths, fut battu à mort par la population de Damas qui lui reprochait d’avoir refusé de fabriquer un hadith affirmant la supériorité de Mu’awiya sur Ali.
Mu’awiya était un homme politique très avisé, au sens machiavélien du terme. Il a su user et abuser des influences et des tensions claniques pour retourner à maintes reprises des situations confuses et assurer à sa famille une assise dynastique remarquable. Les musulmans lui en savent d’ailleurs gré tant la critique de Mu’awiya demeure encore aujourd’hui pusillanime dans le monde sunnite majoritaire. Ali, qui fut l’homme de toutes les batailles, représentait une menace considérable pour les intérêts claniques. Aucun de ses ennemis n’a d’ailleurs jamais remis en cause sa valeur au combat : c’est même ce qui lui était implicitement reproché, dans la mesure où il avait été amené à tuer, en combat singulier ou dans le cours des batailles, nombre de personnages importants au sein des clans arabes. Ses partisans voyaient en lui un archétype chevaleresque, mais ses opposants ne percevaient que le danger d’un homme qui plaçait la révélation au dessus de toute chose.
L’idée que la conversion à l’islam des tribus arabes avait définitivement éteint leur désir de vengeance ne tient pas face à l’histoire. En réalité, la crise de la « première discorde » n’était que la continuation de la dispute qui s’était tenu devant le lit de mort du prophète. La désignation d’Ali comme « maître des croyants » fut présentée comme un simple magistère spirituel. D’ailleurs, Ali fut le conseiller privilégié des premiers califes et un grand nombre de confréries soufies font remonter leur silsila (chaîne initiatique) à Ali, qui avait lui-même tiré sa science du Prophète. Et c’est un état de fait dont bon nombre de musulmans se sont accommodés, considérant que le spirituel ne devait pas nécessairement prévaloir dans la conduite de la politique. Mais il y avait un autre problème : pour les Arabes qui voyaient s’ouvrir devant leurs yeux des horizons impériaux et des richesses sans limites, la préservation de ces intérêts gigantesques et nouveaux ne pouvaient s’inscrire qu’à l’intérieur de réflexes claniques dans lesquels ils évoluaient mais que le Coran dépassait. L’autorité des Ahl al Bayt (les gens de la Maison), affirmé dans le hadith de Ghadir Khumm, était placée en soutien de l’autorité coranique. Aussi fallait-il définir qui étaient ces Ahl al Bayt. Sans revenir sur les débats pluriséculaires qui agitent les musulmans au sujet de la désignation précise des membres des « gens de la Maison », disons seulement que dans chacune de ces définitions (chiite ou sunnite) se retrouvent au minimum, en plus du Prophète, quatre membres de sa famille : sa fille Fatima, son gendre Ali et ses deux petits-enfants Hassan et Hussein. Le hadith du Prophète, reconnu par tous les musulmans, averti la communauté islamique de sa responsabilité envers eux après sa mort. Or Ali a été assassiné, Hassan a été empoisonné, alors même qu’il avait renoncé au califat, Hussein a été massacré à Karbala. Quant à la fille du prophète, Fatima, le premier calife lui retira la terre de Fadek qui lui avait été donnée par son père. Alors que Abu Bakr venait d’être désigné comme le premier calife lors de la « consultation », il se rendit avec Omar jusqu’à la maison de Ali et Fatima pour obtenir le serment d’allégeance du gendre du prophète. Plusieurs sources rapportent qu’Omar aurait menacé d’incendier la maison d’Ali pour l’en faire sortir [15]. On trouve même chez l’historien Al Dhahabi le récit selon lequel Omar s’était introduit dans la maison de Fatima et lui donna un coup de pied si violent dans le ventre qu’elle en perdit l’enfant qu’elle portait [16]. Quoi qu’il en soit, elle est décédée peu de temps après et fut enterrée sans la présence d’Omar et Abu Bakr. Son lieu de sépulture est d’ailleurs inconnu.
Le sort des membres de la famille du prophète n’est pas dû aux chrétiens, aux juifs ou aux zoroastriens : ce sont les Arabes musulmans qui en sont responsables.
* * *
On comprend alors toutes les dérives du salafisme actuel qui ambitionne de revenir à l’islam pur en s’appuyant sur l’interprétation littérale des pieux ancêtres (al salaf al-salih) qui comprend les trois premières générations de musulmans. S’il y a eu une unité des musulmans autour du prophète, elle n’a pas attendu sa mort pour se déliter. La logique exclusive des salafistes conduit au takfirisme, c’est-à-dire la dénonciation de tout ce qui s’écarte du dogme tel qu’ils le définissent. Ainsi, pour ces « islamistes », le chiite est un ennemi bien plus grand que le sioniste. Cette perception n’est pas apparue au XXe siècle ; elle a prospéré sur le terreau haineux mis en place par les premiers Omeyyades, lui-même nourri par une conception tribale de la religion. D’où les liens en apparence contradictoires, mais en réalité si forts, entre l’islamisme et le sionisme. Ils se rejoignent sur la compréhension matérialiste et tribale de la divinité. Sous prétexte de croire en l’Absolu, ils excluent toute intercession entre l’homme et Dieu. Cela conduit les sionistes à ne plus attendre un quelconque Messie, qui a trop tardé. Pour les islamistes, c’est la détestation de ceux qui reconnaissent dans les « gens de la Maison » les détenteurs de la lieutenance divine sur Terre. Dans un cas comme dans l’autre, ils perçoivent la révélation comme une histoire morte dont ils veulent s’attribuer les reliques et les bénéfices matériels qu’ils peuvent en tirer. Plus généralement, il suffit de compter combien de pays musulmans mènent officiellement une politique contraire au sionisme : la liste n’est pas bien longue.
Les principaux caricaturistes du prophète ne sont pas des occidentaux libertaires devenus les idiots utiles du sionisme messianique, mais les tenants d’un islam dit « rigoriste » qui s’appuie religieusement parlant sur deux choses :
une interprétation tribale d’un livre sacré dont la portée universelle est pourtant fondamentale ;
un corpus de hadiths et de traditions juridiques (dont certaines inspirées de la Halaka) qui met en avant les aspects matériels d’une religiosité étroite tout en évacuant, par ignorance, les profondeurs métaphysiques du Coran.
Cette vision de l’islam est finalement bien utile en Occident, en particulier en France colonisée (par le bas et par le haut), car elle permet de réduire la révélation islamique à une religion d’Arabes. Empêchant toute compréhension, la caricature de l’islam est l’outil indispensable à la montée des tensions en n’offrant à la population française aucune autre perspective que celle d’un conflit de civilisation. L’esprit français, s’il existe encore, devrait pourtant permettre une vision plus intelligente et profonde de l’islam, plus indépendante, afin de ne pas tomber dans le piège de ceux qui l’érigent en contre modèle. Les musulmans français devraient, quant à eux, se demander pourquoi ils n’ont comme image de l’islam que des Chalghoumi vendus à la cause sioniste, des racailles analphabètes qui jurent sur le Coran (qu’ils ne savent pas lire), des gauchistes wokistes pour qui le voile islamique n’est qu’un accessoire de plus dans la grande marche des fiertés qui nous conduit vers l’abîme.
Si, comme le disait le Prophète, « l’islam est né expatrié et reviendra expatrié », il y a certainement une place, en France, pour une compréhension raisonnable de l’islam, à défaut de parvenir au supra-rationnel. Une compréhension délivrée des injonctions contradictoires d’un système politique asservi à une vision pathologique du monde.