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La démocratie et son spectacle

Singulier destin que celui de la démocratie : elle n’a jamais existé qu’aux marges de l’histoire, mais l’idée fausse que s’en fait le discours dominant sert de critère permettant de séparer le bon grain de l’ivraie : d’un côté les bons régimes, de l’autre les mauvais.

 

Que les États contemporains s’attribuent cette qualité prête à rire, tant la distance entre l’idéal proclamé et la réalité concrète est vertigineuse. Même si on concède des espaces de délibération, ils ne sont jamais le lieu où s’exerce le pouvoir politique : ni le vote des lois, ni leur application ne relèvent de procédures démocratiques. Dans les faits, ce que nous appelons démocratie consiste surtout à convoquer les électeurs pour leur demander de désigner des représentants ou des dirigeants.

Promu par les libéraux du XIXe siècle, le régime représentatif n’est pas la démocratie. Non seulement il ne lui ressemble pas, mais il a été conçu pour l’exclure. De Montesquieu à Constant en passant par les hommes de 89, rien n’est plus antidémocratique que le libéralisme politique classique. Son rejet horrifié de la démocratie vaut rejet de la souveraineté populaire : non seulement le peuple est inapte à gouverner, mais il est hors de question qu’il fasse ou ratifie les lois. Justifié par la théorie libérale, le régime représentatif instauré par la bourgeoisie est une oligarchie et non une démocratie. Seul le gouvernement du petit nombre, de cette élite éclairée chère à Montesquieu, est le garant de l’ordre social : telle est la doctrine.

Le libéralisme européen est si peu démocratique qu’il a fait bon ménage avec un esclavagisme massif, notamment aux États-Unis. Idole des libéraux, « Tocqueville célèbre comme lieu de la liberté un des rares pays du Nouveau Monde où règne et prospère l’esclavage-marchandise sur base raciale et dont, au moment du voyage du libéral français, le président est Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste d’une politique de déportation et de décimation des Peaux-Rouges », rappelle Domenico Losurdo dans son excellente Contre-histoire du libéralisme. On mesure alors l’écart abyssal entre les deux révolutions de la fin du XVIIIe siècle : horreur absolue pour Jefferson, le suffrage universel sans distinction de race est l’essence même de la République chère à Robespierre. Et s’il est au cœur de l’idéologie républicaine d’inspiration rousseauiste, il est totalement étranger au libéralisme.

Le véritable État républicain, pour Rousseau, est un État où le peuple constitué en corps politique exerce la souveraineté. Non que les citoyens détiennent le pouvoir exécutif, car c’est impossible dans les grands États modernes. Mais il doit exercer le pouvoir législatif, qui est l’essence même de la souveraineté. Un peuple libre est un peuple qui obéit à des lois qu’il a lui-même approuvées. Cette prérogative, il est inconcevable qu’il la cède à des représentants élus, car une loi qui n’est pas ratifiée expressément par le peuple n’est pas une loi. La république rousseauiste n’est donc pas une démocratie directe, dont Rousseau dit qu’elle convient davantage « à des dieux qu’à des hommes ». Ce n’est pas un État où le peuple lui-même rédige les textes législatifs, ce qui est impraticable. C’est une république plébéienne où les lois reçoivent explicitement l’approbation populaire.

Les régimes occidentaux s’attribuent cette dénomination, et pourtant ils ne sont ni des démocraties au sens courant, ni des républiques au sens rousseauiste. Alors que Rousseau précise que le citoyen d’une république est à la fois souverain et sujet, le citoyen des États modernes est le sujet d’un souverain qu’il n’est que fictivement. Car le pouvoir législatif est capté par les représentants qu’il a élus pour faire les lois à sa place. Dépossédé des attributs de la souveraineté, le peuple est soumis à des injonctions dont il est entendu qu’il les a voulues. N’a-t-il pas voté ? En participant au scrutin, n’a-t-il pas consenti d’avance à son résultat ? La suprême ruse de la démocratie bourgeoise, c’est qu’elle retourne le processus électoral contre la souveraineté du peuple : l’onction du suffrage fonde la légitimité d’un pouvoir qui n’est pas le sien, et auquel il obéit en croyant l’avoir choisi. Ayant lâché la proie pour l’ombre, il doit alors se contenter du spectacle dérisoire qui tient lieu de démocratie.

Car le corps électoral n’est pas le corps politique, et l’opération du vote dissimule sous l’apparence d’un choix démocratique la réalité de l’oligarchie. Il y a longtemps que les classes dominantes ont médité la leçon de Tocqueville : « Le suffrage universel ne me fait pas peur, les gens voteront comme on leur dira ». Lorsqu’elle idolâtre le formalisme électoral, la pensée contemporaine se laisse prendre dans les filets de cette mystification. Car la substitution du corps électoral au corps politique entraîne l’évanescence de la souveraineté. La dissolution des liens sociaux y est fictive, et les rapports de domination sortent indemnes de l’opération du suffrage. Censée permettre l’expression de la volonté générale, le parlementarisme bourgeois la soumet, de facto, aux pesanteurs d’une société inégale.

Dans les prétendues démocraties, la souveraineté populaire n’est affirmée que pour être dévoyée, et elle l’est doublement. À travers le mécanisme de la représentation, qui dépossède le simple citoyen au profit de la classe dirigeante. Mais aussi à travers une dépossession plus profonde qui tient aux rapports de classes. Car la société n’est pas composée d’individus dotés des attributs formels de la liberté et de l’égalité. C’est un tissu de relations concrètes entre des individus auxquels la division du travail assigne une place singulière. Elle est définie par des rapports sociaux qui s’ordonnent à la division entre possédants et non-possédants. Et les riches, parce qu’ils détiennent le capital, ont les moyens d’influer sur le pouvoir politique.

Toute politique est un champ de forces, mais sauf à demeurer dans l’abstraction, il faut répéter que les conditions matérielles d’existence entrent dans la définition du problème. La politique ne plane pas au-dessus de la société, et la dévolution du pouvoir n’est pas étrangère à la répartition des richesses. C’est pourquoi la démocratie demeure une illusion aussi longtemps que le riche côtoie le pauvre, et que l’inégalité de fait ruine l’égalité en droit. Prendre la politique au sérieux impose de voir dans la société un tout dans lequel l’appropriation privée des moyens de production n’est pas un élément anodin, mais le chiffre de son iniquité et la cause de ses contradictions.

Les élections approchent. C’est l’occasion de rappeler qu’en régime bourgeois, les conditions de la lutte sont toujours défavorables aux non-possédants. La politique n’est nulle part une scène transparente où les opinions sont équivalentes. La compétition pour le pouvoir est censée favoriser l’expression du suffrage populaire, mais elle est canalisée par les conditions réelles de son exercice. Louée par l’idéologie dominante, la diversité des opinions est passée au laminoir des moyens d’information dont la bourgeoisie contrôle l’usage. Les médias de masse sont les moyens de production de l’information, et la classe qui en détient la propriété oriente la production de cette information conformément à ses intérêts.

La « fabrique du consentement », comme dit Chomsky, est le ressort des oligarchies déguisées en démocraties. Prétendre que le monopole des moyens d’information est compatible avec la démocratie a autant de sens que de dire qu’elle est compatible avec l’esclavage. En choisissant la voie électorale, les progressistes cèdent au charme du formalisme démocratique. Il est naïf de croire que l’on peut transformer la société en obtenant une majorité parlementaire, comme si le débat démocratique pouvait accoucher de la « volonté générale » par la magie d’une libre discussion qui n’existe nulle part.

Avant de participer au combat politique, la pire des choses est de s’aveugler sur ses conditions objectives. Or dans les conditions fixées par la société capitaliste, la partie n’est pas loyale. Pour inverser le rapport de forces et assurer le succès de la transformation sociale, il faudra arracher les moyens de production des mains de la classe dominante. Mais cette opération est violente par nature, et elle suscitera des résistances. Si le terme de démocratie a un sens, c’est pour désigner ce processus de réappropriation. Tout le reste n’est que spectacle, écran de fumée, vision hallucinée.

Bruno Guigue

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31 Commentaires

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  • #2617255
    Le 13 décembre 2020 à 20:35 par anonymous19
    La démocratie et son spectacle

    Seul le gouvernement du petit nombre, de cette élite éclairée chère à Montesquieu, est le garant de l’ordre social : telle est la doctrine du parti communiste.

     

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  • #2617264
    Le 13 décembre 2020 à 20:50 par Norpois
    La démocratie et son spectacle

    Ce qui compte c’est que les représentants du peuple soient élus à la proportionnelle : il n’y a pas de démocratie représentative sans proportionnelle, un élève de 6ème le comprendrait mais ces idiots de Français ne le comprennent toujours pas, et cela depuis... 1958 ! Qu’est ce qu’ils trimballent... Il faut dire que les médias n’en parlent pratiquement jamais, sur ordre sioniste .

     

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  • #2617291
    Le 13 décembre 2020 à 21:23 par Riton
    La démocratie et son spectacle

    La 5éme "république" est une démocratie entièrement truquée par le scrutin majoritaire à deux tours . Un simple exemple : avec 20% des voix aux législatives le RN n’a que 1% députés (6 !) . Et ces imbéciles de Français trouvent cela très bien . Pas étonnant que le pays soit en pleine dégringolade .

     

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  • #2617398
    Le 14 décembre 2020 à 01:02 par Albert
    La démocratie et son spectacle

    « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » Discours du 7 septembre 1789 d’Emmanuel-Joseph Sieyes, abbé et membre éminent du club des Jacobins, rédacteur des textes fondateurs de la première république.

    Si une véritable démocratie est impossible à mettre en place pour les grands groupes humains, alors le processus de désignation de ses représentants doit être exemplaire. Les représentants choisis doivent notamment faire la preuve de leur indépendance vis-a-vis des puissances pré-établies dans la société.

     

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  • #2617454
    Le 14 décembre 2020 à 04:00 par Sedetiam
    La démocratie et son spectacle

    La « fabrique du consentement », comme dit Chomsky...



    Chomsky ne dit rien, mais ne fait que titrer "Manufacturing consent" l’analyse qu’il fait soixante ans plus tard, avec son comparse, un autre Edward, S. Herman cette fois, de « Propaganda » (1928), l’opus d’Edward Bernays, concernant la technique scientifique de formation et de manipulation de l’opinion publique apprise et perfectionnée au CPI*, livre de chevet des tyrans de l’ombre et de Goebbels en particulier (à qui la “Démocratie” aime faire porter le chapeau de la manipulation des foules et du modèle pour la propagande des États totalitaires), autant que des publicitaires modernes si l’on plonge dans les arcanes, œuvre à laquelle Noam, le linguiste, prête une citation :
    « La propagande est à la démocratie ce que la violence est à un État totalitaire. »
    Et qu’il définit ainsi : « Le manuel honnête et pratique de Bernays donne un aperçu de certaines des institutions les plus puissantes et les plus influentes des démocraties capitalistes industrielles contemporaines. »

    * Committee On Public Information : Comité américain de l’information publique, appareil de propagande de derrière les fagots qui a été mobilisé pour « vendre » la guerre de 14-18, au peuple américain (et à l’heure ou certains sont allés les chercher), comme pour « Rendre le monde sûr pour la “Démocratie” ». Et de décliner la même merde pour les autres à venir...

     

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  • #2617493
    Le 14 décembre 2020 à 07:42 par Mike
    La démocratie et son spectacle

    Je comprends mieux son tropisme chinois : Bruno Guigue est communiste révolutionnaire.

     

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  • #2617626
    Le 14 décembre 2020 à 11:30 par Sev
    La démocratie et son spectacle

    Il faudrait vraiment que ce genre d’analyse du système politique de nos pseudos démocraties circulent partout. Comme le rappelle un certain Albert Dupontel lors d’un entretien de promotion de son dernier film "Adieu les cons" face à la très soumise A.Elisabeth Lemoine, ce sont les autos didactes qui sont le plus éveillés et dont le sens critique est le plus aiguisé.

    A propos de l’accaparement de la notion "démocratique" et de son origine historique il faut lire le petit ouvrage très bien fait de david GRAEBER : "La Démocratie aux marges".


     

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  • #2617635
    Le 14 décembre 2020 à 11:38 par Azerty
    La démocratie et son spectacle

    Très probablement l’article politique le plus essentiel que j’aurais lu cette année. Merci à son auteur et espérons que d’autres lui emboîteront le pas en popularisant le RIC au sein de la population. Car contrairement à Alain Soral je considère que seul le RIC nous libérera de ce cauchemar. Soral connaît très bien la Suisse qui a son propre RIC (la Votation). Considérait-il alors que nous Français serions moins "lucides" que nos amis Suisses ?

     

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  • #2617887
    Le 14 décembre 2020 à 16:32 par alençon
    La démocratie et son spectacle

    la démocratie française a vachement évolué quand même ces dernières décennies non ? là ou le jeu de l’ implication politique, permettait bon an, mal an, aux français d’ influer sur leur réel ; aujourdh’ui, le système a entièrement verrouillé ses marges d’ action, jusqu’ à lui interdire d’ être, de vouloir, d’ avoir et de penser sa vie sur son territoire...(exple : l’ attentat avec voiture bélier sur Dieudo).
    Si on regarde, QUI a gagné des droits et des subventions depuis 40ans..
    on ne voit bien sûr Que des républicains (euro-mondialistes), et particulièrement LES chouchoux de la république..en général étrangers, israéliens nés en France ou anti-catholiques (notez que dans les urnes, cet assemblage est minoritaire, mais toujours au pouvoir)
    maintenant si on regarde Ceux qui ont perdu des libertés et de l’ argent dans le même temps..
    on a toute la classe moyenne, les agriculteurs, les artisants et ouvriers.. bref, les français de souche et les économies de territoires (sauf la Vendée).

    mais l’ évolution démocratique, c’ est aussi 1 fabuleux transfert des responsabilités..ainsi, 1 étranger ou 1 traître qui ruine le pays sera rétribué par la république ; alors qu’un simple patriote français sera mis en prison pour quelques mots ou 1 retard d’ impôt.

     

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  • #2618283
    Le 15 décembre 2020 à 06:57 par Yaka
    La démocratie et son spectacle

    Le régime électoral à une vertue toujours passée sous silence par les commentateurs démocrato-sceptiques : il admet, même si cela n’est que du vent pour ces derniers, que le pouvoir puisse changer de mains, et cela ouvre la porte à une critique que ne tolèrent pas les régimes à parti unique.

     

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