La question de l’âme est probablement l’une des plus anciennes auxquelles la philosophie a essayé de répondre. Les modernes l’ont peu à peu évacuée au point d’en faire un mot honteux de la philosophie occidentale. Du latin anima, le souffle, elle est d’après Platon « ce qui se meut soi-même ». Ses définitions sont multiples car elle relève d’une réalité subtile. La philosophie islamique, plus particulièrement dans le monde perse, a placé l’âme en position d’intermédiaire indispensable dans la relation entre le corps et l’esprit, au point d’en faire un monde constitué de « matière spirituelle ».
Tout être jeté sur terre dans la forme humaine cherche à comprendre le monde dans lequel il existe. C’est le propre de l’homme que de chercher, c’est ce qui constitue sa nature. Certains chercheront ce qui est lumineux, l’être, d’autres se tourneront vers ce qui est ténébreux, le non-être. Mais il y a aussi ceux, nombreux, qui abandonnent cette faculté de chercher, ce qui les place de fait dans la deuxième catégorie puisqu’ils délaissent ainsi l’élément constitutif de leur être, à savoir « être à la recherche de ». Dans un monde anti-traditionnel, c’est-à-dire présentement le nôtre, dans lequel la métaphysique est incomprise et la gnose traitée vulgairement, il est essentiel de définir les termes qui permettent sinon de comprendre, au moins d’appréhender les bases de ce qui constitue le réel au sens plein.
Étymologiquement, le mot français réel dérive du latin res, c’est-à-dire la chose, la chose concrète. Lorsque l’on parle du retour du réel par exemple, on a à l’esprit le fait que la force concrète des choses qui nous entourent s’impose et l’emporte sur les idées que l’homme projette sur le monde. Le réel, c’est donc, dans le langage commun, l’ensemble des choses qui disposent d’un substrat et que l’on peut percevoir par les facultés sensibles sans pour autant que l’absence de perception ne leur retire leur réalité. Les choses du réel ont une existence autonome et objective. Cette définition a été ébranlée en Occident au début du XXe siècle avec la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938) qui invite à suspendre le jugement sur le monde (épochè) afin de se concentrer sur le phénomène, c’est-à-dire la manière dont les choses apparaissent à la conscience humaine. Ce qui permet de comprendre le rapport de l’homme au monde, d’après Husserl, c’est l’expérience vécue. Or, il n’est pas nécessaire de se pencher longtemps sur la psyché humaine pour constater que l’homme ne pense ni n’agit qu’en fonction de la seule réalité objective. On trouve, dans la philosophie islamique, l’idée d’un « réalisme spirituel » dont la profondeur a été remarquablement décrite dans l’œuvre monumentale d’Henry Corbin.
I- La phénoménologie
Henry Corbin, né à Paris en 1903 et mort en 1978, fut un pionnier en Occident des recherches sur l’islam iranien. Maîtrisant plusieurs langues, et notamment le perse, il traduisit de nombreux traités philosophiques qui demeuraient jusque-là inconnus des Occidentaux. En 1954, il succède à Louis Massignon, qui fut son maître, comme directeur d’études à la section des sciences religieuses de l’EPHE. Sous l’influence de Massignon, Corbin découvrit l’œuvre de Sohrawardi (1155-1191), philosophe et mystique persan, et traduisit l’un de ses traités en 1933. C’est la lecture de cet auteur prolifique qui ouvrit de nombreuses portes à Henry Corbin. En 1934, il rencontre Martin Heidegger (1889-1976) à Fribourg. Un échange se met en place entre les deux hommes sur les possibilités de traduire l’œuvre de Heidegger en français. C’est chose faite en 1938 sous la forme d’un mélange de plusieurs textes du phénoménologue allemand, intitulé Qu’est-ce que la métaphysique ?. Corbin fut marqué par cette rencontre et par les perspectives que pouvait ouvrir la phénoménologie dans le cadre de ses recherches sur la gnose islamique.
Avant d’aller plus loin, il faut préciser un point fondamental : le sens du mot gnose. Il est vraiment déplorable que la gnose soit associée au dualisme. En réalité, rien n’est plus éloigné de la gnose qu’une vision dualiste du monde. Il suffit pour s’en convaincre de lire (ou relire) le chapitre sur le « Démiurge » dans lequel René Guénon explique par la métaphysique – c’est-à-dire par la connaissance pure – pourquoi l’opposition entre le bien et le mal n’a aucun sens du point de vue du Principe [1]. Il faut comprendre par exemple que, même si rien ne semble plus opposé que l’être et le non-être, le premier est contenu dans le second. La gnose, c’est la « science intégrale », ce qui permet justement de dépasser la multiplicité et le dualisme et de résoudre les oppositions dans l’unicité du Verbe divin. Aussi, si l’on veut à tout prix nommer des courants religieux par l’appellation « historique » de gnostique, il est indispensable de préciser qu’il s’agit d’un dévoiement complet du terme gnose, puisque, au final, faire injustice à ce mot et en mépriser la signification profonde, c’est adopter l’attitude d’un agnostique.
Ce rappel est indispensable si l’on veut comprendre ce dont Corbin parle lorsqu’il traite de la gnose islamique. La nécessité de la connaissance est le fondement de l’islam : la période qui précède la révélation coranique est appelée la jâhilîya, tiré du mot jahl (ج ْهل) qui désigne l’ignorance humaine. Nous avons également déjà évoqué l’importance cruciale du terme ‘Aql en arabe.
Pour avoir accès à cette gnose, Henry Corbin a eu recours à la méthode phénoménologique. Heidegger considérait que ce qui est inscrit dans l’être, ce qui correspond le plus à sa nature, c’est le comprendre. Pour Corbin, le mode de comprendre modifie le mode d’être. « Tout le comportement intérieur du croyant dérive de son comprendre, la situation vécue est essentiellement une situation herméneutique, c’est-à- dire la situation où pour le croyant éclot le sens vrai, lequel du même coup rend son existence vraie. » [2] Ainsi se fait jour une différence fondamentale entre la philosophie occidentale et la philosophie orientale : tandis que la première vise à « engager les hommes dans une présence à ce monde, la seconde cherche à les sauver de ce monde » [3]. Dans le Dasein de Heidegger, cet « être là » qui caractérise le mode d’être particulier de l’être humain, Corbin voit le Da qui définit sa présence au monde comme un « îlot en perdition » qui correspond à l’Exil occidental que l’on trouve chez Sohrawardi [4]. D’où la nécessité en islam du ta’wil, une herméneutique qui permet de reconduire le sens littéral et manifesté à son sens caché. L’un des passages coraniques qui constitue une porte pour le ta’wil, c’est la rencontre de Moïse avec un personnage « à qui Dieu avait enseigné une science » (sourate La Caverne, XVIII verset 60) que les commentateurs musulmans désignent comme étant Khidr, le verdoyant, dont l’origine échappe au récit historique, mais que l’on retrouve dans les traditions islamiques et non islamiques. Son rôle est d’initier le prophète Moïse au ta’wil. Pour trouver celui qui sera son guide, Moïse doit se rendre « au confluent des deux mers », c’est-à-dire, d’après Ibn ’Arabi (1165-1240), là où se rencontrent la connaissance exotérique et la connaissance ésotérique. Pour parvenir à cette herméneutique, Corbin donne sa propre définition de la phénoménologie : « Le Logos du phénomène, la phénoménologie, c’est donc dire le caché, l’invisible présent sous le visible. C’est laisser se montrer le phénomène tel qu’il se montre au sujet et à qui il se montre. » [5]
Corbin fut donc amené à définir les contours d’un monde décrit par les philosophes islamiques : un monde qui n’est ni celui du sensible, ni celui de l’intelligible. Un inter-monde, un monde intermédiaire.
II : Le monde imaginal
Dans Le Démiurge, René Guénon explique que « l’homme peut, dès son existence terrestre, s’affranchir du domaine du Démiurge ou du monde hylique, et que cet affranchissement s’opère par la Gnose, c’est-à-dire la Connaissance intégrale [...] D’autre part, [...] les différents mondes, ou, suivant l’expression généralement admise, les divers plans de l’univers, ne sont point des lieux ou des régions, mais des modalités de l’existence ou des états d’être. Ceci permet de comprendre comment un homme vivant sur la terre peut appartenir en réalité, non plus au monde hylique, mais au monde psychique ou même au monde pneumatique » [6].
Ces trois mondes correspondent respectivement au corps, à l’âme et à l’esprit. Comme nous l’avons déjà expliqué dans un article précédent, l’Église chrétienne a condamné, dès le IVe concile de Constantinople en 863, la conception trichotomique de l’Homme (corps-âme-esprit) au profit d’une vision dichotomique (corps-esprit). Nombreux sont les gnosticismes qui ont fini par interdire la gnose. De ce point de vue, le dogme est incontestablement le tombeau de la connaissance.
Aussi, le monde de l’âme est un continent largement inexploré en Occident. Lorsque Henry Corbin voulut traduire les travaux de Sohrawardi, d’Ibn ‘Arabi et plus tard de Molla Sadra Shirazi, il fut confronté à la difficulté de trouver, dans la langue française, un terme qui puisse définir le monde intermédiaire dont traitent tous ces auteurs : un monde où les corps se spiritualisent et les esprits se corporifient, le monde des images en suspens. Voulant absolument éviter le terme d’imaginaire, qui conduirait à considérer ce monde comme une construction fantaisiste et donc irréelle, il forgea le terme « imaginal » à partir du latin imaginalis, lui-même tiré de la racine imago, et qui désigne le figuratif, c’est-à-dire ce qui « représente de manière symbolique ». Le mot grec le plus proche d’imaginalis, c’est icône, comme l’explique Corbin.
Ce monde imaginal permet le réalisme spirituel. Ce n’est pas le monde de l’incarnation, ni celui des idées pures de Platon. C’est le lieu des théophanies. Les philosophes musulmans utilisent l’image du miroir pour en illustrer le mode de manifestation : l’image qui se reflète dans le miroir ne prend pas chair dans celui-ci, elle y trouve une station, un lieu de manifestation. Notons d’ailleurs que l’homme ne peut contempler sa propre face en dehors du reflet, c’est-à-dire par le biais d’une médiation (que ce soit l’eau, le miroir, la photographie, la vidéo…) ou dans le rêve. Dans le monde imaginal, l’homme voit des images de ce qu’il est, à un degré d’être particulier.
- Narcisse, par Le Caravage, 1598-1599, huile sur toile
C’est dans ce monde que se déroulent les récits visionnaires, le voyage nocturne du Prophète sur la monture al Bouraq. Ce monde a plusieurs noms : le Barzakh, le Malakût, Alam al Mithâl (c’est de ce dernier terme que la traduction de monde imaginal est la plus proche). Si le monde sensible est perceptible grâce aux sens et le monde intelligible par l’intellect (le ‘Aql en arabe sans lequel, comme le précise un hadith, on ne peut prétendre avoir de religion), c’est la puissance imaginative qui permet de percevoir le monde imaginal et de s’y mouvoir.
Pour mieux comprendre comment ce monde a été défini par les philosophes musulmans, il faut, à grands traits, faire un rappel des bases philosophiques sur lesquelles ils s’appuient. Dans l’opposition fondamentale qui sépare Platon d’Aristote, il y a la question de l’âme. Platon voit l’âme comme séparée du corps, autonome par rapport à celui-ci, puisqu’elle appartient au monde des Idées. Le corps est une contrainte dont l’âme doit se libérer pour retrouver sa patrie d’origine. Chez Aristote, le corps et l’âme constituent ensemble l’être humain. Le corps est la matière (hylé - ὕλη) de l’homme et l’âme est sa forme (morphê – μορφή). Il n’y a donc pas de préexistence de l’âme chez Aristote. Cette différence dans la définition de l’âme se retrouve chez Avicenne (Ibn Sina 980-1037) qui est un platonicien et Averroès (Ibn Rushd 1126-1198), commentateur d’Aristote. Henry Corbin a parfaitement montré comment le sort de l’avicennisme latin a contribué à ce que les Occidentaux considèrent que la philosophie islamique avait trouvé son apogée et sa fin avec Averroès [7].
Pour comprendre ce qu’Averroès reprochait à la vision d’Avicenne, il faut préciser que celle-ci repose sur une double hiérarchie : dix intelligences ou Angeli intellectuales dont procèdent les âmes célestes (Angeli caelestes). Ces âmes possèdent l’imagination à l’état pur et leur désir de retourner à l’intelligence dont elles procèdent produit les révolutions cosmiques puisque « toute âme soupire après son corps ». Le monde de l’âme, c’est le Malakût, le monde imaginal. L’âme est ainsi un intermédiaire entre le corps céleste (ou orbe céleste) et la pure intelligence. Elle constitue le moteur ou l’énergie qui meut le corps céleste dans un mouvement circulaire, comme une « aspiration d’amour toujours inassouvie ». Pour Averroès, donner le nom d’âme à cette énergie motrice relève de la métaphore. Il rejette par ailleurs l’idée d’une imagination indépendante des sens corporels. Or, les philosophes du monde islamique, et perse en particulier, sans être totalement platoniciens, ont développé des systèmes de pensée dans lesquels l’âme est immatérielle et survit au corps physique. Chez Sohrawardi, qui cherche à concilier l’islam et le zoroastrisme, l’âme est illuminée par la Lumière divine (Xvarnah dans la religion de Zoroastre) et il postule des intensifications et des dégradations de la lumière, impliquant de fait des degrés de l’être. Ce point est important car les platoniciens de Perse suivent principalement la métaphysique de l’essence, c’est-à-dire que la priorité est donnée à la quiddité de l’être. Molla Sadra Shirazi, (deuxième moitié du XVIe s.-première moitié du XVIIe s.), grand philosophe de la période safavide, opère une révolution en abandonnant la métaphysique de l’essence pour donner la priorité à l’exister. En effet, il considère que « l’existence n’est pas une chose qui vient s’ajouter à l’être, son acte d’être ce qu’elle est constitue son acte d’exister ». [8]
Si, pour Molla Sadra, l’être est unique en son essence, chacun de ses actes d’exister détermine son essence : ainsi, les « essensifications » de l’être se font à des degrés différents, soit par des exhaussements, soit par des dégradations de l’être qui donnent lieu à une diversification infinie. Il y a une échelle de l’être sur laquelle on peut être plus ou moins homme en fonction de l’intensité de son acte d’exister. Il n’y a donc plus de royaume des « essences immuables ». Sans aller trop loin dans les développements complexes de la pensée de Molla Sadra [9], disons simplement qu’il n’y a pas, pour lui, de divorce entre l’être et l’exister, pas plus qu’il n’y a de séparation entre la pensée et l’être. D’où la réalité de « l’existence mentale » : si l’être est dans l’exister, alors chacune des « essensifications » de l’être possède l’être. Par conséquent, Sadra postule un « rapport d’analogie » entre les « essensifications » multiples quant à leur exister. Ce qui n’existe que dans la pensée possède bel et bien l’exister.
Grâce à son échelle de l’être, Molla Sadra peut attester des Idées archétypes de Platon et du monde imaginal. Ce monde se situe à un degré de l’être qui lui est propre. Sadra affirme que l’Imagination est immatérielle, séparée de l’organe cérébral et physique. Dans le monde imaginal, les formes ont leur existence dans la pensée. Or Dieu a créé l’âme humaine comme une image de Lui-même : aussi, l’âme possède en soi-même un « monde qui lui est propre ». Il existe donc, pour le natif de Shiraz, une « matière spirituelle » propre à ce monde imaginal que Henry Corbin rapproche de la « spissitudo spiritualis » (densité spirituelle) de Henry More (1614-1687), l’un des plus éminents représentants de l’école des Platoniciens de Cambridge. Il existe en effet des traces de ce monde imaginal en occident et Corbin en a trouvé chez des auteurs comme Maître Eckhart (v. 1260-1328), Jacob Böhme (1575-1624) ou encore Emanuel Swedenborg (1688-1772). C’est à partir de l’une de ces traces que nous allons tenter de donner une image concrète de ce monde subtil.
III. Le Mont Analogue
Pour illustrer la réalité de l’imaginal, nous allons prendre un exemple chez un auteur français, qui eut l’intuition de cet intermonde, bien que la postérité de son œuvre, en particulier dans les cercles New Age de la contre-culture américaine des années 1960, n’ait trop souvent vu dans son ouvrage majeur que l’attrait d’un récit psychédélique. En réalité, Le Mont Analogue de René Daumal (1908-1944) est un authentique récit initiatique qui décrit avec un langage symbolique les caractéristiques de ce que l’on peut voir comme un monde intermédiaire et que l’auteur avait cherché toute sa vie. Le sous-titre de l’œuvre est éloquent : Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques.
Nous avons déjà insisté sur la différence fondamentale entre le langage métaphorique et le langage symbolique. Selon que l’on lise Le Mont Analogue par le prisme de l’un ou l’autre de ces langages, la portée en est totalement modifiée. En effet, ce qui se produit dans le monde imaginal ne relève ni du mythe, ni de l’historicité.
Pour synthétiser cette histoire et en donner les éléments symboliques, il faut en présenter les traits saillants. L’histoire commence avec une lettre que reçoit le narrateur de la part d’un certain Pierre Sogol (anagramme de Logos) qui l’invite à se lancer avec lui dans une expédition vers le mont Analogue. Le narrateur avait en effet publié un article sur le sujet quelques mois avant de recevoir la missive, et dans lequel il définissait l’échelle de la « montagne symbolique par excellence […] par son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires ». Toutes les montagnes du monde ayant été explorées, elles ont perdu de fait leur caractère inaccessible et leur fonction d’union entre la terre et le ciel. Lorsque l’on songe à ce qu’est devenu l’Everest aujourd’hui, on peut effectivement y voir une image de la détresse spirituelle de l’homme moderne. La montagne est un symbole du divin dans de nombreuses traditions. En islam, la montagne de Qâf est le lieu de rencontre entre la terre et le ciel. Chez Sohrawardi, l’oiseau Simorgh guide le voyageur spirituel vers cette montagne qui est d’abord un obstacle tant que l’on reste dans un état de perception corporel, puis devient un monde intermédiaire où les âmes peuvent être illuminées de la lumière divine.
- Albert Bierstadt, Dans la Sierra Nevada, en Californie, 1868, huile sur toile
Pierre Sogol et le narrateur (Théodore) constituent une équipe de douze personnes prêtent à se lancer à la recherche du mont Analogue. On peut y voir un écho à L’Ami de Dieu de l’Oberland d’après le récit de Rulman Merswin (1307-1382) qui, dans Le Livre des neuf rochers, décrit sa rencontre avec un personnage mystérieux appelé l’Ami de Dieu. Merswin fonda la communauté de l’Île-verte à Strasbourg à l’endroit où se trouvait la commanderie de Saint-Jean. Cette communauté rassemblait des chevaliers johannites qui prirent le nom d’Amis de Dieu (Gottesfreunde). Corbin y fait référence dans ses travaux. Dans son récit, Merswin évoque la fondation par « l’Ami de Dieu » de la communauté de l’Oberland – le pays d’en haut – qui rassemble douze « amis de Dieu ».
Parmi les nombreux noms du monde imaginal, il y a le « huitième climat », en référence aux sept climats de la géographie de Ptolémée. Il s’agit donc d’un monde qui échappe à la géographie physique. Pour pénétrer dans le « continent invisible », les voyageurs à la recherche du mont Analogue devaient entrer par l’ouest : « Les civilisations, dans leur mouvement naturel de dégénérescence, se meuvent de l’est à l’ouest. Pour revenir aux sources, on devait aller en sens inverse. » [10] Il faut ainsi échapper à l’Exil occidental et revenir à l’Orient symbolique. Une fois entrés, les voyageurs découvrent une société organisée, avec sa propre monnaie, le péradam, et hiérarchisée – les ordres viennent « d’en haut », c’est-à-dire des guides de haute-montagne. Sans péradam, un cristal courbe, les voyageurs doivent demeurer sur le rivage et ne peuvent entreprendre l’ascension du mont Analogue, puisque rien d’autre n’a de valeur pour les guides. Le roman se termine sur le récit de l’ascension vers les hauteurs éthérées du mont Analogue. Commencée en juillet 1939, l’œuvre est demeurée inachevée. Daumal meurt en mai 1944, à l’âge de 36 ans. Ses expériences avec le tétrachlorométhane qu’il utilisait pour vivre des états similaires aux expériences de mort imminente ont probablement eu raison de sa santé. Mais l’incomplétude du roman n’enlève rien à son caractère initiatique, bien au contraire. Daumal a eu l’intuition du monde imaginal dont il a tenté de représenter le cheminement qui mène jusqu’à son seuil, le découragement, les doutes, et la raison qui peuvent pousser à l’abandon de la quête, sous la parure des excuses les plus diverses. Il y a dans ce récit une illustration intéressante de ce que peut être le ‘Aql, cette intuition de l’intellect, qui se distingue alors nettement de la raison. En effet, le roman fait un état des lieux de la conscience humaine du divin : toutes les montagnes ont été explorées et personne n’y a vu Dieu. La raison amène la majorité des hommes à la même conclusion : Dieu n’est sur aucune montagne, pas plus que dans aucun autre lieu. Cela se termine aujourd’hui par le constat qu’il n’y a pas de Dieu.
Mais l’intellect spirituel, le ‘Aql, mène à tout autre chose. Si toutes les montagnes ont été explorées et que personne n’y a vu Dieu, alors une seule conclusion s’impose : on n’a pas cherché sur la bonne montagne. La reconnaissance du monde imaginal procède de la même intuition.
Ce qui est intéressant de surcroît dans Le Mont Analogue, c’est que Daumal voit cette quête à l’intérieur d’une compagnie, d’une fraternité liée par la même intuition profonde. En quelque sorte, une alliance des cœurs orientés.
* * *
Le monde imaginal n’est pas une fin en soi, c’est un monde intermédiaire. Chez les théosophes musulmans, ce monde se constitue dès la vie présente, dans le monde concret et dense, car le monde imaginal peut être un paradis ou un enfer. Cela dépend de l’attrait soit pour les formes lumineuses, soit pour les formes ténébreuses et la recherche de la connaissance fait ainsi varier l’intensité de l’existence, comme une lumière plus ou moins forte. Il est le lieu des expériences visionnaires. Or, le monde moderne ignore ces degrés de l’être et l’intensité du réel : on nous propose aujourd’hui de la « réalité virtuelle », et même de la « réalité augmentée » [sic !] en superposant, sans jamais sortir du monde sensible, une épaisse couche d’images et d’imaginaire généré par un système binaire basé sur la répétition indéfinie de 0 et de 1. Certains peuvent y trouver un lieu d’évasion ou de refuge. Mais cela ne comble jamais l’absence fondamentale. Dans Le Mont Analogue, Daumal évoque ceux qui ont renoncé aux connaissances supérieures et ne peuvent s’exposer à la lumière : ce sont les « hommes creux » qui se nourrissent du vide et de la « forme des cadavres ». Car le sentiment d’absence qui prévaut dans nos sociétés a été détourné : dans une société de consommation et d’assouvissement des désirs et des instincts, il y a ce que l’on a et ce que l’on n’a pas. Or, le véritable désir n’est pas celui de l’avoir mais celui de l’être. L’absence fondamentale qui raisonne dans le monde de « l’Exil occidental », c’est le sentiment ou l’intuition de ce que l’on n’est pas. Ce désir de l’âme est étouffé sans cesse, il est inexisté, si l’on veut se permettre ce néologisme, par un monde qui nie tout ce qui lui est supérieur. Un monde sans âme.