On sait depuis le début de la parole que le langage permet tout, peut tout justifier. Il suffit d’être un peu habile et on peut vendre un pantalon à une jambe à un unijambiste.
La victimologie jusqu’à l’absurde
Ici, c’est Charles Rojzman qui nous explique que derrière la critique ou la dénonciation du génocide des Palestiniens se cache la haine, éternelle, du juif. On peut illustrer cette thèse à partir du film de propagande antisémite Le Périf juif sorti en 1940 en Allemagne.
Le texte qui suit est une tentative d’inversion accusatoire en plein génocide. Ce n’est certes pas la faute des Palestiniens, ces vilains qui veulent repousser les juifs à la mer, sur l’Exodus, mais des soutiens des Palestiniens, qui cacheraient ainsi leur antisémitisme virulent derrière un humanisme bon marché.
C’est la thèse de Charles, qui enferme un peu plus les juifs soutenant le génocide dans un ghetto mental et une paranoïa qui n’augurent rien de bon. Il faut le faire, meurtrir des civils en hurlant au meurtre ! C’est à peu près le résumé de cette tribune, qui reprend tous les poncifs de l’anti-antisémitisme, car si l’antisémitisme est un poncif, l’anti-antisémitisme le vaut largement.
Pour les ignorants, poncif c’est pas quelqu’un qui ponce, c’est un truc bateau. L’intérêt de la contre-vérité qui suit, ce n’est pas la thèse, mais bien le fait qu’on peut charpenter solidement un discours sur un postulat faux. En l’occurrence, le monde entier croit voir une haine envers les Palestiniens en action, alors qu’il s’agit en réalité de haine envers les juifs. Une sacrée tournure d’esprit, n’est-ce pas ?
Imaginez maintenant si les Palestiniens, après avoir subi quelques centaines de morts et d’otages en octobre 2023, avaient abattu 60 000 ou 75 000 civils israéliens, avec quelques soldats – qui défendent les civils – dans le tas... On vous laisse réfléchir et on reprend.
Il s'agit d'images d'il y a 7 ans lorsque des snipers israéliens ont abattu plus de 900 enfants dont celui qui apparaît ici
C'était une compétition, un loisir pour eux
Des MEURTRIERS CRIMINELS
Ça dure depuis... 8 décennies #7October#GazaGenocide #Israel_Enemy_of_Humanity pic.twitter.com/ggGjEPyL2U— Monica (@MANOUCHKYA) August 30, 2025
Apparemment, les Finkielkraut, BHL, Enthoven et compagnie ne font pas exprès de mentir : ils ne mentent pas, ils sont en quelque sorte le mensonge, ce qui est très différent. Dans le premier cas, il y a une dissociation entre le menteur et le mensonge, donc une distance, une conscience du mensonge : c’est une stratégie.
Dans le deuxième cas, on ne ment pas, on est et on dit ce qu’on est, c’est-à-dire un mensonge qui a fait corps avec la personne. C’est pour ça qu’au fond, on ne peut presque pas en vouloir à ceux qui ont été formés, culturellement, par ce mensonge.
FLASH | « Il n'y a aucun journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d'otages avec une carte de presse. »
Raphaël Enthoven a été déprogrammé du Festival Livres dans la Boucle après ses déclarations sur Gaza. pic.twitter.com/BYjGWtfXzn
— Citizen Média (@CitizenMediaFR) September 3, 2025
C’est comme un changement de sexe, on ne revient pas en arrière. Finky, brillant sur le papier, capable de bonnes analyses, se crispe soudain sur la question palestinienne, perd une partie de sa raison et son discours vire bancal. C’est métabolique, l’instinct tribal chasse la raison, même chez un philosophe. Le tribal est antérieur à la raison : plus profond, il reprend le pouvoir en cas de danger.
Voici la tribune du peuple maudit, les juifs, pas les Palestiniens, car les juifs bénéficient d’une malédiction plus ancienne, selon Rojzman. La persécution des juifs, plus importante que celle des Palestiniens, annule celle des Palestiniens. C’est mathématique, voyons.
Dernière remarque, avant le texte : ce ne sont pas les juifs qui sont responsables de l’antisémitisme, comme le suggère Rojzman dans la bouche d’un antisémite, mais bien les meurtriers juifs de Palestiniens qui sont responsables de la déplorable image d’Israël, et par retombée, des juifs qui défendent mordicus un Israël colonisateur et génocidaire. Nuance.
Israël ne s’arrêtera pas. Israël a un plan, dont le génocide n’est qu’un jalon. Israël est la créature monstrueuse que l’Occident a accouché, et qu’il ne peut plus contrôler.
Chas Freeman, ancien ambassadeur des États-Unis en Arabie saoudite, connaît bien Israël et ses ambitions. pic.twitter.com/KFYZ1b3Gjf— (@_fil_rouge) September 3, 2025
Les rares faits divers qui touchent des Français de confession juive sont transformés en antisémitisme français quasi viscéral...
Il n’y a pas de discours rationnel qui puisse répondre à l’obsession antisémite, car elle n’est pas du domaine de la raison. Pour beaucoup de monde autour du globe, la disparition d’Israël est devenue promesse de rédemption.
« Les Juifs sont responsables de l’antisémitisme. » Cette phrase, proférée jadis par un collaborateur sans envergure comme Louis Thomas, n’est pas un accident du XXe siècle : elle est l’axe de l’histoire européenne, son refrain le plus constant, son blasphème quotidien, répété de siècle en siècle, de bûcher en pogrom, d’expulsion en extermination. Elle traverse les empires et les religions, elle change de masque et de lexique, mais elle demeure. Toujours, la même inversion : l’antisémite ne se pense pas bourreau mais justicier, soldat du Bien, médecin d’un monde corrompu dont le juif est la gangrène.
Depuis deux millénaires, la civilisation chrétienne a porté en elle cette certitude : le juif est le peuple déicide, marqué d’un sceau indélébile. Dans l’islam, il est le peuple maudit, voué à l’humiliation. Dans la modernité sécularisée, il devient l’éternel corrupteur, banquier insatiable, révolutionnaire subversif, cosmopolite dissolvant. À chaque âge son vocabulaire, mais à chaque âge la même fonction : incarner le Mal, donner un visage au négatif que la société ne veut pas reconnaître en elle.
Toléré, expulsé, parqué, exterminé : l’histoire juive est celle d’un passage incessant d’une tolérance ambiguë à une haine déclarée. Même quand il se fait patriote, le juif reste suspect de trahison. Même lorsqu’il s’assimile, il demeure irrémédiablement étranger. Sa réussite est la preuve de sa domination, sa misère celle de sa malignité. S’il reste fidèle à sa foi, il est archaïque ; s’il la délaisse, il est perfide. Tout se retourne contre lui : sa visibilité comme son invisibilité, sa différence comme son assimilation.
C’est l’impossible innocence.
On a cru qu’Auschwitz avait brisé ce cercle, qu’après la Shoah l’Europe ne pourrait plus dire l’indicible. Mais le vieux discours n’a pas disparu : il s’est déplacé. L’objet a changé, la mécanique demeure. Le juif d’aujourd’hui porte le nom d’Israël. Ce qui était hier un individu, fragile et sans pouvoir, est devenu un État souverain, fort de son armée et de son peuple rassemblé. Mais la fonction symbolique est identique : Israël incarne la culpabilité universelle.
Le vocabulaire a changé : aux imprécations théologiques ou raciales ont succédé les mots du droit, de la morale humanitaire, de la pureté démocratique. Israël est accusé d’être colonial, raciste, génocidaire. Ses ennemis se proclament défenseurs de l’universel. Ils répètent, sans le savoir, la vieille inversion : la victime est coupable de sa propre persécution ; sa défense est crime ; son existence, scandale. Israël ne peut pas être innocent, pas plus que le Juif ne pouvait l’être. Même son droit à la survie devient une offense, car il déjoue le scénario de sa disparition tenue pour juste.
Le conflit israélo-palestinien, réduit à une liturgie planétaire, est devenu le théâtre où se rejoue l’antique drame. Le Palestinien, figure christique bricolée par un Occident à bout de foi, est la victime absolue dont il a besoin pour se laver de ses fautes coloniales, pour effacer le sang de son histoire. Israël est le bourreau nécessaire, l’oppresseur métaphysique. L’antisionisme radical n’est pas une critique politique : il est une religion séculière, un rituel de purification par le sacrifice du juif collectif.
Ainsi, la haine s’est parée des atours de la vertu. Elle s’énonce dans les forums internationaux, dans les médias, dans les universités. Elle ne dit plus : « À mort le Juif », elle dit : « Justice pour la Palestine ». Mais c’est le même cri, retourné contre une nation qui a commis le crime de survivre à l’histoire. Car ce qu’on ne supporte pas, au fond, c’est la résurrection : un peuple qui n’a pas disparu, un peuple revenu d’entre les morts, et qui, au lieu de tendre l’autre joue, ose tenir une arme et proclamer sa souveraineté.
Il n’y a pas de discours rationnel qui puisse répondre à cette obsession, car elle n’est pas du domaine de la raison. Elle est de l’ordre du besoin anthropologique : chaque société a besoin de son signe d’infamie, de sa figure du mal. Hier le juif, aujourd’hui Israël. C’est le même mécanisme : transformer l’altérité radicale en miroir du mal absolu, pour se croire du côté du Bien.
Et l’on comprend alors que l’antisémitisme, sous ses visages chrétiens, musulmans, humanitaires, n’a jamais parlé des Juifs. Il parlait des hommes qui en avaient besoin pour se sauver d’eux-mêmes. Les juifs ne sont pas les responsables de la haine : ils sont son alibi. L’Occident, l’islam, la modernité, tous ont eu recours à cette figure commode pour se dire innocents.
Rien n’a changé, si ce n’est que la haine s’est sophistiquée, a troqué les croix gammées pour les banderoles des ONG, les sermons pour les slogans de manifestation. Mais c’est la même musique, réorchestrée : la haine ne meurt pas, elle change de syntaxe.
Israël est désormais ce que fut le juif dans les ghettos de l’Europe : un signe d’infamie nécessaire, une cible inépuisable, l’ombre portée sans laquelle l’Occident ne peut plus croire à sa propre vertu. Et c’est pourquoi la disparition d’Israël est devenue, pour tant de consciences, une promesse de rédemption. Car l’existence juive, qu’elle soit individuelle ou nationale, est une offense au néant : elle signifie que la mémoire résiste, que le peuple n’a pas été englouti, qu’il reste debout dans un monde qui aurait voulu qu’il se taise à jamais.