Egalité et Réconciliation
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A lire dans Choc du Mois : "Le pays des libertés, vraiment ?"

Evoquer le maccarthysme lorsqu’on parle des Etats-Unis, ce n’est plus se pencher sur l’histoire de l’hystérie anticommuniste qui s’empara de l’establishment conservateur au début des années 1950. C’est tenter de comprendre la nature d’une paranoïa qui est constitutive du projet américain et que l’on a vu ressurgir sous les décombres du World Trade Center après le 11 septembre 2001.


Aux yeux des nombreux thuriféraires continentaux de ce que Raymond Aron nommait la « République impériale », Joseph McCarthy, ses épigones et ses successeurs, il y a encore quelques années, c’était censé être « l’autre Amérique », l’Amérique de la honte, celle que l’on jurait appartenir à jamais au passé. Les présidents Eisenhower puis Kennedy, en effet, étaient censés y avoir mis définitivement fin. Et pourtant, alors que plus personne ne pensait à lui, l’ombre du sénateur du Wisconsin s’est profilée à nouveau dans la furie de législations liberticides et plus ou moins terrifiantes que le Sénat de George W. Bush s’est mis à émettre dès le mois de novembre 2001. A vrai dire, la réminiscence n’est qu’en partie justifiée car le sénateur irlandais paranoïaque et alcoolique, allait vite rétrospectivement apparaître semblable à un petit voyou des rues comparé à ce que le système « néo-conservateur » des premières années du XXIe siècle allait incarner et réaliser en matière de schizophrénie mentale, de furie guerrière et de persécution institutionnelle.


Charlie Chaplin, John Huston, Joseph Losey contraints à l’exil


Le maccarthysme originel, celui des années 1950, avait consisté, comme chacun sait, à accuser un grand nombre de citoyens et de résidents américains de se livrer à des subversions communistes à l’intérieur du territoire des Etats-Unis. Il avait pratiqué une forme moderne de « chasse aux sorcières », qui permettait, au moyen d’une politique de persécution et de délation organisée, d’accuser publiquement devant le Sénat de sympathie pro-communiste tous ceux qui remettaient en cause ou esquissaient seulement de questionner l’orientation impérialiste à l’extérieur et inégalitaire à l’intérieur de l’establishment washingtonien du début de la Guerre froide.

La plupart des hommes et des femmes persécutés par la commission présidée par le sénateur McCarthy étaient des intellectuels travaillant dans les services publics, les médias, le cinéma et le divertissement. La terreur imposée par ces nouveaux inquisiteurs protestants fut telle que pas moins de 58 acteurs, scénaristes et réalisateurs durent renier leur passé politique et dénoncer sous serment comme agents d’influence communistes leurs collègues ou leurs camarades. Les conséquences du maccarthysme sur la vie culturelle américaine furent extrêmement graves : certains artistes furent emprisonnés, d’autres interdits d’écrire et de travailler pendant plusieurs années, d’autres encore furent contraints à l’exil, tels Charlie Chaplin, John Huston, Joseph Losey ou Jules Dassin (au moins, en matière esthétique, les maccarthystes ne se trompaient pas : ils repéraient et visaient avec un instinct sûr les plus grands).

Le cas de Chaplin est peut-être le plus significatif du niveau de crétinisme hystérisé qui régnait alors à Washington puisqu’il fut déclaré coupable de menées anti-américaines non seulement pour le fait d’avoir rendu hommage à l’Armée rouge de sa victoire contre le IIIe Reich, mais aussi pour continuer à entretenir de bonnes relations en pleine guerre de Corée avec Pablo Picasso, Thomas Mann et Bertolt Brecht ! En réalité, il s’agissait surtout d’un plat consommé froid : une partie des élites américaines n’avait jamais pardonné au père de Charlot la critique implacable et explicite du système fordiste américain contenue dans Les Temps modernes de 1936.

Mais le prurit inquisitorial ne s’était pas limité aux stars de Hollywood : tous les employés du gouvernement firent l’objet, entre 1951 et 1956, d’une enquête sur leur loyauté. A certains, la commission avait même demandé en séance s’ils « recevaient des Nègres chez eux » ou s’ils « lisaient des romans d’Upton Sinclair » (un romancier anarchiste de gauche ami du cinéaste soviétique Eisenstein) ! On a ainsi estimé à environ 13 millions et demi de personnes, soit 20 % de l’ensemble des salariés, le nombre des employés de l’administration et des secteurs clés de l’industrie privée affectés par ce programme de loyauté.
McCarthy lui-même, rongé par une corruption de moins en moins dissimulable ainsi que par l’alcool, fut contraint de cesser son activité lorsqu’il eut l’imprudence d’aller jusqu’à accuser certains hauts responsables militaires de sympathies communistes, mais son œuvre lui survécut largement : dans les années 1960, dix ans après sa chute, le FBI de John Edgar Hoover détenait les fiches de 430 000 individus soupçonnés d’être en relation avec des activités subversives ou réputés « dangereux » pour la sécurité du pays ; parmi eux figuraient rien moins que les écrivains Gore Vidal et Norman Mailer !

De même la police fédérale prit-elle l’habitude de s’enquérir auprès des bibliothécaires de la liste des ouvrages, notamment scientifiques, empruntés par des lecteurs ayant des noms à consonance étrangère, et lorsque cette pratique fut dénoncée par certains journalistes, Hoover ordonna des « vérifications » concernant les auteurs de ces critiques ! Plus tard, dans les années 1980, le président Reagan publia des directives pour le FBI qui autorisaient la mise sous surveillance d’un individu même en l’absence de tout indice d’un acte criminel, ce qui rendait licite l’infiltration par la police de groupes estimés engagés dans des menées de nature subversive, de même qu’il autorisa la CIA à mener des enquêtes sur le territoire même des Etats-Unis.


Le 11 septembre 2001, occasion de renforcer l’Etat policier

L’attaque terroriste du 11 septembre 2001 n’a donc fait que fournir un prétexte idéal pour rendre encore plus évident et structuré l’Etat policier et inquisitorial qui existait déjà depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais voilé, comme toujours aux Etats-Unis, par les apparences de la démocratie parlementaire respectueuse des droits civiques et des libertés publiques. Ainsi, pour « combattre le terrorisme », le Congrès à majorité républicaine mais largement soutenu par l’opposition démocrate a-t-il adopté en novembre 2001 le USA Patriot Act qui n’a pas hésité à suspendre diverses libertés fondamentales pendant une période de quatre ans. Le FBI, la CIA et la police se sont vus attribuer des pouvoirs discrétionnaires énormes dont le pauvre sénateur McCarthy n’aurait jamais osé rêver en son temps, même passé le troisième verre de whisky.

Les suspects, dans la foulée, ont été dépourvus des droits fondamentaux qui existaient en vertu de l’Habeas Corpus dans le cadre du système judiciaire antérieur. Plusieurs milliers de personnes d’origine arabe ou de confession musulmane ont été arrêtées la plupart du temps sans aucun motif avéré. Des commissions militaires ont été instaurées avec le droit de tenir leurs séances à huis clos sans l’obligation d’avoir à entretenir des débats contradictoires. De plus, les « preuves » (ou plutôt souvent ce qui en tient lieu) de l’activité terroriste peuvent ne pas être communiquées aux suspects en toute légalité. Les détenus peuvent être déportés, incarcérés dans des cellules d’isolement pendant une durée indéterminée, leur courrier et leurs domiciles fouillés ainsi que leurs correspondances électroniques, sans avoir à justifier d’un quelconque mandat de perquisition.

Aujourd’hui encore, plus de 600 étrangers demeurent incarcérés sans jugement dans les prisons américaines, sans même avoir été présentés à quelque magistrat que ce soit ni avoir eu la possibilité d’être assistés par un avocat. Toutes les activités judiciaires relevant des opérations anti-terroristes sont tenues secrètes et les détails des procès – quand ils ont lieu – ne sont autorisés à être rendus publics qu’au bout de plusieurs décennies. Enfin, pour rester dans la droite ligne du sénateur du Wisconsin, les deux seuls éditorialistes vedettes qui ont osé remettre en cause la pertinence du US Patriot Act, Ron Gutting du City Sun et Dan Guthrie du Daily Courier, ont été licenciés par la direction de leurs journaux respectifs.


Quiconque ne souscrit pas au règne du Bien appartient au Mal

Devant cette réhabilitation de l’arbitraire et de la folie paranoïaque, les Européens restent d’ordinaire aussi muets et consternés qu’ils l’étaient il y a trente ans lors des massacres massifs perpétrés par les bombardements de l’US Air Force sur les populations civiles du sud Vietnam et du Laos. Car, pour les Européens, auxquels c’est souvent bien à tort que leurs élites américanisées attribuent une réputation viscérale d’anti-américanisme, les Etats-Unis d’Amérique restent une exportation fastueuse, moderne, démocratique et éclairée de la civilisation européenne outre-Atlantique. McCarthy pas plus que Bush ou Cheney ne peuvent se comprendre à partir de cette projection fantasmée. Tout au plus ne peuvent-ils être que des accidents fortuits, catastrophiques mais éphémères, de cette mythique « autre Amérique » que l’on a tellement de mal à comprendre sous nos cieux catholiques et apaisés.

Il suffirait pourtant de se rappeler que l’origine des Etats-Unis est à chercher dans le fanatisme puritain de la vieille Angleterre pré-moderne et dans le panthéisme scientiste des Lumières progressistes de la fin du XVIIIe siècle pour saisir très facilement ce qui devrait sauter aux yeux en Europe depuis toujours. Non seulement il n’y a pas d’opposition entre le sectarisme hystérique des lyncheurs presbytériens de Salem et l’optimisme totalitaire de Thomas Jefferson ou de Benjamin Franklin, mais les deux courants des Pères pèlerins et des Pères fondateurs s’abreuvent à la même source luthérienne et fanatique d’un Dieu caché, terrible, unique, omniscient et vengeur, dont le moindre écart par rapport à la Loi dont il est censé avoir fait la droite marche du monde confine à la damnation morale et civile pure et simple.

C’est pour le malheur du monde que l’Amérique se croit la nation élue par Dieu, car c’est contre le monde qu’elle se croit élue par lui, et surtout contre cette papiste et rationnelle Europe qu’elle a fuie avec une horreur constante avant même sa fondation. Jadis, la faiblesse puis la destruction des royaumes d’Israël avaient préservé les antiques Hébreux de sombrer dans pareille névrose, mais ici, les jeux sont faits depuis le début et ne se corrigeront plus : il n’y aura pas de Talmud ou de Zohar américains. L’Amérique est pour toujours l’empire du Bien et quiconque ne souscrit pas au règne du Bien appartient au Mal, indéfectiblement.
Or le Mal, pour ce Léviathan totalitaire et protestant, ne peut être respecté et encore moins toléré : seules son exclusion et sa destruction pure et simple peuvent satisfaire à la fois les volontés du Seigneur et celles du Progrès. Le maccarthysme ancien ou présent n’a donc rien d’un accident : il ne fait qu’accomplir le programme éternel pour lequel l’Amérique a été conçue, de toute éternité. God bless America.

Pierre-Paul Bartoli


A lire :
• American parano, de Jean-Philippe Immarigeon, Bourin éditeur.
La Terreur américaine, d’Emil Vlajki, éditions François-Xavier de Guibert.
Les Sorcières de Salem, pièce d’Arthur Miller, adaptée par Marcel Aymé, Folio Gallimard.

Source : Choc du Mois n°26, Octobre 2008, une : "L’Amérique qu’on aime et celle qu’on déteste"