Egalité et Réconciliation
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Faut-il brûler Wikipédia ?

Les critiques pleuvent sur Wikipédia tandis que son audience s’accroît. Quelque 625 000 articles sont désormais disponibles en français, rédigés par 360 000 volontaires (par comparaison, l’Encyclopædia Universalis propose 30 000 entrées). Ailleurs dans le monde, la popularité de Wikipédia ne se dément pas non plus. Chaque mois, ce sont 220 millions de visiteurs uniques qui s’y réfèrent, dans 250 langues, amendant, s’il le faut, les 9 millions de notices existantes.


Chacun peut apporter son écot à cette utopie raisonnée, sous l’oeil vigilant de tous : tel est son principe fondateur. Avec la conviction que la lumière jaillira de cette aventure collaborative, plus sûrement que d’un débat entre experts. Le succès est là, de plus en plus dérangeant. C’est vers Wikipédia que pointent tous les moteurs de recherche - Google, Yahoo !... - souvent comme premier choix. Faut-il s’en inquiéter ou s’y résoudre ? Faut-il brûler Wikipédia ou au contraire tenter d’en tirer parti ?

Décontenancés, les lettrés s’alarment pour la science et la raison. L’Institut national de recherche pédagogique a recensé vingt-deux motifs de se méfier de Wikipédia, parmi lesquels : "Les contributeurs sont au mieux des amateurs, au pire des perturbateurs." "Les sources sont rarement indiquées, le contenu n’est pas vérifiable."

Des sites exclusivement voués à la dénonciation de Wikipédia ont vu le jour : wikipedia-watch.org aux Etats-Unis, wikipedia.un.mythe.org en France. A en croire ce dernier, Wikipédia est "un projet anarchiste (...) entre les mains d’un gang". A peine plus mesuré, l’écrivain et journaliste Pierre Assouline parle dans la revue Le Débat de "démagogie ambiante, qui consiste à dire aux gens : "Vous êtes des encyclopédistes si vous le voulez.""

Les inventeurs de Wikipédia se moquent des critiques, ils croient en leur mission. C’est ce que ne cesse de répéter son cofondateur (en 2001), l’Américain Jimmy Wales : "Imaginez un monde où chaque individu peut accéder gratuitement à la totalité des connaissances de l’humanité. C’est ce que nous voulons faire."

Ces accents prophétiques indisposent les savants. Ils maudissent ces électrons libres qui croient au darwinisme intellectuel plus qu’aux savoirs établis et ne respectent même pas le b.a.-ba du métier. "N’hésitez pas à être audacieux", recommande Wikipédia à ses contributeurs. "Tout n’a pas à être parfait du premier coup" (puisque les articles que les internautes rédigent sont modifiables). On n’avait pas connu une telle mobilisation, une telle émotion du monde instruit depuis L’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot (1772), accusée elle aussi de déposséder les "maîtres" de leur pouvoir. Ce parallèle invite à la prudence et au pragmatisme, plutôt qu’à la défense d’une corporation. Wikipédia est-elle fiable ? C’est pour l’internaute la seule question qui compte.

Contrairement à une idée répandue, la réponse est plutôt oui. Une étude de la revue Nature l’a comparée en 2005 à l’Encyclopædia Britannica. Sur quarante-deux sujets scientifiques retenus, Wikipédia avait commis 162 erreurs ou omissions, la Britannica 123.

En décembre 2007, Wikipédia a marqué un nouveau point contre ses détracteurs. Le magazine allemand Stern a publié les résultats d’une enquête portant sur cinquante articles piochés au hasard dans Wikipédia, version allemande, et dans l’édition en ligne de l’encyclopédie Brockhaus, dont l’accès est payant. Exactitude, clarté, exhaustivité, actualisation : le cabinet indépendant chargé de l’enquête a tout passé au crible. Dans 43 cas sur 50, Wikipédia l’a emporté.

Une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) confirme ce résultat. Elle montre qu’une obscénité introduite intentionnellement dans Wikipédia est "nettoyée" en moins de deux minutes par les wikipédiens. Ce qui ne veut pas dire que toutes les erreurs ou malveillances qui y figurent disparaissent aussi vite. En général, l’internaute de passage a intérêt à se méfier des articles récents, les moins retravaillés.


UNE NOUVELLE ÉCOLOGIE DE LA CONNAISSANCE

Wikipédia mène une guerre sans merci contre les provocateurs, les vandales et autres perturbateurs, qu’elle appelle les trolls. Un combat toujours recommencé dont sont chargés, chacun avec un rôle précis, les cadres bénévoles de Wikipédia, "administrateurs", "arbitres", "patrouilleurs" et "wikipompiers". Injures, manipulations, publicités déguisées, propagande... rien n’est censé leur échapper. Les utilisateurs eux-mêmes sont invités à dénoncer ces hérésies, pour correction immédiate. Ici des liens politiques ajoutés, en pleine campagne municipale, à l’article sur Troyes. Là, dans la notice sur le hockey sur glace, "des modifications qui apparaîtront sensées au lecteur non averti". Ailleurs des "blagues adolescentes". La faute est souvent bénigne et involontaire, quelquefois révoltante et délibérée.

Au fur et à mesure que sa popularité augmentait, Wikipédia s’est dotée de règles plus strictes, d’outils de contrôle plus performants. Des articles ont été "gelés" par la Wikimedia Foundation, la tête de pont de la cyberencyclopédie en Floride : Hitler, Bush... Ils aimantaient trop les trolls.

Mieux, un WikiScanner permet aujourd’hui de repérer quel ordinateur a opéré une modification, donc à quelles fins. Wikipédia s’est ainsi aperçu qu’un employé de la municipalité de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) avait effacé de l’article consacré au maire, Patrick Balkany (UMP), certaines données désobligeantes.

Sous le feu des critiques et de la concurrence, Wikipédia évolue. Des projets d’encyclopédies contributives et gratuites voient le jour, dont les auteurs, à la différence de ceux de Wikipédia, sont des spécialistes dûment identifiés : Citizendium et Knol (Google), par exemple, aux Etats-Unis. Attentive à cette concurrence, la présidente de la Wikimedia Foundation, une agronome de 39 ans, la Française Florence Devouard, a annoncé que bientôt certains articles, considérés comme sûrs, ne seront plus modifiables.

La bataille continue pourtant de faire rage entre ceux qui accusent Wikipédia d’encourager les élèves et les étudiants à "copier-coller" et ceux qui saluent dans Wikipédia l’émergence d’une nouvelle écologie de la connaissance, à laquelle il vaut mieux préparer les jeunes générations plutôt que de diaboliser son succès.

Bertrand Le Gendre

Source : http://www.lemonde.fr