Egalité et Réconciliation
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L’Iran et nous

E&R vous propose une version traduite d’un article sur l’Iran de l’excellent site dedefensa.org. La mobilisation d’un traducteur d’E&R nous permettra de récidiver régulièrement.

Il y a quatre ans, trois ans, et même encore deux ans, les nouvelles de Téhéran et des troubles pour réclamer une évolution démocratique à l’occasion de cette élection présidentielle nous eussent plongés, – nous parlons de la presse officielle du système, – dans l’extase la plus complète, sans restriction ni arrière-pensée. Après tout, c’était le temps où les néoconservateurs ne rêvaient que plaies et bosses avec cette “vedette” de l’“axe du Mal”, ou bien, comme seule alternative acceptable, une aventure de “regime change”, notamment avec troubles et confusion en Iran, pour préparer l’avènement de la démocratie tant désirée et éventuellement nous donner un prétexte pour intervenir. Tout le monde aurait applaudi à ce “surge” démocratique assorti de troubles dans la rue et l’on aurait salué l’avènement d’une ère nouvelle, non seulement pour la gloire de notre rhétorique virtualiste mais surtout pour la poursuite de notre vertueuse entreprise de “démocratisation” du monde par le moyen du désordre à instaurer partout où cela se peut. Une “révolution de couleur” de plus, voilà qui eût ajouter une touche bienvenue dans le tableau si coloré de nos actions subversives.

Mais aujourd’hui ? … Rien que cette nouvelle de Daniel Luban, rapportée il y a quelques jours sur le site de Jim Lobe (LobeBlog.com), le 4 juin 2009, permet de mesurer combien les choses ont changé. Luban nous rapportait que des “neocons”, aujourd’hui, voteraient (auraient voté) pour Ahmadinejad, pour le radical contre le modéré ; cela nous permet de conclure que la contestation du résultat de l’élection (Ahmadinejad vainqueur surréaliste), et les troubles et l’incertitude politiques qui l’accompagnent, constituent plutôt, pour eux, un contretemps.

« Lors de la conférence tenue par le Fondation Heritage sur le processus de paix au Moyen Orient (qui, ainsi que je l’ai écrit hier, avait pour objectif initial d’aborder la question, rejetée par la quasi totalité du monde, de la « solution à trois Etats » pour Israël et la Palestine), Daniel Pipes, directeur du Forum du Moyen Orient, a fait une remarque particulièrement révélatrice alors qu’il parlait des prochaines élections présidentielles en Iran. »

« On me demande parfois pour qui je voterais si je participais à ces élections, et je pense que, après réflexion, je voterais pour Ahmadinejad. » a-t-il dit. Il a poursuivi en expliquant qu’il « préférerait avoir un ennemi direct et visible qui réveille les gens avec ses propos insensés. »

Du côté officiel, notamment US, la première réaction a été la prudence la plus complète. Entre la déclaration qu’on devrait reconnaître la victoire d’Ahmadinejad, même si “l’on suit la situation des plaintes de ceux qui affirment qu’il y a eu des fraudes”, et celle qui dit que, quel que soit le résultat, la politique actuelle de recherche de dialogue et d’arrangement se poursuivra, la chose est évidemment toute de prudence… Hier, 14 juin 2009, Bloomberg.News rapportait ces réactions de l’administration Obama : « Le gouvernement Obama ne compte pas se désengager en Iran et n’abandonnera pas le projet de traiter avec le Président réélu, Mahmoud Ahmadinejad, alors même que des plaintes lui sont adressées par les adversaires du Président selon lesquelles les résultats de l’élection ont été truqués. Le Gouvernement a conclu qu’il est nécessaire de poursuivre les efforts pour convaincre le régime d’abandonner son programme nucléaire, et de traiter la situation telle qu’elle est, et non telle qu’ils la voudraient, comme l’a dit, sous couvert d’anonymat, un responsable américain. »

L’explication est vite dite, à commencer par le constat que nous ne sommes plus du tout au temps de GW Bush où les illusions (attaque de l’Iran, “regime change” pour changer le Moyen-Orient, etc.) volaient bas. En gros, il y a deux camps et quelques considération :

• Les extrémistes, minoritaires, comprenant aussi bien les restes des “neocons”, les Israéliens lorsqu’ils ne sont pas contenus par l’administration Obama, quelques Européens lorsqu’ils sont complètement irresponsables (il faut voir les scénarios secrets envisagés par la présidence tchèque de l’UE, débouchant tous sur l’inéluctabilité d’une attaque), – tous ceux-là caressent l’idée que tout devrait se terminer par l’attaque contre l’Iran, comme au bon vieux temps. Mais le paradoxe est que, pour cela, il faut le calme… Il faut que Ahmadinejad reste en place, plutôt dans le calme paradoxal de ses positions extrémistes, pour faire croire à la mise en place d’une structure d’agression nucléaire d’Etat. Le désordre est beaucoup moins convaincant pour justifier une attaque, – sans parler de l’hypothèse d’un président modéré lorsqu’elle flottait encore.

• La nouvelle tendance (Gorbatchev dirait l’amorce d’une esquisse de “nouvelle pensée”), née du départ de GW Bush, des revers occidentaux divers, de la crise financière qui accélère notre déclin et réoriente les priorités en exposant les faiblesses du système, de l’arrivée de l’administration Obama qui veut faire quelque chose avec Téhéran, y compris aux dépens de Tel Aviv… Pour toutes ces raisons, rien ne vaut pour l’instant un Iran stable, avec lequel on puisse parler, négocier, etc. Dans ce cas également, Ahmadinejad ferait l’affaire s’il faut en passer par là, et, encore mieux, bien sûr, son concurrent identifié comme “modéré” mais pas du tout au prix d’une guerre civile.

• D’une façon générale, tout le monde, à l’Ouest, est en retraite, après les coups divers que notre système a essuyés (par l’administration Bush, excellente dans ce sport, la crise, les finances qui s’effondrent, bla la bla). Même les plus durs sont en retraite, n’imaginant que la possibilité d’une attaque qui demande impérativement que l’“Hitler” de service (Ahmadinejad) soit sérieux et bien stable, pour faire croire à une menace sérieuse. Tout le monde craint un Iran en désordre, car personne ne voit une seule conséquence de ce désordre qui ne serait pas défavorable à l’Ouest, quelle que soit la tendance. (Conséquences sur l’Irak et sur le Moyen-Orient qui tente de panser ses plaies, conséquences sur l’Afghanistan et sur le Pakistan où la situation est bien assez déstabilisée, etc.) • Comble du comble du paradoxe : l’Iran n’a même pas la bombe ! L’existence de la bombe aurait pu alimenter l’argument de troubles menant à la prise de contrôle de l’arme par des extrémistes, excellent argument de propagande pour promouvoir une attaque (cela pour les “neocons”, mais aussi pour certains modérés qui craignent par-dessus tout une bombe aventurée dans des mains irresponsables).

Une démonstration par l’absurde est en train d’être faite, sous nos yeux…

De la hiérarchie des responsabilités

… Démonstration de la nécessité de l’Iran comme facteur fondamental de stabilité. Historiquement, la crise actuelle montre que l’Iran a gagné ses galons de grande puissance régionale, parce que toutes ces réactions reviennent dans tous les cas à s’inquiéter des conditions de désordre, par conséquent à appeler de leurs vœux un Iran stable. Nous sommes en train de découvrir que l’Iran stable est désormais un facteur fondamental de la stabilité du Moyen-Orient, qui est désormais le but officiel de l’Occident pour cette région. Beau résultat après six ans de crise ouverte ; belle démonstration de l’efficacité de la politique occidentale menaçant pendant trois ans (2005-2008) d’une façon ouverte d’une attaque militaire, un pays classé “insupportable”, renforçant ainsi le régime en place qui est l’objet de notre détestation humaniste par cette politique de menace qui met le plus gravement en cause la souveraineté du pays ; belle démonstration, pour en arriver à espérer discrètement que ce pays apaise vite, d’une façon ou l’autre et si possible d’une façon “convenable” et démocratique, des désordres qui pourraient ouvrir la porte à l’aventure…

Nous avons sous les yeux les effets indirects et paradoxaux de notre politique déstructurante, – car c’en est un fameux, d’effet indirect et paradoxal, de se trouver peu ou prou prisonnier de la situation intérieure brutalement explosive d’un pays qu’on a tenté de déstabiliser et de déstructurer pendant plusieurs années. A côté de la fine analyse du Times de Londres, qui réclame un durcissement diplomatique US contre Ahmadinejad reconstituant la politique de la non moins fine équipe Washington-Londres-Tel-Aviv de l’époque Bush, il y a l’analyse de Shirin Sadeghi, Américaine d’origine iranienne, consultante et ancienne journaliste pour la BBC et Al Jazeera, sur Huffington Post le 14 juin 2009. Sadeghi est sans aucun doute adversaire déclarée du régime actuel, partisane d’une démocratie iranienne laïque et critique féroce de la République islamiste iranienne telle qu’elle est en place et fonctionne, adversaire de Ahmadinejad, et ainsi de suite… Elle n’est pas sotte pour autant et elle se souvient de ses origines iraniennes.

« … Mais il est certain que la meilleure chose que le Gouvernement Obama puisse faire pour assurer la survie de la République est de continuer à isoler l’Iran. La rhétorique fractionnelle d’Ahmadinejad fonctionne grâce à l’idée selon laquelle il serait terriblement embarrassant pour Obama de négocier avec lui. Mais si le Gouvernement Obama vise de meilleures relations avec le monde musulman, il doit améliorer ses relations avec l’Iran publiquement, pas secrètement. »

« Tout d’abord, l’Amérique doit prendre ses distances avec les débats sur les élections frauduleuses : le gouvernement américain n’a pas encore la légitimité de condamner les votes usurpés après ses dernières propres élections frauduleuses. Ce n’est d’ailleurs pas le rôle du gouvernement américain de juger des élections nationales d’autres pays – ce type d’ingérence ne fait pas bonne figure du point de vue de la diplomatie ou de l’impartialité. De plus, cela va dans le sens des demandes répétées d’Ahmadinejad qui souhaite que les Etats-Unis travaillent dans le sens d’un changement de régime. »

« Il doit cesser d’envisager de nouvelles sanctions et doit progressivement appliquer les sanctions actuelles. Il ne doit pas sous-estimer les fortes capacités et la puissance organisationnelle du système clérical – un réseau qui évolue depuis plusieurs siècles et qui a réussi à mener les leaders iraniens de tous bords bien avant que les ulémas ne deviennent les pourvoyeurs de la religion de l’Etat iranien il y a 500 ans. »

« Il doit cesser les projets de guerre contre l’Iran et condamner ce type de rhétorique fanatique chez toutes nations. Ce débat représente une posture aggressive qui renforce la crédibilité de l’Iran chez des millions et des millions d’islamistes, de musulmans, et d’habitants non-musulmans du tiers-monde qui se sont tout tournés vers l’Iran, y trouvant la plus forte source d’opposition à l’hégémonie américaine. »

« Il doit entamer un dialogue direct avec l’Iran. Les critiques extérieures et les discours transocéaniques affaiblissent la crédibilité des deux camps en créant une scission là où devraient se tenir des discussions diplomatiques ».

Que faire de l’Iran ? Formulons différemment la question : que faire de l’Occident ? Depuis vingt ans (prenons ce terme pour rester dans la séquence), l’Occident poursuit une politique d’ingérence et de critique ouverte des autres, une politique que nous qualifions de déstructurante. Tout cela est basé sur l’affirmation arrogante, infantile et mécanique de la supériorité d’un système dont on mesure chaque jour l’infamie et l’imposture, – nous parlons du système occidental, sans aucun doute. S’il est jugé légitime de critiquer l’élection iranienne et ses magouilles, les troubles qui en résultent et les manipulation d’Ahmadinejad, n’est-il pas alors tout aussi légitime pour les autres de critiquer fondamentalement un système qui affirme avec tant de hauteur sa supériorité et qui n’est pas capable d’attirer plus d’un tiers de ses citoyens pour renouveler le Parlement européen, dans une caricature honteuse de démocratie transnationale où les volontés populaires sont absolument ignorées ? S’il est jugé légitime de critiquer l’extrémisme d’Ahmadinejad, n’est-il pas justifié pour les autres d’en faire au moins autant, nous qui avons la force en plus pour traduire nos anathèmes en actes, à l’encontre de notre politique d’un extrémisme épouvantable, avec les manipulations qui vont avec, telle qu’elle se manifeste avec zèle et constance, du Kosovo à l’Irak, des excès de la croisade anticommuniste à la bonne conscience de la croisade anti-islamiste ? (Au reste, pour trancher le débat général sur nos responsabilités et notre politique radicale et encore mieux mesurer les fondements de la situation actuelle, Obama nous a récemment et opportunément rappelé que la situation en Iran est due à un enchaînement dont la source est un coup d’Etat machiné en 1953 par le couple CIA-MI5, liquidant le démocratiquement élu Mossadegh.)

Que valent ces exclamations outragées devant les conditions des régimes “démocratiques” des autres lorsqu’on conduit une politique de relations internationales suprématiste de force, d’ingérence et de menaces enfantée par un système dominant par la force, dont l’illégitimité est avérée, dont la course alimente une structure crisique qui menace la survie de l’humanité ? Comme d’habitude, comme à chaque crise “des autres”, leur crise a d’abord l’effet de nous révéler à nous-mêmes. Comme d’habitude, le constat qu’il nous faudrait donc une “nouvelle pensée”, comme l’a rappelé Gorbatchev ; comme d’habitude, l’observation qu’elle commencerait par la mise en cause de nous-mêmes par nous-mêmes, par simple logique de reconnaissance de la hiérarchie des responsabilités des politiques et de la responsabilité de la puissance dominante. Il n’y a évidemment rien de très original dans de tels propos. La malheureuse situation iranienne n’y change rien.