Egalité et Réconciliation
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Quand Kouchner disait "oui" à la guerre en Irak...

Le philosophe André Glucksmann, l’écrivain Pascal Bruckner et le cinéaste Romain Goupil ont signé un appel en faveur d’une intervention en Irak afin de libérer le peuple de la dictature. Ce courant reste cependant minoritaire.

Ils ont conscience de nager contre le courant et, pour ces intellectuels qui, en France, se prononcent publiquement pour l’"intervention" et un changement de régime en Irak, il s’agit, après une période de perplexité, de marquer une date. Si leur argumentaire rappelle celui de la première guerre du Golfe, le climat a changé. Au début des années 1990, les allusions à l’esprit "munichois" servaient à critiquer les pacifistes. Une tendance qui a toujours cours, mais en sourdine. D’autant plus que les "pro-intervention", même s’ils tentent de s’organiser, sont extrêmement minoritaires, contrairement à la situation d’il y a douze ans.

Ainsi, une enquête d’Ipsos sur l’opinion que les Français ont de la crise irakienne - réalisée pour France 2 les 7 et 8 mars auprès d’un millier de personnes - chiffre-t-elle à 25 % la proportion de ceux qui jugent justifiée la position américaine - en rangs plus fournis chez les électeurs de droite que de gauche (36 % contre 17 %)."Nous sommes des voix discordantes", concède le philosophe André Glucksmann, qui a signé, avec l’écrivain Pascal Bruckner et le cinéaste Romain Goupil, un appel intitulé "Saddam doit partir de gré ou de force" (Le Monde du 10 mars).

A l’origine de cet appel, une longue discussion "entre personnes qui ont l’habitude d’être minoritaires", assure-t-il. Estimant Saddam Hussein "plus cruel que Milosevic et plus dangereux" et rappelant qu’ils avaient appelé, dès 1991, à faire cesser la politique de purification ethnique menée par l’ex-président de la Fédération yougoslave en Croatie et en Bosnie, les trois signataires s’indignent que les manifestations pour la paix masquent, sous les slogans contre George Bush, les souffrances que le régime fait endurer au peuple irakien.

"L’intervention au Kosovo ne s’est pas faite sous le parapluie de l’ONU, dit le philosophe. A certains moments, l’ONU est incapable de prendre les décisions. Au Rwanda ou au Cambodge. C’est ainsi, alors que je soutenais les réfugiés sud-vietnamiens -dans l’opération "un bateau pour le Vietnam" en 1978-, j’ai quand même applaudi à l’intervention de l’armée vietnamienne contre le régime des Khmers rouges parce qu’ils ont fait cesser le massacre !" Engagé aujourd’hui contre la guerre en Tchétchénie, il estime "désolante" la constitution, autour de Jacques Chirac, d’un "axe de la paix" dans lequel on trouve la Chine et le président russe Vladimir Poutine.

Cette position commence à porter au-delà des frontières. Le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung lui consacrait, le 12 mars, un article dans ses pages culturelles. De même, dans l’International Herald Tribune, M. Glucksmann a reproché à Paris et à Berlin de reproduire "l’argumentaire des "mouvements de la paix" staliniens" de la guerre froide. "Je ne pourrais pas me regarder dans la glace, dit-il au Monde, si je ne faisais rien pour empêcher que Saddam Hussein reste au pouvoir jusqu’à sa mort". Il ajoute : "En tant que citoyen, j’ai voulu envoyer un signe à mes amis de l’est de l’Europe pour qui je me sens honteux". Il fait allusion aux reproches de Jacques Chirac à l’encontre des pays candidats à l’Union européenne qui ont signé un appel à présenter un front unique avec les Etats-Unis - où l’on trouvait la signature de l’ancien président tchèque Vaclav Havel.

Bernard Kouchner a exprimé des positions proches de MM. Glucksmann et Goupil. Un autre militant humanitaire, Jacky Mamou, ancien président de Médecins du monde, juge, à titre personnel, que "sur le champ de l’humanitaire, le devoir d’ingérence existe toujours, surtout face à un régime qui viole les droits humanitaires et pour lequel il faut créer un Tribunal pénal international ad hoc". "De facto,écrit-il dans un texte qu’il fait circuler "en interne", (...) "l’agenda" des grandes puissances ou de l’ONU n’est pas le même que celui des humanitaires. Pour de mauvaises raisons, il peut y avoir des interventions militaires qui répondent aux secours de populations martyrisées". Mais il s’inquiète des conséquences d’une guerre sur une population irakienne fragilisée par l’embargo.

Encore informelle, la constellation de ceux qui, à des titres divers, se refusent à la ligne dominante hostile à l’intervention noue des contacts. Député (UMP) de Paris, Pierre Lellouche avait convié à déjeuner, samedi 8 mars, un certain nombre d’intellectuels partisans d’une guerre contre l’Irak ou perplexes devant un éventuel statu quo à Bagdad : André Glucksmann, Alain Finkielkraut et Romain Goupil. Un autre appel a été publié dans Le Figaro, lors de la manifestation contre la guerre du samedi 15 février, autour de Michel et de Florence Taubmann, pasteur à l’Oratoire du Louvre, où il est notamment avancé que "la chute de la dictature irakienne sera un avertissement aux apprentis sorciers nord-coréens", et qui est signé par l’historien Pierre Rigoulot, directeur de l’Institut d’histoire sociale. Des débats contradictoires ont lieu régulièrement à l’Oratoire devant un certain nombre d’experts. Parmi ceux qui ont rallié l’appel du Figaro, on compte quelques intellectuels et historiens spécialisés dans la lecture critique du passé communiste, comme Illios Yannakakis ou Jean-Louis Panné. "C’est une préoccupation des chercheurs qui ont travaillé sur l’histoire du communisme, et dont certains sont passés par des formations d’extrême gauche, que de placer la défense de la démocratie avant le souci gaulliste de l’indépendance", commente M. Rigoulot, un spécialiste de la Corée du Nord. Le sociologue Shmuel Trigano, de l’université de Paris-X, auteur récent de L’Ebranlement d’Israël (Editions du Seuil), a également paraphé ce texte.

"Nous refusons ce consensus de Krivine à Le Pen", dit M. Taubmann, journaliste à Arte, qui juge cependant la situation "complexe" et se dit plus favorable à la pression militaire qu’à la guerre proprement dite. Il refuse un veto français dont la conséquence pourrait être, au-delà de l’Irak, la chute du premier ministre britannique le plus "européen" de l’histoire de la Grande-Bretagne.


Source : http://www.lemonde.fr