L’air du temps est aux considérations sexuelles. Entre LGBTisme, identité de genre, majorité sexuelle, éducation ou droits sexuels, la sexualité est systématiquement traitée avec faveur et publicité. Le « sexe », dans son écrin iconographique banalisé, est une ambiance dans laquelle nous baignons constamment. Lorsque cette sexualisation du débat est accolée à l’enfance, cela crée inévitablement un certain malaise. Faites un micro-trottoir sur les caractéristiques de l’enfance, et on vous répondra certainement : jeux, insouciance, école, bêtises, imagination, apprentissage… Certainement pas sexualité. Un souffle rousseauiste nous encourage toujours à croire que nos bébés naissent sans défaut. Il se produit ainsi un tiraillement instinctif entre l’imaginaire de pureté associé à l’enfance, et dans une moindre mesure à celui des premiers émois adolescents, avec des tendances sociétales beaucoup moins innocentes. L’apparition dans le débat d’une notion surreprésentée renseigne sur un contexte idéologique en rupture avec le passé.
La vision anthropologique classique de l’enfance
D’un point de vue strictement sémantique, le mot anglais grown-up est déjà bien plus significatif que sa traduction française. On pourrait dire que le vocabulaire français porte en lui une carence. En effet, « être adulte » ne traduit pas suffisamment le processus de maturation physique et intellectuelle qui accompagne le passage de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte. Pour qu’il le devienne, il faut que s’opèrent en lui des transformations qui, bien que banales, sont nécessaires et définitives. Il passe obligatoirement par des étapes intermédiaires avant de prendre pleinement sa place dans la société des hommes, où il pourra – éventuellement – mettre sa pierre à l’édifice. Cette notion classique de transformations est déjà présente chez Spinoza. Le professeur de philosophie Pascal Sévérac, dans ses commentaires sur la philosophie de l’éducation et de l’enfance selon Spinoza, développe :
« Jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas réussi (c’est-à-dire, d’un point de vue spinoziste, la nature n’a pas réussi) à fabriquer des adultes qui n’aient été d’abord des enfants. Spinoza en ce point rejoint le sens commun : l’enfance – surtout la petite enfance (infantia) dont il est question dans ce scolie – est peut-être un âge de faiblesse, d’impuissance, d’ignorance, mais c’est un état par lequel il faut bien passer, puisque nul ne naît adulte, ou bébé-adulte ». [1]
Si l’enfance est bien une « chose naturelle et nécessaire » selon Spinoza, dotée d’une nature, elle n’en est pas pour autant fermée sur elle-même. Elle est dynamique et en développement. Plus proche de nous, et dans un autre registre, la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto avait une autre façon d’illustrer les transformations du corps et de la psyché de l’adolescent en écrivant que « la mue est un état de maladie normale ». Son complexe du homard traduit bien l’idée du passage d’un état ancien à un état nouveau, tant pour le corps que pour la psychologie, qui ne se fait pas sans adaptations ni remaniements. Ces réflexions, philosophiques ou psychanalytiques, sont compatibles avec la connaissance bien balisée du développement psychomoteur des enfants, à travers notamment l’apport du psychologue russe Lev Vygotsky et de l’épistémologie génétique du biologiste et psychologue suisse Jean Piaget. La notion de double transformation y est également centrale, dans la mesure où le développement moteur est partie prenante du développement cognitif. L’enfant suit donc une progression prévisible, en fondu-enchaîné de paliers de maturation, lui permettant – si tout se passe bien – d’avoir accès à une pensée abstraite et aux prémisses d’un raisonnement juste, dans un corps devenu adulte. Ainsi, le fait que les enfants « deviennent » quelqu’un qu’ils ne sont pas encore, peut difficilement être remis en question. Cela ne les empêche pas d’ailleurs, en attendant, d’être des personnes à part entière.
Enfance 2.0
Mais depuis la fin du siècle dernier, la construction sociale et symbolique de l’enfance s’est très largement modifiée. La tendance actuelle, appuyée par des travaux sociologiques récents, dessine un autre profil : une entité dotée d’une pensée propre, pouvant aller jusqu’à une forme de sagesse dont les adultes auraient beaucoup à apprendre, et parfois décrite comme émotionnellement indépendante. Cette vision plus moderne, promue notamment par les droits de l’enfant, prend aujourd’hui tout le devant de la scène. L’enfant a une parole et des opinions. Il est un créateur, capable de faire des choix et d’interagir avec des adultes. Cette évolution va de pair avec une transformation du statut des enfants, que l’on veut considérer comme des acteurs sociaux à part entière.
« Les travaux sur les "cultures enfantines", et le rôle social des enfants, connaissent actuellement un essor certain sous l’impulsion des concepts d’"enfant-acteur" et d’agency [2]. Ces recherches rompent avec la conception de l’enfant perçu comme un "adulte en devenir" et un réceptacle passif. Elles s’inscrivent dans la reconnaissance de celui-ci, en tant que sujet actif et créateur, initiée par la promulgation de ses droits et l’évolution de son statut ». [3]
Ambiguïté des droits de l’enfant
L’établissement de droits de l’enfant, adoptés tardivement par l’ONU à la fin des années 80, ne peuvent que réjouir les personnes sensibles à la maltraitance ou à l’exploitation des êtres vulnérables, par définition, que sont les enfants. Mais quelques petites réserves méritent d’être apportées sur le libellé de ces droits.
Ces droits s’articulent en effet autour de principes fondamentaux, à savoir non-discrimination ; intérêt supérieur de l’enfant ; droit de vivre, survivre et se développer ; et pour le dernier, respect des opinions de l’enfant [4]. On pourrait faire remarquer que ces principes entrent en contradiction les uns avec les autres et restent flous. En premier lieux, comme nous venons de le dire, l’état d’enfance est une discrimination de fait – physique et mentale – par rapport à l’état d’adulte. Enfants et adultes ne sont pas assimilables. Il faudrait donc mieux cerner la nature de l’égalité constituée, avant de parler de discrimination. La non-discrimination sur la valeur d’une vie, s’impose. S’il s’agit d’en finir avec une « pédagogie noire », pour reprendre l’expression d’Alice Miller, qui brise la volonté de l’enfant pour en faire un être docile et obéissant, chacun s’en réjouira [5]. On ne connaît que trop bien en effet, sous l’angle de la violence ordinaire au sein de certaines familles dysfonctionnelles, le mécanisme qui conduit un enfant battu, à battre à son tour. Mais la pente est glissante. Car, le respect des opinions de l’enfant n’est pas toujours compatible avec le respect de son « intérêt supérieur ». S’il s’agit de restreindre son enfant dans son orgie de glace chocolat-chantilly, cela prête à rire, plutôt qu’à conséquence. Pour des choix d’orientation professionnelle, il y aurait déjà plus matière à discussion. Mais il y a plus dramatique : cette question éternelle prend une douloureuse tournure avec la vague d’opérations transgenres qui déferle dans le monde occidental. Car oui, l’enfant et l’adolescent sont plus facilement manipulables. C’est une évidence lorsqu’on élève des enfants, ou que l’on s’amuse à suivre les modes changeantes de la jeunesse. La « pensée jeune » est majoritairement une pensée d’imitation ou d’emprunt.
Ainsi, dans la continuité de cette notion évoquée plus haut de maturité intellectuelle en voie de développement, il est crucial de réfléchir sur qui s’arroge le droit de définir ce qu’est l’intérêt supérieur de l’enfant. Assurer des droits factuels et non interprétables comme le droit d’être soigné, d’aller à l’école, ou de ne pas faire la guerre est louable et nécessaire. D’autres droits comportent un biais de formulation restrictif et enfermant. C’est le cas notamment quand le droit « d’être protégé des maladies » est conditionné par l’annonce que « la vaccination participe de ce droit », sans que ne soient envisagées d’autres formes de prévention ni de discussion sur son principe. D’autres encore ne sont que des vœux pieux impossibles à garantir. Sur quoi en effet est fondé le droit d’avoir une famille, d’être entouré et aimé ? Il n’existe pas d’assurance ni contre la mort, ni pour l’amour. Si c’était le cas, les orphelinats n’existeraient pas et nous n’aurions connu aucun chagrin d’amour. Il est incroyable au demeurant que les protocoles clairs et consensuels pour « protéger les enfants contre le recrutement dans les conflits armés » ou « la vente d’enfants (à des fins de travail forcé, adoption illégale, don d’organes…), la prostitution, ainsi que la pornographie mettant en scène des enfants » sont ceux qui restent facultatifs [6] ! Impossible dans ces conditions de s’en remettre aveuglément à ces instances mondialistes ou de leur accorder une confiance absolue.
La parole de l’enfant est à géométrie variable
Certes, écouter les hautes valeurs morales d’un enfant qui parle avec le cœur, en évoquant une réalité dérangeante sans les artifices de la diplomatie, est un bain régénérateur tout à fait recommandable. Si, de surcroît, les droits des enfants pouvaient permettre de rétablir la foi dans les paroles d’un enfant, ce serait également formidable ! Mais les professionnels de l’enfance maltraitée témoignent au contraire de la tendance inverse. Depuis la médiatisation du procès Outreau en effet, ils se plaignent d’un a priori de suspicion à l’encontre des enfants victimes, dont les propos sont régulièrement remis en cause [7]. Cela n’a rien d’étonnant. De quels moyens – quelle connaissance, quel recours, quel réseau – un enfant dispose-t-il pour se faire entendre ? Très peu lorsqu’il s’agit de son histoire personnelle, aux conséquences nulles pour la marche du monde. En revanche, le crédit de la parole des enfants est total, quand il cible les enjeux économiques mondiaux, l’écologie, et le climat. Subitement, plus de problème de connaissances ni de réseaux : tout est à disposition ! Notre Greta Thunberg internationale, trouve à 15 ans la ressource pour lancer « Fridays for Future », c’est-à-dire une grève scolaire hebdomadaire – avec la bénédiction et les encouragements des enseignants et des gouvernements – chaque vendredi, pour « dénoncer l’inaction des dirigeants politiques face au changement climatique et alerter sur l’imminence de la catastrophe écologique, en demandant notamment une réduction drastique des émissions des gaz à effet de serre ». Fichtre ! Un extraordinaire pouvoir de persuasion !
Enfants sages et/ou hyperactifs
Nous retrouvons le thème de la sagesse des enfants dans un registre moins officiel, mais qui reste planétaire et populaire. Le concept d’« enfants indigo », production de l’esprit New Age nord-américain au tournant des années 2000, cadre bien avec cette nouvelle vision de l’enfance. Les enfants indigo – ou enfants cristal dans les derniers développements du concept – sont censés être nés différents. Ils contemplent avec sagesse un monde auquel ils ressentent ne pas appartenir. Ils sont hypersensibles, précoces, ils ne supportent pas l’injustice. Ils sont rebelles et veulent changer les choses. Ils ont la caractéristique de ne pas avoir besoin d’attendre l’âge adulte pour se révéler au monde, et manifestent l’ambition de le sauver. Leur inadaptation au monde – entre sentiment d’être anormal, besoin d’être seul, besoin de se sentir libre, ennui à l’école, et observance d’un régime alimentaire spécial pour ne citer que quelques exemples – est perçue comme le signe d’aptitudes particulières. C’est peut-être le cas, pourquoi pas ? Ce qui est problématique pour le discernement en revanche, c’est qu’il existe une convergence entre la description clinique des enfants indigo et le diagnostic de TDAH (trouble de l’attention avec hyperactivité) :
« La description quasi clinique des enfants indigo par leurs promoteurs recoupe largement celle conduisant au diagnostic de TDAH. Tant et si bien que l’on peut donner une double description du même enfant, l’une offrant des promesses plus porteuses sur le plan narcissique. Le même type de recouvrement permet de recatégoriser des enfants en échec scolaire, autistes, dyslexiques, des "ados en crise", voire même n’importe quel comportement trivial d’un enfant, comme la frustration, l’impatience ou la bouderie ». [8]
La mise en avant de cette relève pour un monde nouveau, ainsi que la valorisation du syndrome d’Asperger, entretiennent une vision idéalisée de l’enfant, qui ne pouvait que flatter les parents d’enfants difficiles, dont le nombre ne cesse d’augmenter. Le message semble dire : « Qui sait, vous avez peut-être donné naissance à un être à haut potentiel, un génie incompris, un penseur en herbe, un grand humaniste ou peut-être un mystique en culotte courte. » Ainsi se distille l’idée que l’on a tort de considérer les enfants comme des enfants, puisqu’ils sont dans certains cas bien plus capables ou plus connectés que nous. Ainsi se crée un climat qui favorise l’abaissement de la majorité, pour le droit de vote, comme pour la sexualité. Et nous nous habituons au bizarre, au fluide et au décalé comme étant, non pas une preuve de déséquilibre ou d’inadaptation, mais une nouvelle norme socialement valorisée et acceptée.
Les droits sexuels et l’enfance
L’introduction récente du droit sexuel ajoute un enjeu supplémentaire au débat, puisqu’il concerne toutes les catégories d’âge depuis la naissance. Nous sommes obligés de faire le constat de l’évolution fulgurante des mentalités sur la courte période de quinze ans que nous venons de traverser. En voici une brève rétrospective.
En 2008, l’OMS fournit des « Standards pour l’éducation sexuelle en Europe ». Il s’agit d’une éducation sexuelle dite « positive », qui s’affranchit des questions liées aux maladies et à la reproduction, champ d’intervention pourtant attendu de la part de l’OMS. Ces standards ont pour objectif de « donner aux enfants et aux jeunes une éducation adéquate en matière de sexualité ». Ils « insistent sur la nécessité de commencer l’éducation sexuelle dès la naissance », avec des explications conséquentes sur les « compétences spécifiques que les enfants et les jeunes doivent acquérir ». Mais le texte n’est pas connu du grand public ni médiatisé à cette époque. Il sera cependant difficile de ne pas y voir une source d’inspiration dans les politiques éducatives, même si les pouvoirs publics se retranchent constamment derrière l’idée de principes directeurs non contraignants.
On se souvient ensuite de la polémique « ABCD de l’égalité » lancé en 2013, projet qui a du être abandonné, suite à la réponse de parents à travers les JRE (Journées de retrait de l’école). Le rapport d’évaluation de ce dispositif par l’Inspection analyse un effet de surprise et une rupture de confiance dans l’institution, et en tire une leçon. On y lit que « l’usage de la référence à la prétendue "théorie du genre" pour discréditer l’opération est le fait d’idéologues qui n’ignorent pas la manipulation à laquelle ils recourent », mais que « s’il n’était pas erroné de s’appuyer sur des "études de genre", l’usage du mot était assurément source de polémiques en communication publique ». Il faudra donc répondre « au manque manifeste d’information préalable des parents » [9]. Une invitation à plus de pédagogie à destination des parents en somme, mais comme on va le voir, le français est têtu.
En 2018, autre polémique suite à l’annonce de Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, pour l’application des « trois séances d’éducation à la vie affective et sexuelle ». Tous les média titrent « Non, vos enfants n’apprennent pas à se masturber à l’école » et les politiques s’insurgent contre ces rumeurs infondées [10]. Or, pour savoir si elles sont réellement infondées, il faut savoir lire entre les lignes. La rubrique Checknews de Libération du 30 août 2018 répond honnêtement à une question de bon sens sur les standards de l’OMS, en termes de programme d’éducation sexuelle destinée aux enfants de moins de 4 ans. Malgré la périphrase, il y est bien question en toutes lettres de masturbation enfantine précoce :
« Quant à la masturbation, pointée par les opposants à la théorie du genre dès la polémique de 2014, elle figure aussi dans ces standards entre 0 et 4 ans. Dans la catégorie "sexualité" de la tranche d’âge 0 à 4 ans, il est suggéré d’informer sur "le plaisir et la satisfaction liés au toucher de son propre corps, la masturbation enfantine précoce". » [11]
Pourtant, journalistes et élus continuent de parler de fausses rumeurs. Le très officiel rapport « Droits sexuels et reproductifs en Europe : entre menaces et progrès », consultable sur le site Vie publique, affirme, toujours en octobre 2019, que « la contestation contre l’éducation à la sexualité se nourrit largement de fausses informations et de rumeurs (apprentissage de la masturbation aux jeunes enfants, « promotion » de pratiques comme la sodomie) largement relayées sur les réseaux numériques » [12]. Passons.
Puis en décembre 2022, une étape supplémentaire est franchie lorsque le Premier ministre publie que « les enfants transgenres pourront désormais utiliser le prénom de leur choix à l’école » [13]. La théorie du genre n’est donc plus du tout à ce jour une rumeur complotiste : elle est prise en compte et officialisée à l’école depuis plus d’un an. Quant à la masturbation des bébés, il en a été question très récemment à propos d’un cours d’éducation sexuelle donné au collège Jules-Ferry à Tours, début février 2024. Comme toujours, il existe deux versions opposées de cet événement. Le site Profession gendarme rapporte les propos d’élèves et de parents en ces termes : « Le sujet principal qui est ressorti du début de la séance, qui a duré 45 minutes, était sur la masturbation des bébés, que c’était bien de la pratiquer, que c’était agréable » [14], alors que France 3 de son côté relate une toute autre vision des faits en parlant de clichés à la vie dure : « Il y a encore cette vieille idée qui dit que si on parle de sexualité, cela va encourager les jeunes à la masturbation ou à passer à l’acte, mais c’est faux » [15]. Ainsi, il faut bien admettre que malgré les résistances, les standards de l’OMS tracent inexorablement leur route dans les médias et dans les mentalités.
Mais la question occultée – ou qui reste en suspend – est que l’éducation à la sexualité, généralement présentée comme un « outil majeur d’émancipation » permettant de « connaître ses droits en matière de sexualité », ne définit jamais clairement son objet. La moindre des choses en effet aurait été de cerner ce qu’on entend par « sexualité enfantine », sans quoi devient palpable le risque de raisonner ou de légiférer sur des prémices fausses.
Une référence absolue
De façon souterraine, en deçà des accélérations récentes, un autre incubateur de mentalité, actif celui-ci depuis 100 ans, peut être vu en la personnalité de Sigmund Freud. La sexualité en effet est un thème biaisé par ce qu’on appelle la culture freudienne, et ses raccourcis conceptuels. Sa formulation « sexualité enfantine » est devenue une référence, et a sans doute joué son rôle pour établir une sorte de consensus sociétal sur la question. Pourtant la sexualité enfantine est une idée aux contours médicaux pour le moins inexacts. Il y a en effet une grande différence entre un postulat psychanalytique, un protocole pédagogique, et le fonctionnement physiologique du corps. Freud s’est allègrement affranchi des réalités physiologiques en parlant de sexualité et notamment d’instinct. Cette notion d’instinct demeure encore au centre de la définition de la sexualité par notre bonne vielle Académie française, qui la décrit comme la somme « des comportements relatifs à la satisfaction de l’instinct sexuel ».
On doit au docteur Jean Gautier d’avoir sérieusement étudié la sexualité dans le registre imparable de la physiologie. Il a examiné en détail s’il existe un instinct sexuel chez l’être humain, en particulier chez l’enfant, et se livre à une critique très argumentée de la théorie freudienne au long des 500 pages de l’ouvrage Freud a menti, dans lequel il oppose des faits et des données endocriniennes aux différentes entités psychologiques des théories freudiennes [16]. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’instinct sexuel chez les animaux est lié au fonctionnement glandulaire : lors du rut, la glande génitale reproductrice s’hypertrophie ; alors son atrophie provoque le repos sexuel. Le phénomène est identique chez le mâle et chez la femelle. Mais le mot instinct a très mal été choisi pour décrire la sexualité humaine, pour la bonne raison… qu’il n’existe pas chez l’homme. En effet, un instinct a une définition précise en physiologie. Il a pour particularités foncières d’atteindre tous les individus d’une espèce, à la même période de l’année, dans les mêmes conditions, et avec l’incapacité absolue de s’y soustraire par la seule volonté. Fermez les yeux et imaginez une plage paradisiaque, où tous les jeunes gens courent de concert, non pas vers la mer comme les bébés tortues fraîchement écloses, mais les uns vers les autres dans un ballet torride et pittoresque !
Heureusement pour notre fantaisie et notre libre-arbitre que le désir sexuel humain est variable d’un individu à l’autre, et d’une époque à l’autre chez le même individu. Il peut être tout autant d’origine organique, qu’émotionnelle ou intellectuelle. Pour ceux qui sont touchés par la grâce, le désir peut être provoqué et alimenté par les trois ensembles. Et bien sûr – il n’est pas inutile de le rappeler – il peut être vaincu par la volonté. C’est ce qui a fait conclure au docteur Jean Gautier que « l’instinct sexuel n’est qu’une expression verbale et non un fonctionnement ».
La sexualité vue par Freud reste triste et étriquée. Freud a parlé d’instinct sexuel sans même aborder la notion de jouissance sexuelle. Alors tonton, était-ce tabou ? Le docteur Jean Gautier précise les choses :
« Toutes les glandes physiologiques contribuent plus ou moins à cette jouissance et y tiennent une place plus ou moins importante. Nous nous cantonnerons à dire que la grande promotrice et indispensable à la jouissance sexuelle, celle qui est en cause foncière est la thyroïde. En effet, l’absence de cette glande ou son insuffisance grave prive l’individu de toutes tendances sexuelles, de tout besoin génésiques, de tout ce que les psychanalystes ont appelé à tort : "instinct sexuel". » [17]
La culture psychanalytique véhicule l’idée que l’inconscient règne en maître sur l’esprit humain, que la libido et la sexualité dirigent nos actes et nos pensées. Pourtant, l’œuvre de Victor E. Franckl, reconnue mondialement mais moins connue médiatiquement, montre une facette tout à fait différente. Frankl et ses élèves ont prouvé que l’homme contemporain ne souffre pas tant de frustration sexuelle ni d’infériorité, mais bien plus de frustration existentielle, c’est-à-dire une frustration de la volonté et de la conscience. Le sentiment de futilité et l’absence de sens à l’origine d’un grand sentiment de vide, sont pour eux les véritables maladies de la vie moderne dans les sociétés technologiques. [18].
En somme, le grand promoteur de nos existences, tel que Freud le décrit, n’existe pas. Il n’est pas d’instinct permanent sans variation. Et puisque la jouissance est le fait de la thyroïde, c’est ce qui explique qu’elle puisse provenir de causes les plus diverses. La sympathie, l’attirance, l’alchimie ou la vibration émotionnelle, qui sont corrélées à ce que la personne déclenche dans sa thyroïde, explique – sans réussir à le décortiquer tout à fait – le mystère et les délices du désir. Confondre un instinct animal avec une pulsion, ou avec ce qui entre dans le champ du désir est très préjudiciable pour la compréhension de la nature humaine. Ce serait faire table rase des particularités efficientes de l’esprit humain : mémoire, raisonnement, analyse, volonté, ou sens moral. Voilà pour l’héritage freudien qui a néanmoins réussi à colorer notre paysage sexuel commun d’une façon – il fallait s’y attendre – tout à fait inconsciente...
Abus de langage et amalgames
L’OMS va plus loin en revanche, et complique l’équation. La modification de sa définition de la sexualité dès 2006 brouille encore plus les cartes. La sexualité humaine devient « un aspect central de la personne humaine tout au long de sa vie » dans une perception fourre-tout qui permet des développements conceptuels à l’infini, tout en s’éloignant encore plus du fonctionnement du corps. Or, s’il faut certainement différencier la génitalité de la sexualité, l’écart entre les deux ne cessant de se creuser, il permet la justification de tout et n’importe quoi, et effectivement à tous les âges. Est-ce que le petit enfant, dans la découverte de son corps et accessoirement des zones érogènes associées, doit vraiment faire l’objet d’un accompagnement pédagogique normalisé ? Ce qui se fait naturellement depuis la nuit des temps, sans qu’on ait besoin de le prévoir ou le préciser en « compétences croissantes » est-il vraiment une priorité comparé à l’illettrisme ou aux difficultés de concentration ? Encore une fois, il est très intéressant de retourner aux possibilités du corps pour se faire une idée incarnée de la question. Sur quelles bases de réalité physique la « sexualité des enfants » s’appuie-t-elle ?
« L’enfant est un cul-de-jatte sexuel »
En réalité, il n’y a pas une, mais trois pubertés. Si le désir sexuel humain est variable et personnel, les trois pubertés sont strictement organiques. Ce sont elles qu’on pourrait assimiler à de l’instinct, comme le rut.
La première puberté survient au 8e jour, et dure 3 semaines. C’est un phénomène purement glandulaire puisque le système nerveux est immature, et que sa myélinisation ne se terminera que 9 mois après la naissance. Bien des mamans étonnées ont pu observer l’état congestif des organes sexuels et des glandes mammaires de leur nouveau-né.
La deuxième puberté voit l’apparition des organes sexuels secondaires et de la pilosité. Cette étape s’accompagne de modifications importantes du psychisme et des sentiments.
Quant à la troisième puberté, elle coïncide avec l’apparition des cellules reproductrices, spermatozoïdes et ovules. Elle correspond aux premières ovulations chez la fille et peut passer inaperçu chez le garçon, si ce n’était l’apparition de l’excitation sexuelle et des pertes séminales. Le rut n’étant possible que grâce à la fonctionnalité des gonades, et sachant de surcroît qu’il disparaît par la castration, il n’y a donc pas de préoccupation sexuelle avant la deuxième puberté. C’est aussi simple que cela. À l’image du cul-de-jatte ne pouvant gagner une course (orthèses de type handisport exceptées !), alors, selon l’excellente formule de Jean Gautier, nous pouvons tomber d’accord sur le fait que l’enfant est un cul-de-jatte sexuel.
Mais il existe une autre réalité physiologique : il n’est nul besoin de puberté pour amener à maturité les cellules reproductrices, puisque la formation des organes génitaux s’effectue en même temps que la croissance corporelle. Même si elles participent à cette fonction, elles ont un autre objet que l’activité sexuelle et la reproduction. C’est justement le fait que l’évolution des cellules reproductrices ne corresponde pas aux pubertés qui a permis au docteur Jean Gautier de comprendre que l’évolution glandulaire conduit essentiellement au développement à la fois intellectuel et sentimental de l’adolescent. Un développement qu’elle est capable de moduler et de perfectionner. En d’autres termes, la maturité glandulaire influence la personnalité, et c’est là son rôle le plus important. Par exemple, un événement primordial lié à la 2e puberté est l’apparition concomitante de la volonté, qualité qui distingue l’homme des animaux. Pour illustrer cela, la médecine a bien décrit l’aboulie des eunuques. La troisième puberté sera ensuite à l’origine de nouveaux développements : à savoir, toujours pour citer Jean Gautier, chez le garçon, les sentiments nobles et désintéressés, l’altruisme et l’esprit de synthèse ; et chez la fille, l’amour maternel. La croissance du corps comme celle de la mentalité et de l’intelligence n’est pas transmise par l’hérédité, puisque ce processus peut être arrêté en route ou accéléré, en fonction des défaillances du système glandulaire ou de son équilibrage. Pour faire un aparté sur l’importance des régulations glandulaires, Jean Gautier avait montré, expériences à l’appui, et à l’encontre de la psychiatrie de son temps qui adhérait à la théorie des lésions du cerveau dans les démences, que les troubles glandulaires étaient à l’origine de maladies mentales. C’est donc un équilibre hormonal global qui est à rechercher. Restreindre le phénomène de la puberté à un instinct est une façon de nous ramener sans cesse à notre part animale. Car chez l’homme, le libre arbitre, la responsabilité et de hautes valeurs morales permettent de commander la sexualité.
Conclusion
Si quelque chose ne change pas au quotidien pour les professionnels de la petite enfance, c’est bien l’expérience de côtoyer le « peuple enfant », selon l’expression consacrée par le philosophe Alain. Cet espace de transition, entre la naissance – voire la vie utérine – et l’âge adulte, est une période à part entière, essentielle et incompressible, dont l’accélération voulue peut faire craindre la survenue de dysfonctionnements supplémentaires à gérer. Traverser sans trop d’écueils le temps de l’enfance est de ce point de vue-là une garantie contre les regrets d’une insouciance non vécue dans le meilleur des cas, ou contre les malfaçons préjudiciables à l’exercice d’une maturité efficiente dans d’autres. Quant à la « sexualité » des enfants, si les joutes philosophiques, ou les arguments sociologiques sont toujours discutables, on peut beaucoup plus difficilement maquiller une vérité physiologique. Ce qui permet l’usage du mot est seulement une évolution de vocabulaire, certainement pas l’évolution des besoins ni des capacités. Dans l’espoir de nous éviter un « meurtre de l’âme enfantine » supplémentaire, il serait d’utilité publique, d’associer à nouveau la question sexuelle à la maturité corporelle. Et ainsi rendre à l’enfant son corps d’enfant, inapte à la sexualité, pour le laisser grandir tranquillement et à son rythme, dans l’équilibre de ses glandes endocrines.