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Censure d’Eric Hobsbawm : La mauvaise mémoire de Pierre Nora

Pierre Nora oublie vite. Ou alors sa colère l’égare. Habitué aux éloges de la presse, la critique le déstabilise. Celui qui la formule ne saurait être que nostalgique d’une « culture de guerre civile » et victime d’« une certaine indigence de pensée ». Ainsi qualifie-t-il Perry Anderson, un historien internationalement reconnu par ses pairs et auteur de deux articles cinglants sur la vie intellectuelle française (1).

Directeur de collection chez Gallimard, fondateur de la revue Le Débat, membre de l’Académie française, géniteur (avec Alain Minc, François Furet et Pierre Rosanvallon) de feu la Fondation Saint-Simon, Pierre Nora dispose d’un privilège exorbitant : il peut se faire justice où et quand il veut. Au point d’obtenir que sa « réponse » à l’essai de Perry Anderson sur la « pensée tiède » figure... à la fin dudit ouvrage. « Au moment de m’y mettre, la plume me tombe un peu des mains », minaude l’offensé.

Il exècre l’idée d’être désormais connu comme le directeur de collection qui, en 1997, refusa de faire traduire en français un ouvrage majeur d’Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes. L’« attachement à la cause révolutionnaire » de l’auteur ruinait, selon Nora, ses perspectives commerciales (2). Le handicap idéologique ne se révéla pas aussi insurmontable que notre académicien feignait de le redouter, puisque, déjà publié en dix-neuf langues un an après sa sortie, le livre le fut également en français. Il s’en vendit 50 000 exemplaires. Pour Pierre Nora, le camouflet de la publication et de son succès reste cuisant : quand Perry Anderson évoque cette affaire en une demi-phrase, il s’attire une réplique de six pages.

Elles sont navrantes. Nora a d’abord l’inélégance de nous instruire que son ami François Furet (décédé en 1997) lui aurait glissé en confidence : « Traduis-le, bon sang ! Ce n’est pas le premier mauvais livre que tu publieras. » Attribuée à un mort, cette caractérisation du travail d’Eric Hobsbawm permet à notre académicien d’avancer que Le Monde diplomatique n’aurait décidé de pallier la défaillance de Gallimard que pour exploiter le scandale né de la censure politique de l’ouvrage (3). Autrement, Nora se demande s’il « aurait même eu les honneurs d’un compte rendu dans Le Monde diplomatique. (...) Aucun organe de presse, je me permets de le rappeler, ne s’était jusqu’alors aperçu de l’existence du livre ».

Ici Pierre Nora s’égare. Car nul ne saurait soupçonner qu’il mente : une recherche à la portée d’un historien débutant lui aurait révélé que Le Monde diplomatique n’avait pas attendu la censure éditoriale de Gallimard pour découvrir L’Age des extrêmes. Dès mars 1995, le mensuel consacrait un article de deux pages, signé de son ancien directeur Claude Julien, à la sortie du livre en anglais (4). C’est entendu : la pensée de Perry Anderson est indigente, Eric Hobsbawm ne laissera pas une « trace de feu dans l’historiographie », Le Monde diplomatique ne vit que pour le scandale. Heureusement que dans un univers culturel aussi dévasté subsiste un géant de la taille de Pierre Nora.

Serge Halimi, juin 2005

Source : http://www.monde-diplomatique.fr


Notes

(1) Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, suivi de La Pensée réchauffée, réponse de Pierre Nora, Le Seuil, Paris, 2005, 137 pages, 11 euros.

(2) Lire « Maccarthysme éditorial », Le Monde diplomatique, mars 1997.

(3) C’est probablement le sens du scandale du Monde diplomatique qui lui a fait également traduire et coéditer les ouvrages d’Edward Said, Culture et impérialisme (Fayard, 2000), d’Elias Khoury, La Porte du soleil (Actes Sud, 2003), de Moshe Lewin, Le Siècle soviétique (Fayard, 2003), de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe, 2005).

(4) Ce compte rendu parut également dans une livraison de Manière de voir (« Leçons d’histoire », Manière de voir, n° 26, mai 1995).