Egalité et Réconciliation
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Crise de l’euro, crise de la pensée européenne

L’appel au secours de la Grèce qui a fait vaciller l’euro n’est qu’un épisode parmi d’autres, et pas le dernier, d’un mal plus grave, plus vaste, qui frappe les États européens, et auquel la crise des subprimes américains, en 2008, se rattachait aussi.

C’est l’ébranlement profond de toutes nos structures économiques et sociales résultant de l’émergence des nouvelles puissances du sud-est asiatique dans le contexte d’une dérégulation complète des relations commerciales internationales. Émergence qui, dans ce contexte précis, produit la désindustrialisation, la montée du chômage, la déflation salariale et finalement l’évanouissement de la croissance qui à son tour rend insolubles tous nos autres problèmes de société, comme l’intégration des immigrés ou la survie des systèmes de retraite.

Entendons-nous bien. Le développement rapide du Sud-Est asiatique était inévitable et bien entendu souhaitable pour tous les peuples concernés. Mais il n’était pas dit qu’il devait se réaliser dans un tel désordre, causé par l’aveuglement américain et l’idéologie libre-échangiste des institutions européennes, qui ont bradé nos instruments de régulation au moment où nous en avions le plus besoin.

L’Europe va-t-elle aujourd’hui vers la marginalisation ? Vers la clochardisation ? C’est maintenant une issue possible, que nous devrons entièrement à la courte vue de nos politiciens et à l’irresponsable « gouvernance » européenne. Les peuples se détournent de plus en plus des institutions de Bruxelles, et ce sera peut-être un désastre supplémentaire que de voir un jour détruite cette indispensable coopération. Quelques remèdes existent encore, mais le temps qui passe rend leur utilisation chaque jour plus difficile. Essayons encore une fois.

L’euro a-t-il joué le rôle d’un bouclier contre la crise ? Oui, dans un sens limité : il a par définition empêché les fluctuations de changes à l’intérieur de la zone qui auraient gravement perturbé le commerce.

Mais il faut aussi placer la question dans une perspective plus large. Depuis vingt ans, la croissance ne cesse de décliner sur notre continent, vidé de ses forces par une ouverture internationale mal gérée, ou plutôt non gérée. Les États, lorsqu’ils ont senti le mal sans en comprendre encore les causes, n’ont su qu’emprunter pour « relancer » l’économie, et ensuite emprunter à nouveau quand les effets des emprunts précédents commençaient à s’affaiblir. Ils ont emprunté et incité les autres à emprunter (voir les subprimes), déversant désespérément des liquidités dans un tonneau sans fond.

Or au même moment l’euro a supprimé les indicateurs de marché internes à la zone. En collectivisant la gestion monétaire, il a permis à la plupart des pays membres de continuer à emprunter beaucoup trop longtemps, à des taux d’intérêt trop bas au regard de leurs mauvaises finances, et il a donné l’illusion d’un paradis artificiel. Il a aussi aboli l’indicateur des taux de changes internes dont la baisse aurait pu avertir les pays mal gérés d’un danger imminent. Et finalement, quand la crise arrive, non seulement elle est plus violente, mais il est plus difficile de s’en sortir car on ne peut utiliser ni la dévaluation, impossible, ni la déflation, inacceptable.

Ainsi l’euro n’a-t-il constitué un bouclier que provisoirement. À plus long terme, il a rendu la crise plus grave et plus difficile à gérer. Et ce n’est pas fini. Car les défenseurs de la monnaie unique, désemparés, ne voient plus comme solution que la fuite en avant dans l’augmentation des pouvoirs de Bruxelles, par l’instauration d’un gouvernement économique, d’un « fédéralisme budgétaire », d’une capacité d’emprunt européenne, et par la soumission des budgets nationaux au verdict préalable des institutions centrales.

C’est une double erreur. D’abord on collectiviserait encore plus les gestions nationales, en générant tous les effets pervers, et notamment l’irresponsabilité, que produit classiquement la collectivisation. Et surtout on éloignerait encore plus le pouvoir des citoyens. On le transfèrerait d’instances nationales légitimes et proches des peuples à des instances européennes moins légitimes et moins bien contrôlées. Le déficit démocratique ne ferait que s’accroître.

Ainsi l’euro n’est-il pas seulement un amplificateur de la crise économique. Il est aussi un amplificateur de la crise de la démocratie.

Depuis longtemps il a été constaté que les pays d’Europe, même réduits à 16, ne constituaient pas une « zone monétaire optimale », qu’un certain nombre de conditions – absence d’unification des peuples, pour résumer – n’étaient pas réunies et que, les Allemands étant ce qu’ils sont et les Grecs ce qu’ils sont, des divergences irrépressibles apparaîtraient progressivement, rendant la zone ingérable. Voir la démonstration, par exemple, dans notre ouvrage À chaque peuple sa monnaie (1).

Les divergences pouvaient aussi apparaître brutalement, à l’occasion d’un « choc asymétrique » qui, frappant des structures nationales différentes, produirait des effets, et des réactions aux effets, bien différents d’un pays à l’autre. Or ce que personne ne semble voir aujourd’hui, c’est que nous sommes exactement dans cette situation, nous assistons à un gigantesque choc asymétrique : le choc entraîné par la dérégulation des échanges internationaux, qui frappe tous les pays occidentaux, mais avec des effets différents.

C’est vraiment extraordinaire. Les créateurs de l’euro, par inconscience et sans doute sur injonction de leurs maîtres, avaient lancé parallèlement une vaste politique libre-échangiste en s’appuyant sur les pouvoirs européens confisqués aux peuples. Et aujourd’hui ces deux politiques se contredisent, elles entrent en collision, le libre-échangisme produit le « choc asymétrique » qui détruit l’euro.

À l’origine on voyait assez bien, cachée derrière les arguments officiels pour l’euro, une autre raison à peine avouée : la nouvelle monnaie unique, grâce à la synergie qu’elle impulserait, grâce aux marges de manœuvre supplémentaires qu’elle accorderait, allait fournir une capacité d’emprunt plus grande au niveau central comme au niveau de chaque pays, et elle permettrait ainsi de passer plus facilement la transition difficile de l’ouverture internationale. Ce beau raisonnement oubliait deux choses.

D’abord il supposait que l’ouverture en cours ressemblerait aux précédentes, menées à bien lors de la formation du marché intérieur européen, qu’elle serait donc maîtrisable et qu’on n’aurait à gérer que des effets négatifs marginaux. Tragique erreur : en réalité, on était en train de déchaîner des forces qui dépassent toute mesure.

Et surtout ce beau raisonnement supposait que les institutions européennes et les États conserveraient des instruments de gestion de l’ouverture. Or précisément ils étaient en train de les abandonner massivement par la désastreuse « politique commerciale européenne » (dénommée « politique » par antiphrase sans doute) et par des accords internationaux d’abolition des frontières, dont ceux de Marrakech qui ont conclu l’Uruguay Round.

À partir de là, le système s’est détraqué implacablement. Nous en sommes arrivés ainsi à la montagne de dettes qui est en train de couler l’euro.

Certes, l’Allemagne paraît s’en tirer, et il ne manque pas de bons esprits pour nous conseiller de l’imiter pour nous en tirer aussi. Mais ce n’est qu’une apparence. Quand un marché est condamné, il se peut néanmoins qu’une entreprise mieux gérée paraisse y prospérer parce que les autres s’écroulent et qu’elle étend sa part. Mais à terme il n’y a pas d’issue, même pour elle. L’Allemagne se trouve aujourd’hui exactement dans cette situation. Elle résiste mieux grâce à sa stratégie non-coopérative, grâce aussi à l’euro qui empêche les pays du sud de dévaluer, mais les Allemands souffrent beaucoup en silence et tout cela ne sera pas éternel.

(1) Georges Berthu A chaque peuple sa monnaie, François-Xavier de Guibert éditeur, mai 1998. Voir aussi du même auteur, même éditeur, La Normalisation par l’euro, recueil d’interventions au Parlement européen (2001).