Egalité et Réconciliation
https://www.egaliteetreconciliation.fr/
 

Crise économique : "A Cuba, le débat est ouvert, sans préjugés"

Cuba se trouve devant un double défi : riposter à la crise du capitalisme et réussir à développer son projet de socialisme du 21ème siècle. L’économiste cubain, Osvaldo Martinez et président du Centre de recherche de l’économie mondiale livre son analyse.

Cuba est frappé de plein fouet par la crise économique du capitalisme.
Les cubains attendent beaucoup du socialisme du 21ème siècle pour répondre à ces défis.

Pourquoi Cuba, qui vit dans une économie socialiste, subit-il la crise mondiale ?

Le monde est globalisé. La crise est partie des Etats-Unis et s’est très vite étendue. Le chômage a explosé. A Cuba, nous en subissons les conséquences depuis environ un an. On ne sait pas jusqu’à quand cela va durer. Nous n’avons aucune responsabilité mais nous devons la subir. Nous espérions une croissance de 6% pour 2009, elle devrait être finalement de 1% voire 0,7%.

Quels sont les secteurs les plus touchés ?

Le nickel est notre principale source d’exportation. Mais les prix ont fortement diminué du fait de la baisse de la demande mondiale. Alors que nous l’avions vendu 50.000 dollars la tonne, le prix a baissé jusqu’à 10.000 dollars en 2009.
Le secteur du tourisme génère aussi moins de recettes. Le nombre de touristes reçus chaque année est semblable, plus de 2 millions, mais les gens dépensent moins sur place.
Il y a deux éléments à prendre aussi en considération : les cyclones et le blocus. Nous subissons encore les effets des cyclones de l’été 2008. Le secteur alimentaire a été touché. 20% du PIB a été détruit.
Quant au blocus américain, il crée des dégâts depuis 50 ans. On les estime à 96 milliards de dollars, voire 236 milliards en prenant en compte la dévaluation du dollar depuis 50 ans. Cela représente 15 ans de PIB cubain.

De quelles manières le blocus influe-t-il sur l’économie de l’île ?

Le surcoût de nos importations ! Nous sommes obligés d’acheter en Europe ou en Asie alors que nous pourrions acheter aux Etats-Unis. Le caractère extraterritorial du blocus est un frein. Toute entreprise possédant des capitaux américains ne peut commercer avec Cuba sous peine de forte amende par les Etats-Unis. Il nous est également difficile d’utiliser le dollar sur le marché international, ce qui entraîne des surcoûts énormes sur le marché des changes.
Ces conditions nous ont obligés à développer des relations commerciales avec des pays situés à des milliers de kilomètres. Le blocus est une guerre économique destinée à provoquer le désespoir et la rébellion contre la révolution.

« Nous ne serions pas assez naïfs pour devenir dépendants du marché américain »
. D
eux millions de touristes s’y rendent chaque année.

Cuba serait-il tout de suite économiquement opérationnel si le blocus cessait ?

Cuba ne s’est jamais adapté au blocus. Il a résisté au blocus. La fin du blocus créerait des conditions favorables. Les surcoûts que j’ai cités disparaîtraient. Au niveau du tourisme, nous estimons à 2 millions de personnes qui chaque année viendraient des Etats-Unis. Mais attention, nous ne serions pas assez naïfs pour devenir dépendants du marché américain. Nous avons su créer d’autres ressources importantes.

Lesquelles ?


Le capital humain avec tous les diplômés universitaires. Nous allons bientôt arriver à un taux d’un diplômé universitaire pour dix habitants. Aujourd’hui, ce capital humain se manifeste, ce qui nous oblige à trouver des solutions, même si nous ne pouvons pas trouver toutes les solutions à tout.
A l’époque du camp socialiste, nos ennemis disaient que Cuba était un satellite de l’URSS. Depuis 18 ans, nos bons résultats en termes de santé, d’éducation, de sport, de culture… montrent que nous n’étions ni un satellite, ni une économie subventionnée.

Le danger n’est-il pas de provoquer des frustrations entre un niveau de qualification très élevé et l’aspiration à une situation matérielle plus confortable ?


Les jeunes aspirent à un niveau de vie qui corresponde au diplôme obtenu. C’est normal. Sauf que le socialisme n’a jamais été la disparition des problèmes, mais le fait d’avoir plutôt d’autres types de problèmes, moindres. A Cuba, il n’y a ni chômage, ni faim. La propagande présente un monde idyllique dans les sociétés capitalistes. Mais souvent quand nos compatriotes y vont, ils souffrent, ils déchantent. Cela fait partie de la bataille d’idées que nous devons mener.


Le pays importe 80% de ses aliments. L’État a décidé de distribuer des terres en friche pour redévelopper l’agriculture nationale.

Les prix des denrées alimentaires demeurent une préoccupation chez les Cubains. Comment peut-on y remédier ?


La production d’aliments est un aspect insatisfaisant de notre société. Nous en importons trop (80%) alors qu’une partie peut être produite à Cuba. C’est dans ce sens que va la réforme de l’Etat qui a distribué des terres à des milliers de paysans pour qu’ils les cultivent. Tout n’est pas gagné pour autant. Il y a aujourd’hui seulement 15% de la population qui vit de l’agriculture, souvent des personnes âgées. Nous connaissons une contradiction vertueuse : les fils de paysans sont allés étudier en ville, ont bénéficié du système d’éducation, se sont diplômés. Mais maintenant, ils préfèrent rester à la ville plutôt que de retourner à la campagne.

Aujourd’hui, la double monnaie (1) est-elle encore nécessaire ? Va-t-on vers une unification ?

La double monnaie a été une nécessité après la chute de l’Urss, pas un choix. Nous savions que ce n’était pas la meilleure solution mais c’était la seule dans les années 90. Le peso cubain avait perdu énormément de valeur (1 dollar pour 150 peso dans les années 90 ; 1 pour 24 aujourd’hui). Notre pays n’avait pas d’autres manières de se défendre. C’est pour cela que nous avons légalisé le dollar quelques années, pour pouvoir avoir des devises qui nous permettaient d’aller sur le marché mondial.
Mais notre objectif est de faire disparaître la double monnaie, d’arriver à l’unification pour que les salaires et les prix soient en peso cubain. On ne sait pas quand cela aura lieu. Je pense qu’il faut d’abord atteindre la croissance que nous avions dans les années 2004-2006.
Nous savons que c’est un gros sujet de mécontentement et d’inégalité, entre ceux qui ont accès à la monnaie convertible et ceux qui n’ont que des pesos cubains. Mais c’était le coût de notre survie. Il faut se rappeler qu’entre 1989 et 1993 notre PIB a chuté de 35%. Toutes ces questions devront être discutées lors du prochain congrès du Parti communiste de Cuba.

Cette unification monétaire permettra-t-elle une hausse des salaires, qui restent assez bas ?


L’unification monétaire n’aboutira pas à une augmentation générale des salaires. Les salaires augmenteront si la production augmente. L’unification va éliminer les inégalités face à l’accès à certains produits, mais les disparités salariales ne vont pas disparaître. Nous avons fait des erreurs avec l’égalitarisme. Nous n’avons pas peur de ceux qui gagnent beaucoup d’argent, à partir du moment où c’est le fruit d’un travail légal.

Quelle place pour la propriété privée dans le Cuba de demain ?


Il y a des secteurs où la propriété privée existe et fonctionne, comme l’agriculture avec environ 12% des terres. Des gens travaillent aussi à leur compte : les taxis, la restauration, les chambres d’hôte. Le débat est ouvert, sans préjugés. Je ne pense pas que l’étatisation totale soit la solution. Je crois que l’Etat doit conduire les secteurs fondamentaux. Mais dans des secteurs comme le petit commerce, l’artisanat… je ne vois pas ce qui pourrait empêcher l’emploi privé.

C’est une autre question qui devra être débattue au niveau de notre société toute entière.

(1) Dans les années 90, l’Etat a créé une monnaie convertible (CUC) qui vaut un dollar. Cette réforme lui a permis de se rendre sur le marché mondial. A Cuba, des Cubains sont payés en CUC et ont accès à des produits importés vendus en CUC.

Le blocus au jour le jour

Le 28 octobre dernier, l’Assemblée générale de l’ONU a une nouvelle fois condamné le blocus qui frappe Cuba depuis près d’un demi-siècle. Un dispositif lancé par l’administration Eisenhower quelques mois à peine après le triomphe de la Révolution et qui handicape de nombreux secteurs de la société socialiste.
Eloy Leon Gomez est directeur du Département des affaires et relations internationales au Ministère de l’Industrie de base. « Le blocus continue à se faire sentir, malgré les changements aux Etats-Unis ». La réponse à notre première question est claire. « Energie, construction, industrie pharmaceutique, nickel, chimie… dans tous les domaines nous avons des cas à vous citer pour lesquels nous avons perdu de l’argent à cause du blocus ».
Le principal : « ne pas avoir le droit d’acheter sur les marchés de notre choix ». Ce qui augmente les frais de livraison et d’achat à des entreprises qui n’hésitent pas augmenter les prix. « Economiquement, c’est incompréhensible ». Les Etats-Unis sont en effet prêts à sacrifier la croissance de certaines de leurs entreprises pour ne pas commercer avec Cuba.
Parfois, les transactions se font quand même, via un pays tiers. « Un intermédiaire… » précise Eloy Leon Gomez sans dévoiler les pays qui collaborent. Discrétion oblige.


L’île s’est lancée dans une révolution énergétique
pour diminuer la consommation d’énergies fossiles.

« Tout serait beaucoup plus simple… ». 
Pour autant, « nous ne restons pas les bras croisés. Nous cherchons des alternatives à chaque fois » assure-t-il. « Bien sûr, sans le blocus et la crise économique, nos programmes se réaliseraient plus rapidement. Mais ils se font quand même ». La révolution énergétique dans laquelle s’est lancée l’île depuis plusieurs années est la priorité des priorités pour diminuer la consommation de combustible.
Parfois, Eloy Leon Gomez s’amuse à imaginer Cuba sans le blocus. « Tout serait beaucoup plus simple. On pourrait choisir nous-mêmes nos marchés ».
Pour l’heure, c’est l’Alba, une alternative progressiste fondée avec le Venezuela, qui permet à Cuba de répondre à une grande partie de ses défis. « C’est une aide fondamentale, un marché basé sur l’intégration des peuples avec un esprit de complémentarité et non pas de commerce. C’est clair, ça pondère les effets du blocus ».
Même si certains dysfonctionnements sont dus au blocus, c’est l’Etat cubain qui doit, sur place, gérer le mécontentement de la population. « Nous menons une politique de communication sur ces thèmes » précise le directeur, « les gens comprennent et nous faisons le maximum de notre côté pour diminuer ces désagréments ».