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Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

L’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, Andrey G. Karlov, réveille le spectre glacial et menaçant de Sarajevo et de l’Archiduc François-Ferdinand. Le fait que son assassin ait été semble-t-il un officier de la police anti-émeutes d’Ankara ne peut qu’inciter à se poser des questions sur la pénétration par des islamistes de l’administration Turque.

 

Il faut cependant reconnaître que le gouvernement d’Erdogan sera certainement mis sur la sellette à un moment où il cherche par tous les moyens à trouver un modus-vivendi avec son quasi-voisin russe. Si les relations entre les deux pays ont été détestables à la suite de la destruction de l’avion russe par la chasse turc, et si le gouvernement russe avait alors pris des mesures de rétorsions, en particulier économiques, qui ont fait mal à l’économie turque, ces relations s’étaient améliorées ces dernières semaines. Le gouvernement russe avait accepté les excuses de la Turquie pour la destruction de son appareil. Le Président Erdogan, isolé par les États-Unis, lancé dans une politique d’épuration massive contre ses opposants internes, et en particulier contre les kurdes, ne peut se permettre d’une nouvelle période de crise avec la Russie. La coopération qui semble s’installer entre ces deux pays pour régler les suites de la bataille d’Alep-Est, la négociation que devait avoir lieu dans les prochaines heures entre la Russie, l’Iran et la Turquie, montrent que ni la Russie, ni la Turquie, n’ont besoin d’une nouvelle crise. Ce n’est pas un mariage d’amour, ni même un mariage de raison, mais simplement une reconnaissance des faits et des rapports de forces. La Russie est devenue, de fait, le pays dominant de la région.

Mais, la Turquie ne peut s’exonérer entièrement de toute responsabilité dans ce lâche attentat. Les liens entre l’AKP, le parti de Recep Erdogan, et les islamistes, qu’on les dise « modérés » ou pas, ont été trop visibles et trop nombreux. Les compromis et les compromissions avec ce que l’on appelle « l’État islamique », même si elles sont monnaies courantes au Moyen-Orient, ont visiblement laissé des traces dans les administrations. Erdogan récolte ici les fruits amers de cette compromission qu’il a tolérée quand il ne l’a pas encouragée. A vouloir poursuivre les militants laïques et les kurdes, il se découvre un nouvel ennemi, mais cette fois un ennemi qu’il a réchauffé sur son propre sein, un ennemi issu de ses propres rangs. Entre l’affirmation nationale et l’affirmation religieuse, il ne peut y avoir de compromis. Cela, Erdogan va l’apprendre à ses dépens.

Quant à la Russie, si elle peut légitimement vouloir venger la mort de son ambassadeur, elle ne peut que comprendre que l’heure n’est pas à l’émotion mais à l’analyse froide d’une situation compliquée. La diplomatie et l’État russe doivent s’inspirer ici des leçons que leur a léguées Evguenny Primakov. La politique des réalités implique de mettre de côté les grandes envolées, les colères, qu’elles soient saintes ou non. La politique des réalités implique de se comporter comme ce monstre froid dont nous parlait Hegel, de poursuivre vers son but sans se laisser dévier. Car, peut-être est-ce là justement ce qu’attendent ceux qui ont commandités ce crime, si tant est qu’ils existent. Si cet acte n’est pas celui d’un isolé, d’un exalté, si l’homme qui a appuyé sur la détente n’est que le dernier pion d’une longue ligne de participants, il faut réfléchir soigneusement à qui aurait intérêt qu’aujourd’hui russes et turcs se déchirent à nouveau. Il convient, alors, de ne pas leur offrir sur un plateau ce qu’ils attendent et désirent. Mais, mettre de côté ne signifie pas oublier. Il y aura, sans doute, un temps pour la vengeance, ou plus précisément, pour la rétribution.

Les enjeux de la situation au Moyen-Orient sont énormes, et – pour l’heure – c’est la Russie qui a la main. Elle n’a aucun intérêt à renverser une table sur laquelle elle est en mesure de dérouler un jeu gagnant. On a eu l’occasion, sur ce carnet, de dire le succès que représentait la réunion à Vienne des pays OPEP et non-OPEP des 10 et 11 décembre. Cette réunion, et l’accord qui en est sorti, montrent bien la puissance actuelle de la diplomatie russe, et sa capacité à faire se parler des ennemis aujourd’hui irréconciliables. C’est pourquoi l’analogie avec la situation de juillet 1914 n’est pas pertinente : Ankara n’est pas Sarajevo.

Jacques Sapir

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8 Commentaires

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  • #1627904
    Le 21 décembre 2016 à 12:59 par Daraya
    Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

    sauf à évoquer - ce serait douteux - une opération en sous main d’Erdogan
    ce meurtre est problématique dans un pays en pleine purge massive
    soit la Turquie est faisandée d’islamistes, soit (et/ou) la Cia y fait ce qu’elle veut.
    dans les deux cas, ce n’est pas bon.
    qu’iront faire les russes dans un pays qui virerait islamique en partie ? Et l’Europe ?
    On est pas bien

     

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  • #1627999
    Le 21 décembre 2016 à 16:36 par Listo78
    Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

    Il ne faut pas chercher bien loin : il n’y a que l’OTAN qui profite de cette situation.

     

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  • #1628016
    Le 21 décembre 2016 à 18:00 par lucho
    Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

    Merci a Jacques Sapir pour cette analyse pleine d’intelligence et d’espoir, et merci a E&R de relayer ce type d’article.

     

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  • #1628298
    Le 22 décembre 2016 à 07:28 par bertin
    Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

    Ankara n’est pas Sarajevo,

    Tout à fait exact ...
    Et Poutine n’est pas François Joseph.
    Et pourtant Alep et Ankara,sont aussi importants
    que Sarajevo,car les premiers marquent la fin de
    l’ère ouverte par la seconde .
    Hollande ,Merkel et leurs sponsors sont dépassés par
    des événements qu’ils suscitent mais ne contrôlent plus .
    Poutine sur les traces de Pierre Le Grand ,et avec sang froid,
    fait retrouver à son pays sa dimension historique.
    Il est urgent pour la France de retrouver une élémentaire dignité
    pour ne pas disparaître .
    Seule son vieux socle populaire gaulois
    peut encore lui permettre de relever ce défi ,face à des élites
    colonisées financièrement et culturellement !
    Il lui manque un Clovis !

     

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    • #1628433
      Le Décembre 2016 à 12:24 par dribble bordel
      Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

      Clovis était un Franc.

       
    • #1628499
      Le Décembre 2016 à 13:43 par bertin
      Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

      Un Franc Salien de Tournai et de Soissons
      marié à une Burgonde,nous ne sommes pas loin d’Alésia .
      Un Franc Salien gaulois compatible !

       
    • #1628726
      Le Décembre 2016 à 19:57 par Dyssyd@nt
      Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

      Oui bon, le retour au Moyen-Age de Clovis ce sera pour une autre fois, là je pense qu’on a plus besoin d’une dimension de Gaulle voyez ? Genre recadrage de tous les sectarismes, souveraineté nationale, rang de la France dans le monde, toutes ces bagatelles que nos dirigeants du Décennat ont prostituées. A quoi il faut ajouter l’épuration idéologique de notre paysage médiatique et politique sur la base de valeurs véritablement humanistes et non clivantes, instauration d’un pluralisme et d’une diversité sincères et loyales, et proportionnelles, et remise à l’endroit de nos belles valeurs manipulées, perverties, prostituées. La Russie a Poutine, l’Amérique a Trump. Et nous ? Qui choisirons-nous l’an prochain ?

       
  • #1628744
    Le 22 décembre 2016 à 20:14 par Dyssyd@nt
    Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ?

    Excellente analyse de Jacques Sapir, avec qui je n’ai pas toujours été d’accord. En effet, Sarajevo n’a rien à voir avec le meurtre du diplomate russe, M. Karlov. Au contraire, cet attentat réussi met en difficulté Erdogan qui enfonce un peu plus la Turquie dans l’étau russe. J’irais plus loin que M. Sapir en pensant qu’Erdogan est pieds et poings liés avec la Russie pour la politique étrangère turque, il fera tout ce que Poutine lui demandera. Alors que pour la Russie cet attentat la pose en victime, et le fait que ce soit un diplomate qui est frappé rend presqu’impossibles les réjouissances ignobles des occidentaux qui voudraient se dire "bien fait" ! Car chaque pays a des diplomates dans le monde entier, voudrait-on que tous les médiateurs de la paix deviennent des cibles ? J’ose espérer que non. Car si on tue la paix il ne resterait plus que la guerre. Ils ont évité le pire à part quelques exceptions notables : quelques médias américains et la célèbre chaîne de télé qatarie, qui risque de le payer très cher., j’en fais le pari, car elle s’est exposée sur le terrain moral mais surtout pénal en appelant au meurtre d’autres diplomates amis des Russes. Il y en a qui ne rêvent que de ça, tuer la paix. Le meurtre de M. Karlov n’a pas entamé le sang froid glacial de Poutine, et n’a pu que le renforcer dans sa détermination de mettre deux états clés de la région, la Turquie et l’Iran, devant ses exigences pour la suite des opérations au Moyen-Orient. Il faut noter que la conférence trilatérale s’est bien tenue, que c’était M. Karlov qui devait l’animer (ceci expliquant son meurtre pour tenter de faire reporter ou annuler la rencontre), mais que Poutine a laissé les Russes prendre le deuil mais pas sa politique. A noter aussi la performance de réunir un éléphant sunnite (Turquie) et un mammouth chiite (Iran). Et l’exclusion des USA et de l’Europe, qui ont tant fait pour tout saboter dans la région, et qui maintenant ne savent même pas de quoi on a parlé et ce qu’il a été décidé. J’ai ma petite idée, j’en parlerai sur ma page Facebook. Ou ailleurs.

     

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