Egalité et Réconciliation
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"L’Empire du moindre mal" de Jean-Claude Michéa : Le libéralisme ou la vie ?

C’est le grand orwellien français. Chacune de ses parutions est attendue avec une extrême impatience par les amateurs de critique sociale. « L’Empire du moindre mal » (éditions Climats), son nouveau livre, est en librairie depuis quelques jours.

Le philosophe Jean-Claude Michéa y mène une critique radicale de la civilisation libérale, aussi bien dans sa version économiste « de droite » que dans sa version libertaire « gauchiste ». L’auteur d’« Impasse Adam Smith » n’y ménage pas en effet une gauche française contemporaine selon lui acharnée à légitimer toutes les fuites en avant capitalistes au nom d’un progressisme mal compris. En attendant la parution de son entretien exclusif pour « le Nouvel Observateur » dans notre numéro du 27 septembre (entretien désormais en ligne ici), voici quelques extraits de son livre explosif. Le débat est lancé.


La beauferie ne passera pas

« En France, c’est le film « Dupont Lajoie » (Yves Boisset, 1974) qui illustre de manière à la fois emblématique et caricaturale, l’acte de naissance d’une nouvelle Gauche, dont le mépris des classes populaires, jusque-là assez bien maîtrisé, pourra désormais s’afficher sans le moindre complexe. C’est, en effet, au lendemain de la défaite sanglante du peuple chilien, défaite dont le pouvoir alors traumatisant est, aujourd’hui bien oublié, que cette nouvelle Gauche s’est progressivement résolue à abandonner la cause du peuple (dont chacun pouvait désormais mesurer les risques physiques que sa défense impliquait) au profit d’une réconciliation enthousiaste avec la modernité capitaliste et ses élites infiniment plus fréquentables. C’est alors, et alors seulement, que l’« antiracisme » (déjà présenté, dans le film de Boisset, comme une solution idéale de remplacement) pourra être méthodiquement substitué à la vieille lutte des classes, que le populisme pourra être tenu pour un crime de pensée et que le monde du showbiz et des médias pourra devenir la base d’appui privilégiée de tous les nouveaux combats politiques, aux lieux et place de l’ancienne classe ouvrière. »

Le populisme expliqué à Philippe Torreton

« Dans le « Figaro magazine » du 6 janvier 2007, Alain-Gérard Slama écrit que « les deux valeurs cardinales sur lesquelles repose la démocratie sont la liberté et la croissance ». C’est une définition parfaite du libéralisme. À ceci près, bien sûr, que l’auteur prend soin d’appeler « démocratie » ce qui n’est, en réalité, que le système libéral, afin de se plier aux exigences définies par les « ateliers sémantiques » modernes (on sait qu’aux États-Unis, on désigne ainsi les officines chargés d’imposer au grand public, à travers le contrôle des médias, l’usage des mots le plus conforme aux besoins des classes dirigeantes). Ce tour de passe-passe, devenu habituel, autorise naturellement toute une série de décalages très utiles. Si, en effet, le mot « démocratie » doit être, à présent, affecté à la seule définition du libéralisme, il faut nécessairement un terme nouveau pour désigner ce « gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple » où chacun voyait encore, il y a peu, l’essence même de la démocratie. Ce nouveau terme, choisi par les ateliers sémantiques, sera évidemment celui de « populisme ». Il suffit, dès lors, d’assimiler le populisme (au mépris de toute connaissance historique élémentaire) à une variante perverse du fascisme classique, pour que tous les effets désirables s’enchaînent avec une facilité déconcertante. Si l’idée vous vient, par exemple, que le Peuple devrait être consulté sur tel ou tel problème qui engage son destin, ou bien si vous estimez que les revenus des grands prédateurs du monde des affaires sont réellement indécents, quelque chose en vous doit vous avertir immédiatement que vous êtes en train de basculer dans le « populisme » le plus trouble, et par conséquent, que la « Bête immonde » approche de vous à grands pas. En « citoyen » bien élevé (par l’industrie médiatique), vous savez alors aussitôt ce qu’il vous reste à penser et à faire. De là, évidemment, les Charles Berling et les Philippe Torreton. »

Quand Nicolas « liquide » 68...

« Si, par définition, la gestion libérale du politique doit faire abstraction de toute considération morale ou religieuse, elle inclut cependant, comme toute gestion digne de ce nom, une stratégie de l’image et de la communication. Et comme les classes populaires semblent demeurer exagérément sensibles à l’idée prémoderne selon laquelle la politique devrait respecter un certain nombre de valeurs, les politiciens libéraux se trouvent donc régulièrement contraints d’habiller la rationalité mathématique de leur programme du manteau douteux de l’ancienne morale. D’où le spectacle, toujours insolite (notamment lors des comédies électorales) de ces défenseurs intransigeants du Marché, obligés de prononcer, la main sur le cœur, les éloges les plus incongrus du lien familial, de la solidarité envers les plus démunis, de la responsabilité écologique ou du sens civique, alors même que ce Marché, dont ils travaillent sans relâche à étendre l’empire, ne peut fonctionner efficacement, comme ils sont les premiers à le savoir, qu’en sapant continuellement toutes ces dispositions. Ces bouffonneries nécessaires ne surprendront aucun lecteur de Machiavel. (...) On admirera tout particulièrement la charge de Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne électorale de 2007, contre ces « héritiers de mai 68 » qui « avaient proclamé que tout était permis, que l’autorité c’était fini, que la politesse c’était fini, que le respect c’était fini, qu’il n’y avait plus rien de grand, plus rien de sacré, plus rien d’admirable, plus de règles, plus de normes, plus d’interdits ». Surtout si on la rapproche de ses propres confidences, livrées dans le cadre, il est vrai, beaucoup plus intime d’un entretien avec Michel Onfray : « L’intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c’est justement qu’elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c’est de transgresser » (« Philosophie magazine », avril 2007).

Trotski contre le peuple

« De ce point de vue, le pamphlet de Trotsky, « Leur morale et la nôtre » (écrit en 1938), constitue l’une des plus terribles illustrations du mépris des hommes ordinaires et de leur common decency, dispensé, en toute bonne conscience, au nom d’une idéologie du Bien, sourde à toute parole de bonté (pour reprendre l’opposition de Zygmunt Bauman entre pratique effective de la bonté et culte idéologique du Bien). On tient, sans doute, ici, l’une des sources culturelles majeures de cette inaptitude pathétique de l’Extrême Gauche française à comprendre les revendications morales des classes populaires (et notamment, leur refus traditionnel d’idéaliser la délinquance et les conduites de transgression) ; quitte à les offrir sur un plateau doré aux vieux renards expérimentés de la Droite libérale. »

La prostitution vue par Catherine M.

« À partir du moment où l’on refuse de fonder son jugement sur une critique de la marchandisation du corps (puisqu’il s’agit d’une philosophie particulière et, qui plus est, anticapitaliste) il est difficile de ne pas suivre le juriste libéral Daniel Borillo lorsqu’il en vient à conclure : « L’État n’a pas à promouvoir une morale sexuelle spécifique sous peine de devenir lui-même immoral. La personne adulte est la seule capable de déterminer ce qui lui convient (...). De quel droit l’État interdirait-il à une personne la faculté d’avoir des relations sexuelles moyennant rétribution et de faire de cela sa profession habituelle ? » Cette analyse juridique imparable, du moins si l’on tient les dogmes fondateurs du libéralisme pour sacrés, offre ainsi une assise idéologique blindée à la position des « féministes » libérales, lorsqu’elles proclament sous la plume de Marcela Iacub et de Catherine Millet : « En tant que femmes et féministes nous nous opposons à ceux qui prétendent dire aux femmes ce qu’elles doivent faire de leur corps et de leur sexualité. Nous nous opposons à ceux qui s’acharnent à réprimer l’activité prostitutionnelle au lieu de chercher à la déstigmatiser, afin que celles qui ont choisi ce qu’elles considèrent comme un authentique métier, puissent l’exercer dans les meilleures conditions possibles ». Ce schéma argumentatif assez rustique peut, naturellement, être étendu à toutes les revendications concevables, y compris les plus contraires au bon sens ou à la common decency, comme l’exemple des États-Unis en offre la démonstration quotidienne. Il suffit, pour cela, de savoir manier, même de façon très approximative, ces techniques de la « déconstruction », que leur heureuse simplicité conceptuelle met désormais à la portée de n’importe qui (même d’un lecteur de « Libération ») et qui permettent, sans trop d’efforts intellectuels, de transformer tous les scrupules éthiques possibles en autant de tabous arbitraires et historiquement déterminés. »

« La Bourse ou la vie ! »

« Une société qui se présente comme « la moins mauvaise possible », tend logiquement à fonder l’essentiel de sa propagande sur l’idée qu’elle est là pour nous protéger de maux infiniment pires. C’est pourquoi, comme le fait remarquer Guy Debord dans ses « Commentaires sur la société du spectacle » (Editions Gérard Lebovici, 1988) une société libérale s’arrange généralement pour « être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats ». C’est, par conséquent, toujours un drame idéologique pour elle, que de voir disparaître, avec le temps, telle ou telle figure historique du Mal absolu (comme avec la chute du Mur de Berlin, par exemple). Et comme la place du pire, ne doit jamais rester vide très longtemps, la propagande libérale se trouve dans l’obligation perpétuelle d’en découvrir de nouvelles incarnations, au besoin, cela va sans dire, en les fabriquant de toutes pièces. »

Misère sentimentale du bourdieusien

« La gauche - constate Christopher Lasch - a trop souvent servi de refuge à ceux que terrifiait la vie intérieure. Paul Zweig a déclaré qu’il était devenu communiste à la fin des années 1950, parce que le Parti le délivrait « des chambres défaites et des vases brisés d’une vie qui n’était que privée ». Tant que ceux qui cherchent à noyer le sentiment de leur faillite personnelle dans l’action collective - comme si cette dernière empêchait que l’on portât une attention rigoureuse à la qualité de sa vie personnelle - seront absorbés par les mouvements politiques, ceux-ci auront peu à dire sur la dimension personnelle de la crise sociale (« La Culture du narcissisme »). Le besoin de chercher à tout prix une explication purement sociologique à l’ensemble des comportements humains (qu’il s’agisse de la délinquance, du rapport à l’école ou de sa propre vie personnelle) trouve, sans doute, dans cette analyse une grande partie de ses raisons véritables. »

Google est-il de gauche ?

« Dans une société libérale, la main invisible du Marché est, par définition, toujours plus difficile à percevoir que la main visible de l’État, alors même que le pouvoir qu’elle exerce sur la vie des individus est autrement plus développé. Remarquer l’existence de contrôles policiers permanents ne demande ainsi aucune une agilité intellectuelle particulière. C’est donc tout à fait à la portée d’un homme de gauche. Reconnaître, en revanche, l’emprise que Google, par exemple, exerce sur les individus modernes, constitue une opération infiniment plus compliquée pour un individu soumis depuis toujours aux techniques du contrôle maternel : « Google Big Brother ? » Pour Olivier Andrieu, spécialiste des moteurs de recherche, le soupçon existe. « Google collecte une masse de données inimaginable. Ils me connaissent mieux que moi-même, explique-t-il. De fait, si vous utilisez l’ensemble de ses services, Google analyse vos recherches, mais aussi le contenu de vos e-mails (Gmail), les vidéos que vous regardez (YouTube), le contenu de votre ordinateur (Google Desktop), ce que vous achetez (via le comparateur de prix Froogle), etc. Des données utilisées pour offrir aux annonceurs des publicités toujours plus ciblées. Google prévoit même, à l’avenir, de s’appuyer sur la localisation géographique de l’internaute, et vient de déposer un brevet sur une technologie naissante analysant le comportement des joueurs en ligne afin de diffuser dans leurs jeux vidéo des réclames correspondant à leur profil psychologique » (« Journal du Dimanche », 27 mai 2007). Pour autant, on imagine assez mal la Gauche et l’Extrême Gauche modernes, (toujours prêtes à s’indigner du moindre contrôle policier opérée dans une gare de banlieue) appeler un jour les classes populaires à se révolter contre le contrôle permanent de leur vie par Google, ou même simplement contre cette omniprésente propagande publicitaire, sans laquelle le dressage capitaliste des humains resterait un vain mot. »

Extraits de "l’Empire du moindre mal", par Jean-Claude Michéa, éditions Climats.