Egalité et Réconciliation
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Sur l’interdiction des licenciements

Ces derniers mois, en France, des centaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi. Toutes les régions et presque tous les secteurs économiques sont touchés, avec une situation particulièrement dégradée dans l’industrie, et plus spécifiquement dans l’automobile. Non seulement l’emploi trinque, mais en plus ce sont les derniers emplois vraiment productifs qui fichent le camp. Derrière le désastre social, la catastrophe industrielle.

Une grande partie de ces licenciements sont décidés par de grandes entreprises, et quand cela se passe dans des PME, il s’agit souvent de sous-traitants des grands groupes. La plupart de ces grands groupes licencient (ou font licencier leurs sous-traitants) pour des raisons de pure logique financière, sans considération aucune pour la défense du tissu industriel national. Dans la plupart des cas, les groupes qui licencient le font après avoir dilapidé des fortunes pour participer au grand Monopoly du capitalisme mondialisé.

Un exemple pour bien comprendre de quoi nous parlons. Alcatel-Lucent, 200 emplois supprimés récemment (+ 400 chez les sous-traitants). Rappelons que Serge Tchuruk (salaire annuel 2,6 millions d’euros, stock-options non comprises), en 2006 encore PDG d’Alcatel, avait géré l’explosive affaire Alsthom, avant de déclarer publiquement vouloir des « entreprises sans usines » (c’est réussi), puis avait piloté la fusion avec Lucent, promettant qu’elle permettrait de défendre la compétitivité de la nouvelle entité mondialisée (c’est raté : Alcatel-Lucent, totalement mondialisée, est balayée par la crise de la mondialisation). On remarquera au passage que pour cette fusion, ledit Tchuruk avait bénéficié des conseils éclairés de Jean-Pascal Beaufret (à la ville compagnon de l’ex-ministre « socialiste » Frédérique Bredin), depuis passé chez Natixis pour faire profiter la banque de son expérience en démolition, acquise au Crédit Foncier de France (un passage de neuf mois qui lui aurait rapporté 1,5 millions d’euros - je vous conseille de reconstituer le parcours du sieur Beaufret, c’est franchement cocasse, là où Beaufret passe, les entreprises trépassent).

Mettons-nous un instant à la place des salariés d’Alcatel-Lucent qui viennent d’être licenciés, ou le seront bientôt. Ils sont parfaitement au courant des émoluments perçus par les responsables de la désastreuse politique dont ils font les frais. Ils ont constaté par ailleurs que les Etats occidentaux viennent de débloquer des sommes gigantesques pour voler au secours des banques aux bilans surchargés de créances pourries.

Que voient-ils ? Ils voient que leurs vies vont être sinistrées (chômage, donc perte de revenus, donc impossibilité de payer les traites des maisons, divorce, etc.). Ils voient que cette catastrophe a été provoquée par de mauvais gestionnaires, qui ont été rémunérés de manière indécente pour leur gestion incompétente. Et ils voient encore que l’Etat, qui devrait les protéger, ne protège que les intérêts de ceux qui les ont ruinés. Résultat : ils sont évidemment fous de rage. Et c’est parfaitement normal.

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Pour fédérer cette colère, les syndicats et certaines organisations politiques de gauche radicale ont choisi de se regrouper sous un slogan simple, efficace... mais qui peut déboucher sur un cul-de-sac. Ce slogan, c’est : « interdisons les licenciements ! »

Ce slogan a un avantage : il embraye directement sur la revendication instinctive des masses. Ce que veulent les travailleurs, aujourd’hui, fondamentalement, c’est qu’on interdise au capitalisme mondialisé de continuer à ravager leurs vies. Le retour de cette notion d’interdiction est une bonne chose, parce qu’il veut dire, tout simplement, que la contrainte exercée par l’Etat est réhabilitée. On sort des rêveries anarchisantes bon enfant : il y a une force prédatrice, le capitalisme, et en face un peuple, victime de cette prédation, qui cherche à prendre le contrôle de l’Etat, seule instance capable de maîtriser le prédateur, de lui faire entendre raison, par force si nécessaire. Cela, c’est le côté positif de la démarche, ce qui fait qu’elle dit quelque chose d’intéressant.

Mais ce slogan a aussi trois inconvénients. Le premier, c’est qu’il est porté en grande partie par des organisations qui, par ailleurs, ne construisent pas le cadre idéologique permettant de le mettre en pratique. « Interdire les licenciements », comme ça, dans l’absolu, sans l’appareillage de mesures qui permettent effectivement le retour de l’Etat, et d’un Etat sain, maîtrisé par le peuple, cela ne veut pas dire grand-chose. Il ne sert pas à grand-chose d’expliquer à l’Etat français qu’il doit interdire aux grandes entreprises de licencier si, pour commencer, on ne rend pas à l’Etat français, donc à la Nation, la possibilité de fermer le marché aux capitalistes qui refuseraient de se plier aux nouvelles règles du jeu. Veut-on l’action des Etats européens, dans leur ensemble ? Même remarque : l’Union Européenne, sur le plan économique, n’est plus aujourd’hui qu’une subdivision de l’OMC. Interdisez aux entreprises mondialisées de licencier en Europe, et elles mettront en faillite leurs filiales européennes, tout bonnement. Tant que vous n’aurez pas réhabilité le protectionnisme, européen si possible, français par défaut, vous n’interdirez rien du tout à ces gens-là. Il n’y a pas de retour de l’Etat possible sans retour préalable de la Nation, ou, encore mieux, de l’Europe des Nations.

D’où la question inévitable : si certaines organisations, imprégnées d’esprit mondialiste, refusent d’évoquer la question du protectionnisme tout en soutenant un slogan qui n’est applicable que dans le cadre protectionniste, ces organisations ne canalisent-elles pas la révolte vers une voie sans issue ? Veulent-elles, ces organisations, une improbable, parfaitement improbable action à l’échelle globale, pour l’égalité à l’échelle mondiale ? C’est une plaisanterie : offrez aux capitalistes occidentaux la possibilité d’appliquer aux européens des normes chinoises, même très améliorées, et ils vous remercieront !

Le deuxième inconvénient de ce slogan, c’est qu’il révèle en creux l’inexistence de tout projet alternatif à celui promu par les classes dirigeantes. « Interdisez les licenciements », cela ne veut-il pas dire, au fond, « laissez-nous au moins le droit de continuer à nous aliéner moyennant finance » ? Ce slogan est dangereux en cela qu’il laisse penser que les manifestants demandent qu’on leur laisse le bénéfice de leur situation présente - ce qui sous-entend qu’ils en sont satisfaits. N’est-ce pas là, au fond, une logique de petits rentiers, en guerre contre les grands rentiers ? Soyons brutaux : quand un travailleur français payé au tarif français demande l’interdiction des licenciements, contre la logique de croissance productive, laquelle joue en faveur des travailleurs asiatiques (plus productifs car plus jeunes, et moins bien payés évidemment), n’avoue-t-il pas que le travail européen a, dans l’état actuel des choses, cessé de se placer du côté du progrès matériel, à l’échelle globale ? En ce sens, « interdisons les licenciements » n’est-il pas, au fond, un slogan profondément réactionnaire ?

D’où une deuxième question inévitable : où est le projet promu par les organisations qui appellent à scander ce slogan ? Quelle est leur projet alternatif face à la mondialisation néolibérale ? Quelle vision du développement technologique et économique ? L’histoire européenne est fondamentalement l’histoire des peuples libres, qui veulent se rendre maîtres de leur monde, au lieu qu’il soit leur maître. En quoi l’interdiction des licenciements ouvre-t-elle, en elle-même, la porte à cet avenir européen retrouvé ? En quoi inscrit-il le prolétariat européen dans le sens prométhéen de l’histoire européenne ? Où est le grand projet de construction de l’avenir, que nous voulons opposer au projet mondialiste des néolibéraux ? Interdire les licenciements, d’accord, mais après ? Et tout ramener à ce slogan unique, n’est-ce pas, déjà, jouer sur le terrain de l’ennemi, reconnaître qu’on ne demande, au fond, qu’une place au bas bout de sa table ? Alors soyons clair : pour nous, ce qui est grave dans le comportement de nos « élites », ce n’est pas qu’elles soient corrompues, c’est qu’elles se sont révélées incapables. Nous ne sommes pas là pour dire que nous voulons qu’ils nous laissent les miettes du gâteau, nous sommes là pour qu’ils nous laissent la charge de le confectionner. Nous avons un avenir à construire, et cet avenir, nous le construirons, au besoin en leur passant sur le corps, voilà bien de quoi il s’agit.

Enfin, troisième inconvénient de ce slogan (et le moindre) : il est au fond inapplicable. Il ne s’agit pas d’interdire les licenciements, mais d’interdire qu’on crée les conditions d’une réduction dramatique des capacités de production. Si une industrie, l’automobile par exemple, est en phase de déclin, va-t-on interdire aux constructeurs de licencier ? Non, ce qu’il faut, c’est donner aux travailleurs et à leur encadrement légitime (techniciens, ingénieurs, gestionnaires compétents) les moyens de reconvertir cette industrie vers de nouveaux marchés, à l’aide de nouvelles technologies.

On dira : c’est une solution de court terme, pour empêcher les ravages du capitalisme mondialisé. Soit. Mais même à court terme, à plus petite échelle, cette solution produirait très vite des effets malthusiens - par exemple, tout simplement, en faisant couler de nombreuses PME - qui risquent d’être victimes d’un programme de ce type, laissant place nette, pour le coup, aux grands groupes mondialisés, tout heureux de s’engouffrer dans le désert créé par des mesures pseudo-révolutionnaires, en réalité mal pensées. C’est quelque chose, n’est-ce pas, que nous avons déjà vu...

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Alors faut-il participer aux manifestations et reprendre le slogan « Interdiction des licenciements ! » Réponse : oui, il faut y participer pour expliquer, partout, autour de soi, qu’on n’est pas là pour avoir le droit de continuer à s’aliéner. On est là pour éjecter du pouvoir une élite incompétente, incapable de construire le progrès dont l’avenir a besoin, et qui doit donc passer la main, de gré ou de force. On est là parce que l’élite future, c’est de nos rangs qu’elle jaillira - de nos rangs à nous, les rangs des travailleurs, des techniciens, des producteurs, et pas des rangs des marchands, des banquiers et des sangsues.

Il faut y aller pour ne pas laisser la rue au NPA, ce parti cul-de-sac. Il faut y aller parce que nous sommes aux côtés de nos frères et de nos sœurs spoliés, plus que jamais, car ils ont besoin de nous. Il faut y aller pour dire clairement que nous nous battrons autant qu’il faudra et le temps qu’il faudra, parce que l’avenir est à nous.

Michel Drac pour E&R